Viscéralement attaché à l'éthique de responsabilité qui engage à s'interroger sur les conséquences prévisibles de ses actions et de ses engagements, Pascal Bruckner n'a jamais varié.
Après l'absurde procès qu'il a subi, il est plaisant de lire ce texte limpide de Pascal Bruckner. Son dernier livre, Un racisme imaginaire. Islamophobie et culpabilité (Grasset), constitue en effet une mise au point nécessaire concernant la novlangue qui a envahi le débat public sur la question de l'islamophobie.
L'essayiste prolifique démontre une nouvelle fois qu'il sait éclairer une problématique en visant son centre avec virtuosité. Que trouve-t-on au fond de la démonstration de Pascal Bruckner? Le paradoxe qui tue lentement la cohésion sociale européenne: nous faisons l'apologie chez les autres de ce que nous rejetons dans notre propre Histoire. Nombreux sont nos intellectuels qui n'ont pas de mots assez durs (à juste titre) pour justifier les tenants des sociétés fermées au XXe siècle. Ils ne manquent jamais de mettre en cause tous les zélateurs des modèles fascisants et les théoriciens du nationalisme ethnique, enraciné dans l'apologie du "sang" et des "morts". Ils dénoncent pareillement l'intégrisme catholique qui fut le premier ennemi des Lumières tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle.
Mais face au fondamentalisme musulman, à l'islam radical, ils font preuve d'une constante complaisance. La haine de soi qui dévore l'Europe est telle que ceux qui viennent des nations des anciens "damnés de la Terre" (le Tiers-Monde) et entendent venir à bout du modèle démocratique libéral sont absous d'avance.
L'auteur indique que la "classe intellectuelle" s'attache finalement à justifier sa soumission. La question qu'il pose est en effet centrale. "Comment une société en vient-elle à célébrer ceux qui veulent la détruire? Par la manipulation symbolique des hécatombes, par un syndrome de Stockholm reformulé en termes de subversion". L'exemple qu'il donne à l'appui de ce jugement fait froid dans le dos: en mai 2016, un collectif d'artistes danois tenta d'organiser une exposition intitulée "Martyrs", à Copenhague, pour y mettre à l'honneur les frères El Bakraoui, kamikazes des attentats de Bruxelles...
Ce que Pascal Bruckner dénonce dans ces pages, c'est un islamo-gauchisme ravageur qui offre une légitimité à la barbarie par haine de l'Occident et du capitalisme. Les auteurs des attentats seraient en fait des victimes de l'impérialisme brutal des Américains et des Européens... Cette indigente culture de l'excuse ne révèle qu'une autre forme de mépris pour des individus que l'on refuse de considérer comme des consciences libres et responsables. Il souligne par ailleurs à quel point le véritable racisme se cache désormais sous les mots de l'antiracisme, à commencer par un antisémitisme violent.
Au bout du compte, Bruckner va chercher derrière le jihadisme la véritable intolérance qui se cache sous la dénonciation malhonnête d'une islamophobie majoritairement inexistante dans notre pays.
Par conséquent, il faut être plus circonspect vis-à-vis de tout ce qui veut nous faire croire que l'identité de notre civilisation heurte l'Autre, y compris lorsqu'il prend la décision de vivre sur notre sol. De ce point de vue, l'une des conclusions de l'auteur de l'essai intitulé Le Sanglot de l'homme blanc est capitale : "La France est aussi détestée par les intégristes non parce qu'elle opprime les musulmans mais parce qu'elle les libère". Notre mémoire historique ne peut être sélective et il paraît évident que nous portons en nous, comme nation, l'intégralité des épisodes qui nous précédèrent. Nous apprécions certaines périodes, et d'autres beaucoup moins. Chacun porte un regard spécifique sur ce passé, et l'évalue comme il l'entend. En tout état de cause, la culpabilisation permanente face au monde musulman est une impasse, et le multiculturalisme complaisant une imposture, ainsi que l'affirme lucidement Bruckner :Bruckner a écrit :"La guerre contre le terrorisme, écrit-il, est à la fois une nécessité absolue et un leurre. Tandis que nous affrontons les djihadistes, salafistes, wahhabites, Frères musulmans poussent leurs pions, imposent leurs vues et leurs coutumes vestimentaires, multiplient les provocations, désagrègent l'islam du milieu, écartent les imams modérés. Ils remportent la bataille sémantique et la guerre des esprits".
¸Bruckner a écrit :"Le multiculturalisme, quand il est de pure provenance, n'est peut-être rien d'autre que cela: un appartheid choisi où l'on retrouve les accents attendris des riches expliquant aux pauvres que l'argent ne fait pas le bonheur: à nous les fardeaux de la liberté, de l'invention de soi, de l'égalité entre les hommes et les femmes, à vous les joies de la coutume, des mariages forcés, du voile, du burkini, de la polygamie, de l'excision.
Il dérive de tout cela que les thèses d'Olivier Roy sur l'islamisation de la radicalité n'ont guère de sens aux yeux de Pascal Bruckner. Gilles Kepel insiste légitimement sur le fait que la motivation religieuse ne doit pas être balayée dans l'analyse de la violence politique à laquelle nous faisons face. Ce qu'il faut impérativement comprendre, c'est qu'un bourreau de l'Etat islamique comme "Djihadi John" n'est pas exclusivement une brute assoiffée de sang (ce qu'il est indiscutablement, mais pas seulement). Il est l'expression d'une idéologie totalitaire qui a puisé sa matière première dans la version salafiste de l'islam. Cela ne veut absolument pas dire que l'on peut réduire cette religion à cette interprétation intégriste, mais qu'il faut comprendre comment le salafisme a progressé et comment le contrer. Or, il s'avère qu'il s'est nourri de la haine de soi que la France développe depuis plusieurs décennies...
Viscéralement attaché à l'éthique de responsabilité qui engage à s'interroger sur les conséquences prévisibles de ses actions et de ses engagements, Pascal Bruckner n'a jamais varié dans sa volonté de démonter pièce par pièce les mécanismes du politiquement correct et du masochisme collectif le plus malsain. Il réussit brillamment une fois de plus.
Huffington Post