Salut ,
Juste pour meubler notre discussion....
"....On lit dans un livre dangereux fait avec beaucoup d’art(75): « Saint Matthieu et saint Luc donnent chacun une généalogie de Jésus-Christ différente et pour qu’on ne croie pas que ce sont de ces différences légères qu’on peut attribuer à méprise ou inadvertance, il est aisé de s’en convaincre par ses yeux en lisant Matthieu, au chap. i, et Luc, au chap. iii: on verra qu’il y a quinze générations de plus dans l’une que dans l’autre: que depuis David elles se séparent absolument; qu’elles se réunissent à Salathiel, mais qu’après son fils elles se séparent de nouveau, et ne se réunissent plus qu’à Joseph.
« Dans la même généalogie, saint Matthieu tombe encore dans une contradiction manifeste: car il dit qu’Osias était père de Jonathan, et dans les Paralipomènes, livre Ier, chap. iii, v. 11 et 12, on trouve trois générations entre eux, savoir: Joas, Amazias, Azarias, desquels Luc ne parle pas plus que Matthieu. De plus, cette généalogie ne fait rien à celle de Jésus, puisque, selon notre loi, Joseph n’avait eu aucun commerce avec Marie. »
Pour répondre à cette objection faite depuis le temps d’Origène, et renouvelée de siècle en siècle, il faut lire Julius Africanus. Voici les deux généalogies conciliées dans la table suivante, telle qu’elle se trouve dans la Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques.
DAVID
Salomon et ses descendants, rapportés par saint Matthieu. Nathan et ses descendants, rapportés par saint Luc.
ESTHA
Mathan, premier mari. Melchi, ou plutôt Mathat, second mari.
Jacob, fils de Mathan, premier mari. Leur femme commune, dont on ne sait point le nom; mariée premièrement à Héli, dont elle n’a point eu d’enfant, et ensuite à Jacob son frère. Héli.
Joseph, fils naturel de Jacob. Fils d’Héli, selon la loi
Il y a une autre manière de concilier les deux généalogies par saint Épiphane.
Suivant lui, Jacob Panther, descendu de Salomon, est père de Joseph et de Cléophas.
Joseph a de sa première femme six enfants: Jacques, Josué, Siméon, Juda, Marie et Salomé.
Il épouse ensuite la vierge Marie, mère de Jésus, fille de Joachim et d’Anne.
Il y a plusieurs autres manières d’expliquer ces deux généalogies. Voyez l’ouvrage de dom Calmet, intitulé Dissertation où l’on essaye de concilier saint Matthieu avec saint Luc sur la généalogie de Jésus-Christ.
Les mêmes savants incrédules qui ne sont occupés qu’à comparer des dates, à examiner les livres et les médailles, à confronter les anciens auteurs, à chercher la vérité avec la prudence humaine, et qui perdent par leur science la simplicité de la foi, reprochent à saint Lue de contredire les autres Évangiles, et de s’être trompé dans ce qu’il avance sur la naissance du Sauveur. Voici comme s’en explique témérairement l’auteur de l’Analyse de la religion chrétienne (page 23):
« Saint Luc dit que Cyrénius avait le gouvernement de Syrie lorsque Auguste fit faire le dénombrement de tout l’empire. On va voir combien il se rencontre de faussetés évidentes dans ce peu de mots. 1° Tacite et Suétone, les plus exacts de tous les historiens, ne disent pas un mot du prétendu dénombrement de tout l’empire, qui assurément eût été un événement bien singulier, puisqu’il n’y en eut jamais sous aucun empereur; du moins aucun auteur ne rapporte qu’il y en ait eu. 2° Cyrénius ne vint dans la Syrie que dix ans après le temps marqué par Luc; elle était alors gouvernée par Quintilius Varus, comme Tertullien le rapporte, et comme il est confirmé par les médailles. »
On avouera qu’en effet il n’y eut jamais de dénombrement de tout l’empire romain, et qu’il n’y eut qu’un cens de citoyens romains, selon l’usage. Il se peut que des copistes aient écrit dénombrement pour cens. A l’égard de Cyrénius, que les copistes ont transcrit Cyrinus, il est certain qu’il n’était pas gouverneur de la Syrie dans le temps de la naissance de notre Sauveur, et que c’était alors Quintilius Varus mais il est très naturel que Quintilius Varus ait envoyé ou Judée ce même Cyrénius qui lui succéda, dix ans après, dans le gouvernement de la Syrie. On ne doit point dissimuler que cette explication laisse encore quelques difficultés.
Premièrement, le cens fait sous Auguste ne se rapporte point au temps de la naissance de Jésus-Christ.
Secondement, les Juifs n’étaient point compris dans ce cens. Joseph et son épouse n’étaient point citoyens romains. Marie ne devait donc point, dit-on, partir de Nazareth, qui est à l’extrémité de la Judée, à quelques milles du mont Thabor, au milieu du désert, pour aller accoucher à Bethléem, qui est à quatre-vingts milles de Nazareth.
Mais il se peut très aisément que Cyrinus ou Cyrénius étant venu à Jérusalem de la part de Quintilius Varus pour imposer un tribut par tête, Joseph et Marie eussent reçu l’ordre du magistrat de Bethléem de venir se présenter pour payer le tribut dans le bourg de Bethléem, lieu de leur naissance: il n’y a rien là qui soit contradictoire.
Les critiques peuvent tâcher d’infirmer cette solution, en représentant que c’était Hérode seul qui imposait les tributs; que les Romains ne levaient rien alors sur la Judée; qu’Auguste laissait Hérode maître absolu chez lui, moyennant le tribut que cet Iduméen payait à l’empire. Mais on peut dans un besoin s’arranger avec un prince tributaire, et lui envoyer un intendant pour établir de concert avec lui la nouvelle taxe.
Nous ne dirons point ici, comme tant d’autres, que les copistes ont commis beaucoup de fautes, et qu’il y en a plus de dix mille dans la version que nous avons. Nous aimons mieux dire, avec les docteurs et les plus éclairés, que les Évangiles nous ont été donnés pour nous enseigner à vivre saintement, et non pas à critiquer savamment.
Ces prétendues contradictions firent un effet bien terrible sur le déplorable Jean Meslier, curé d’Étrépigny et de But en Champagne: cet homme, vertueux à la vérité, et très charitable, mais sombre et mélancolique, n’ayant guère d’autres livres que la Bible et quelques Pères, les lut avec une attention qui lui devint fatale: il ne fut pas assez docile, lui qui devait enseigner la docilité à son troupeau. Il vit les contradictions apparentes, et ferma les yeux sur la conciliation. Il crut voir des contradictions affreuses entre Jésus né Juif, et ensuite reconnu Dieu; entre ce Dieu connu d’abord pour le fils de Joseph, charpentier, et le frère de Jacques, mais descendu d’un empyrée qui n’existe point, pour détruire le péché sur la terre, et la laissant couverte de crimes; entre ce Dieu né d’un vil artisan, et descendant de David par son père qui n’était pas son père; entre le créateur de tous les mondes, et le petit-fils de l’adultère Bethsabée, de l’impudente Ruth, de l’incestueuse Thamar, de la prostituée de Jéricho, et de la femme d’Abraham ravie par un roi d’Égypte, ravie ensuite à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Meslier étale avec une impiété monstrueuse toutes ces prétendues contradictions qui le frappèrent, et dont il lui aurait été aisé de voir la solution pour peu qu’il eût eu l’esprit docile. Enfin sa tristesse s’augmentant dans sa solitude, il eut le malheur de prendre en horreur la sainte religion qu’il devait prêcher et aimer; et, n’écoulant plus que sa raison séduite, il abjura le christianisme par un testament olographe, dont il laissa trois copies à sa mort, arrivée on 1732. L’extrait de ce testament(76) a été imprimé plusieurs fois, et c’est un scandale bien cruel. Un curé qui demande pardon à Dieu et à ses paroissiens, en mourant, de leur avoir enseigné des dogmes chrétiens! un curé charitable qui a le christianisme en exécration, parce que plusieurs chrétiens sont méchants, que le faste de Rome le révolte, et que les difficultés des saints livres l’irritent! un curé qui parle du christianisme comme Porphyre, Jamblique, Épictète, Marc-Aurèle, Julien! et cela lorsqu’il est prêt de paraître devant Dieu! Quel coup funeste pour lui et pour ceux que son exemple peut égarer!
C’est ainsi que le malheureux prédicant Antoine(77), trompé par les contradictions apparentes qu’il crut voir entre la nouvelle loi et l’ancienne, entre l’olivier franc et l’olivier sauvage, eut le malheur de quitter la religion chrétienne pour la religion juive; et, plus hardi que Jean Meslier, il aima mieux mourir que se rétracter.
On voit, par le testament de Jean Meslier, que c’étaient surtout les contrariétés apparentes des Évangiles qui avaient bouleversé l’esprit de ce malheureux pasteur, d’ailleurs d’une vertu rigide, et qu’on ne peut regarder qu’avec compassion. Meslier est profondément frappé des deux généalogies qui semblent se combattre; il n’en avait pas vu la conciliation; il se soulève, il se dépite, en voyant que saint Matthieu fait aller le père, la mère, et l’enfant en Égypte après avoir reçu l’hommage des trois mages ou rois d’Orient, et pendant que le vieil Hérode, craignant d’être détrôné par un enfant qui vient de naître à Bethléem fait égorger tous les enfants du pays pour prévenir cette révolution. Il est étonné que ni saint Luc, ni saint Jean, ni saint Marc, ne parlent de ce massacre. Il est confondu quand il voit que saint Luc fait rester saint Joseph, la bienheureuse vierge Marie, et Jésus notre Sauveur, à Bethléem, après quoi ils se retirèrent à Nazareth. Il devait voir que la sainte famille pouvait aller d’abord en Égypte, et quelque temps après à Nazareth, sa patrie.
Si saint Matthieu seul parle des trois mages et de l’étoile qui les conduisit du fond de l’Orient à Bethléem, et du massacre des enfants; si les autres évangélistes n’en parlent pas, ils ne contredisent point saint Matthieu; le silence n’est point une contradiction.
Si les trois premiers évangélistes, saint Matthieu, saint Marc et saint Luc, ne font vivre Jésus-Christ que trois mois depuis son baptême en Galilée jusqu’à son supplice à Jérusalem; et si saint Jean le fait vivre trois ans et trois mois, il est aisé de rapprocher saint Jean des trois autres évangélistes, puisqu’il ne dit point expressément que Jésus-Christ prêcha en Galilée pendant trois ans et trois mois, et qu’on l’infère seulement de ses récits. Fallait-il renoncer à sa religion sur de simples inductions, sur de simples raisons de controverse, sur des difficultés de chronologie?
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Extrait de:
CONSTANTIN. - Dictionnaire philosophique ,oeuvre de Voltaire.