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Soufisme: le cœur battant de l’Islam
par Bruno Dassa
dimanche 17 juillet 2016
Soufisme: le cœur battant de l’Islam
Tradition multiséculaire répandue dans le monde entier, le soufisme n’apparaît pas comme une pratique unique, mais bien plutôt comme une façon d’être au monde. Se présentant comme le cœur battant de l’Islam, il a fait sien cette parole (hadith) de son Prophète : « n’insultez pas le siècle, car Dieu est le siècle ». Dans ce sens, et à l’opposé de tout dogmatisme, il a toujours su adapter les formes de son message au contexte dans lequel il était formulé, sans jamais en corrompre l’esprit.
Pour utiliser une image, si l’eau de la connaissance est une, les fleurs auxquelles elle donne naissance sont diverses et variées, en fonction notamment du sol qui la reçoit. De la même manière, les soufis disent que la vérité est une, mais que les paroles sont multiples. C’est en ce sens qu’on a pu les désigner sous le nom de « fils de l’instant », sachant que dans la langue arabe, c’est le même terme (waqt) qui désigne à la fois le temps, l’époque, et l’instant qui passe.
Dépouillement et Orientation
Le Coran encourage le croyant à méditer sur les signes que Dieu a disposé pour lui, sur la terre et dans le ciel. Pour décrypter ces signes, le soufi[1] investit sa réalité quotidienne d’une intention et d’une concentration particulières, qui le placent dans un état de conscience permettant à la révélation de s’actualiser en lui à chaque instant, par inspiration.
Lorsque l’on veut qu’un miroir réfléchisse parfaitement la lumière du soleil, il faut effectuer deux opérations : d’abord nettoyer ce miroir, puis l’orienter vers le soleil. De la même manière, le soufi s’attache d’abord à polir le miroir de son Cœur[2]. Pour cela, il s’efforce de le dépouiller des images éphémères, c’est-à-dire de tout ce qui n’est pas Dieu, pour parvenir à un état de dénuement et de réceptivité qui laissera la lumière divine se réfléchir sans ombres.
C’est d’ailleurs dans ce sens que la Tradition affirme que le Prophète ne produisait pas d’ombre. Pour orienter le miroir vers la lumière du soleil, le soufi s’efforce ensuite de se concentrer tout entier et uniquement sur la présence divine, en écartant tout ce qui pourrait l’en distraire. Il est intéressant à cet égard de noter que dans la langue arabe, les termes qui désignent la concentration (huddur) et la présence divine (hadra) proviennent de la même racine.
A notre époque où l’organisation de la société vise plutôt à la distraction des individus, à l’instar d’une télévision qui passe sans cesse d’une image à l’autre, on peut concevoir que la concentration dont il est question ici, cette tension permanente sur l’essentiel, puisse amener le soufi à une autre perception du temps, et donc de la notion même de réalité.
La profession de foi musulmane, qui est utilisée comme l’une des principales modalités d’invocation (dhikr) dans les confréries soufies, peut apparaître comme une illustration de ce double mouvement fait de polissage, puis d’orientation. Elle consiste à témoigner : la ilaha illa lah, ce qui signifie « il n’y a pas de divinité si ce n’est la Divinité ». On y distingue donc une première partie que l’on pourrait qualifier de négation de la divinité en tant que genre (la ilaha : il n’y a pas de divinité) qui permet, en quelque sorte par contraste, de donner tout son sens à l’affirmation de l’unicité qui est contenue dans la seconde partie (illa llah : sauf / en dehors de / si ce n’est la divinité).
Ici encore, il s’agit d’abord de se débarrasser de toutes nos idoles, pour pouvoir ensuite se tourner vers Dieu. Cette notion de pureté du miroir du cœur, c’est-à-dire du réceptacle qui est amené à recevoir l’influence divine, peut d’ailleurs être mise en parallèle avec la virginité de la Vierge Marie, ou avec l’illettrisme du Prophète. Dans les deux cas, la pureté du miroir est garante de la pureté de l’image qui s’y reflète, et donc de la transmission qui sera faite par la suite du Verbe divin. Les mots se gravent avec plus de netteté sur une surface totalement vierge.
Orient et Occident
Les rituels de l’islam sont essentiellement rattachés au mouvement des astres dans le ciel. Du fait de sa liaison avec le calendrier lunaire, un même rituel peut se situer au cours du temps à différents moments de notre année solaire : ainsi le mois sacré de ramadan pourra-t-il avoir lieu, selon les années, au cœur de l’hiver aussi bien qu’en plein été. De la même manière, mais cette fois en liaison avec le calendrier solaire, les horaires des prières se déplacent dans la journée au cours des saisons, leur amplitude s’élargissant en été pour se rétrécir en hiver. Tous ces éléments contribuent à ancrer les musulmans dans une perception du temps cosmique, au caractère cyclique évident pour tous.
A l’opposé, notre société occidentale s’est habituée à une conception du temps linéaire, marquée par des rituels positionnés au cours de l’année une fois pour toutes à dates fixes, et par un temps que l’on pourrait croire asservi aux clochers, horloges, montres et pendules qui nous entourent. Il est d’ailleurs symptomatique à cet égard de constater que l’on a pu décider un jour d’établir une heure pour l’été, et une autre pour l’hiver. Si l’homme apparaît soumis au temps en orient, l’occident moderne prétend au contraire le soumettre à son emprise, comme pour mieux s’en libérer. Face à cette conception volontariste, il n’est pas étonnant que les orientaux aient souvent été taxés de fatalisme par les auteurs et les touristes occidentaux.
Titus Burckart explique que « le Secret de la spiritualité islamique réside dans la servitude foncière, ontologique, de l’homme par rapport à Dieu : plus tu t’en remets à Lui, plus Il te prend en charge ; plus tu te délestes de toi-même, plus Il t’investit ; plus tu t’abaisses, plus Il t’élève ». Loin de tout fatalisme, il s’agit bien ici d’adopter une attitude pleinement active, mais sans pour autant s’attacher au résultat de cette action.
Pour les soufis, il est aussi essentiel d’agir dans le sens de ce qui nous semble juste, que d’accepter par avance le fait que le résultat de cette action soit différent de celui escompté. Ibn Ata Allah écrit dans ses Hikams : « L’insouciant se réveille en se disant : que vais-je faire ? Et le sage : que va faire Dieu de moi ? ». Et il ajoute : « Il n’y a pas plus ignorant que celui qui voudrait qu’advienne dans l’instant autre chose que ce que Dieu y manifeste ».
Intuition et déduction
Le soufisme vise donc à une connaissance intuitive de Dieu, c’est à dire à une connaissance immédiate, sans intermédiaire. Or, comme l’écrit Titus Burckart, « La pensée n’est capable de synthèse qu’en se dépouillant de l’aspect immédiat des choses ». Pour raisonner sur une chose, il faut pouvoir disposer d’un minimum de recul par rapport à elle, recul que l’expérience immédiate ne permet pas. Cette antinomie naturelle entre la raison, dans l’acception occidentale moderne de « mental », et l’intuition spirituelle, peut d’ailleurs être retournée pour devenir une clé de la progression spirituelle. En effet, pour « faire décrocher le mental », il suffit de le détacher de la temporalité sur laquelle il s’appuie.
Non pas dans le sens d’une déstructuration psychique, où tout repère temporel est souvent aboli, mais dans le sens d’une concentration de l’attention sur l’instant. Pour illustrer ceci, les soufis aiment à raconter des histoires telles que celle du soufi et du grammairien. Un jour que ces deux personnages se trouvaient sur un bateau, le second demanda au premier : « As-tu étudié la grammaire ? ». A la réponse négative du soufi, le grammairien conclut : « Dans ce cas tu as perdu la moitié de ta vie », montrant par là toute l’importance qu’il accordait à cette science. Alors le soufi lui demanda : « As-tu appris à nager ? ». Quand le savant lui eut répondit « non », il lui dit simplement : « Dans ce cas tu as perdu toute ta vie. Le bateau coule… ! ».
Il ne s’agit donc pas ici d’une connaissance qui ressortirait de la raison. On peut à cet égard mentionner la réponse que le grand soufi Ibn Arabi fit parvenir à un éminent théologien qui lui affirmait avoir découvert soixante-dix preuves irréfutables de l’existence de Dieu : « Si tu l’avais connu, tu n’aurais pas éprouvé le besoin de le prouver ».
La réalité de l’expérience vécue ne réclame aucune preuve. Et Ibn Ata Allah d’ajouter : « Quelle distance entre celui qui prouve par Lui, et celui qui cherche à Le prouver ! Le premier reconnaît la vérité là où elle est, et affirme tout par l’existence de son principe. Le second, en prouvant Dieu, montre combien il est loin de Lui. Sinon, quand a-t-Il été absent, pour qu’il faille Le prouver ? Ou quand a-t-Il été lointain, pour que ce soient les créatures qui mènent à Lui ? ».
Par sa nature même, l’intuition spirituelle s’oppose à la déduction rationnelle, et cette différence de mode d’appréhension explique la distinction que les soufis établissent entre le simple savoir et la connaissance véritable. Contrairement aux savants, leur langage est celui de la vision et du dévoilement, non celui de l’analyse et de la synthèse. Ils distinguent « la science de la certitude », « l’œil de la certitude », et « la vérité de la certitude ».
Ainsi, admettons que nous n’ayons jamais vu la mer, et que quelqu’un nous la décrive : nous pourrons nous en faire une idée. Si un jour nous pouvons la voir de nos propres yeux, alors nous pourrons en plus avoir une vision précise de ce à quoi elle ressemble, et donc être à même de la décrire et de la reconnaître. Pourtant, ce n’est que lorsque nous nous serons plongés dedans nous-mêmes que nous connaîtrons toute la réalité de ce qu’est la mer. De la même façon, la connaissance véritable est toujours liée à une expérience directe, et c’est en ce sens que le soufisme a souvent été décrit comme « la science du goût et des états ».
Une parole du Prophète (hadith) célèbre est souvent utilisée par les soufis pour décrire le domaine qui est le leur ; il s’agit de ce que l’on appelle le Hadith de Jibril (voir encadré). Selon cette parabole, la science de l’Islam est du domaine de la jurisprudence (fiqh), et celle de l’Iman appartient à la théologie (kalam). Seule la science de l’Ihsan ressort en propre du soufisme.
Devenir le fils de l’instant
Nous avons vu que pour échapper aux réflexions et aux questionnements incessants du mental, le soufi s’efforce de concentrer sa conscience sur l’instant qui passe, dans toute sa plénitude. Dans les faits, ce silence psychique et cette concentration du Cœur l’amènent à découvrir la présence divine dans tout ce qui l’environne, et avec elle, à découvrir l’activité incessante de la grâce.
Ce que la plupart nomment coïncidences ou hasard deviennent pour lui des signes de la part de son Seigneur. Et cette découverte le conduit peu à peu à « lâcher-prise », car comme le dit Ibn Ata Allah « Déleste-toi du gouvernement de toi-même : ce dont un autre se charge pour toi, ne le fais pas pour toi-même ».
Faouzi Skali écrit pour sa part dans Traces de lumière : « Ce que tu sais est déjà du passé, et ce que tu dois savoir n’est pas encore né. Laisse ton cœur accueillir la connaissance qui viendra en son temps » . Et de réciter ce poème : « Ô Ami, cesse de chercher le pourquoi et le comment ; cesse de faire tourner la roue de ton âme. Là même où tu te trouves, en cet instant tout t’est donné, dans la plus grande perfection. Accepte ce don, presse le jus de l’instant qui passe. »
La convenance de l’instant
Chaque instant possède aussi sa convenance, et celle-ci doit être respectée. Cette convenance vis à vis de l’instant réside dans l’adoption de l’attitude juste. Ibn Ata Allah affirme que « Les droits des œuvres dont le temps est fixé peuvent toujours être rattrapés ; mais les droits du moment ne peuvent se rattraper ». Ainsi, ce que l’instant exige de nous est prioritaire par rapport à ce que nous avions prévu et programmé, comme ceci apparaît de manière évidente dans le cas du bateau qui coule.
S’attachant à conserver la primauté de l’esprit sur la lettre, le soufi saura modifier son programme si les circonstances l’exigent. Et ceci est aussi valable pour les obligations rituelles : car si la prière peut toujours être rattrapée, l’hospitalité impose de répondre sans délai aux besoins des invités qui arrivent.
Les soufis parlent du « sabre » du temps, et affirment que « le temps est pour toi ou contre toi : chaque souffle qui passe ne peut être remplacé, et chaque souffle qui vient a sa propre exigence ». A partir du moment où les circonstances sont perçues comme le reflet de la volonté divine, les obligations qu’elles imposent passent avant nos propres désirs. A l’image de la Révélation elle-même, l’instant apparaît comme un discriminant (furqan) qui sépare les hommes, entre ceux qui écoutent Son appel et ceux qui y restent sourds. Le sage est celui qui reste vigilant aux exigences de l’instant.
La dimension éternelle de l’instant soufi
L’éternité n’est pas de ce monde ; on ne peut la goûter véritablement qu’au creux de l’instant qui passe. En effet, chaque instant contient la présence divine, mais c’est l’homme qui en est absent. En s‘immergeant dans l’instant, le soufi rejoint l’éternel. Comme l’écrit encore Titus Burckart, « Si le souvenir peut évoquer le passé dans le présent, c’est que le présent contient virtuellement toute l’extension du temps. Et c’est cela que réalise l’invocation soufie (dhikr) : au lieu de se reporter horizontalement au passé, elle s’adresse verticalement aux essences qui régissent le passé comme l’avenir ». La plongée de l’âme au fond de l’instant permet de renouer le contact avec le divin, et par là, avec l’éternité. Le fait même d’effacer notre ego permet à la conscience de s’ouvrir, et d’être de nouveau irradiée par les Lumières divines.
Ainsi, notre ignorance apparaît liée à notre absence de l’instant. La connaissance est présente, à notre portée à chaque instant. Au verset coranique « Je suis plus proche de vous que votre artère jugulaire », Ibn Ata allah renvoie cet appel déchirant : « Ô mon Dieu, comme tu es proche de moi, et comme je suis loin de Toi ! ».
Pour terminer, il faut souligner que l’expression que les soufis utilisent eux-mêmes pour se désigner sous le rapport du temps est en réalité « le fils de Son instant » (ibn waqtihi). Il ne s’agit donc pas ici de se blottir au creux de l’instant pour échapper au passé ou à l’avenir, mais bien plutôt d’immerger volontairement sa conscience dans Son instant pour mieux comprendre Dieu, et pour se rapprocher de Lui.
Leur objectif est d’être sans cesse « extérieurement avec les hommes, et intérieurement avec Dieu ». Dans cette optique, ce qui importe n’est pas le passé ou l’avenir, mais notre état actuel, et l’instant qui se présente à nous, avec tous ses possibles. Les soufis s’efforcent de s’occuper uniquement de ce qui leur incombe face à ce moment. Et pour ceux qui les regardent vivre, c’est peut-être cela qui leur confère comme un surcroît de présence.
Pour être tout à fait exact, il faut préciser que seul celui qui est parvenu à la réalisation spirituelle peut véritablement être qualifié de « soufi ». Néanmoins, par souci de commodité, nous continuerons à employer également ce vocable pour désigner le simple cheminant sur cette voie spirituelle.
Il ne s’agit pas ici du cœur physique, mais du Cœur en tant que centre de l’être, qui désigne pour les soufis le lieu de l’intuition spirituelle et de la communication avec le divin.
http://oumma.com/Le-fils-de-l-instant
le fils de l'instant
le fils de l'instant
Ecrit le 18 juil.16, 19:50Ne pas railler, ne pas déplorer ni maudire, mais comprendre. Baruch Spinoza
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