Jihad contre "Croisade"
Guide de la nouvelle guerre pour l’historien
Par Bernard Lewis
Original anglais publié dans le Wall Street Journal, 27 Septembre, 2001, repris par le Jerusalem Post, édition anglaise, du 28/09/01, page A11.
Traduction : A. Baer, revue et corrigée par Menahem Macina pour CJEE.
M. Bernard Lewis est professeur émérite en Etudes Proche-Orientales à l’Université de Princeton. Son livre le plus récent, en Anglais, est : " A Middle East Mosaic : Fragments of Life, Letters, and History " (Random House)
L’utilisation, par le Président Bush, du terme " croisade " pour appeler à un puissant effort conjoint contre le terrorisme était peu heureuse, mais excusable. Dans le langage des occidentaux, ce terme a depuis longtemps perdu son sens originel de "guerre pour la croix" et il est probable que beaucoup n’ont pas conscience que telle est l’origine de ce mot. A présent, "croisade" signifie tout simplement et presque toujours campagne vigoureuse pour une bonne cause. Elle peut être politique ou militaire, bien que ce soit rare ; de manière plus habituelle elle est sociale, morale ou environnementale. Dans l’usage occidental, elle est rarement, voire jamais, religieuse.
Cependant le terme "croisade"touche encore un point sensible au Moyen Orient, où les Croisades sont considérées et présentées comme des événements médiévaux, précurseurs de l’impérialisme européen – agressif, expansionniste et prédateur. Je ne désire ni défendre ni excuser le comportement, souvent atroce, des croisés, à la fois dans leurs pays d’origine et dans les pays qu’ils ont envahis, mais le parallèle impérialiste est hautement trompeur. On peut, de manière plus adéquate, décrire les croisades comme une réponse limitée, tardive et, en dernière analyse, inefficace, au jihad – une tentative sans succès de reconquérir, par une guerre sainte chrétienne, ce qui a été perdu suite àune guerre sainte musulmane.
Du temps des Croisades, quand la Terre Sainte et quelques régions voisines en Syrie furent conquises et, pour un temps, gouvernées par des envahisseurs venus d’Europe, il semble que le monde musulman d’alors n’ait guère été au fait de la nature du mouvement qui avait amené les Européens dans la région. Les croisés établirent au Levant des principautés qui s’adaptèrent au normes de la politique régionale levantine. Même la conquête de Jérusalem par les croisés ne suscita guère d’attention à l’époque, et des appels à plusieurs capitales musulmanes n’eurent aucun écho.
La vraie contre-croisade commença lorsque les croisés – très stupidement – commencèrent à harceler et attaquer les terres sacrées de l’Islam, à savoir le Hedjaz d’Arabie, où se trouvent les villes saintes de La Mecque et Médine, où Mohamed est né, a accompli sa mission, et où il est mort. Dans la vaste historiographie arabe de la période des Croisades, il y a de fréquentes références à ces envahisseurs, qui sont toujours appelés "Francs" ou "infidèles". Les mots "Croisade"et "croisé" n’y figurent même pas.
C’est au dix-neuvième siècle, qu'ils ont commencé à être employés, avec une fréquence croissante, par des écrivains arabes modernisés, lorsqu’ils prirent connaissance de l’historiographie occidentale rédigée en langues occidentales. Maintenant, ces mots sont d’un usage courant. Il est bien sûr significatif que Osama bin Laden, dans sa déclaration de jihad contre les Etats-Unis, se réfère aux Américains comme à des "croisés" et désigne leur présence en Arabie comme une agression primordiale et originelle. Leur seconde agression étant l’utilisation de l’Arabie comme base pour attaquer l’Iraq. La question de Jérusalem et du soutien donné à "l’insignifiant Etat des juifs" vient en troisième lieu.
Le sens littéral du mot arabe "jihad" est effort, et son usage courant vient de l’_expression coranique "faire des efforts dans la voie de Dieu". Quelques musulmans, particulièrement à l’époque moderne, ont interprété le devoir de jihad dans un sens spirituel et moral. mais l’interprétation la plus commune, et celle de la majorité écrasante des juristes et commentateurs classiques, présente le jihad comme la lutte armée pour l’Islam contre les infidèles et les apostats. A la différence de "croisade", cette lutte a conservé sa connotation religieuse et militaire, à l’époque moderne.
En tant qu’obligation religieuse, le jihad est réglementé de manière détaillée dans la législation de la sharia [loi islamique], qui discute, jusque dans les moindres détails, de sujets tels que l’ouverture, la conduite, l’interruption et la cessation des hostilités, le traitement des prisonniers et des non-combattants, l’usage d’armes, etc. Dans une guerre offensive, le jihad est une obligation collective de la communauté toute entière, et elle peut donc être prise en charge par des volontaires et des professionnels. Dans une guerre défensive, c’est l’obligation individuelle de chaque musulman valide.
Dans sa déclaration de 1998, Osama bin Laden invoque précisément cette règle : "Depuis plus de sept ans, les Etats-Unis occupent les terres de l’Islam, sur le plus sacré de nos territoires, l’Arabie, pillant ses richesses, accablant ses dirigeants, humiliant son peuple, menaçant ses voisins, et utilisant ses bases, dans la péninsule, comme fer de lance pour lutter contre les peuples islamiques voisins." En vertu de quoi, "tuer des américains et leurs alliés, tant civils que militaires, est une obligation individuelle pour tout musulman qui le peut, dans tout pays où c’est possible, jusqu’à ce la mosquée Aqsa et la mosquée Haram soient délivrées de leur étreinte, et jusqu’à ce que leurs armées, fracassées et les ailes brisées, quittent les pays d’Islam, et soient incapables de menacer un musulman."
Mohamed lui-même a mené le premier jihad, dans les guerres des musulmans contre les païens, en Arabie. Le jihad a continué sous ses successeurs, avec une série de guerres qui ont soumis le Moyen Orient, y compris la Terre Sainte, à la domination des Arabes musulmans; il s’est ensuite poursuivi vers l’est, en Asie, vers l’ouest, en Afrique, et trois fois vers l’Europe - les Maures en Espagne, les Tatares en Russie, les Turcs dans les Balkans. La croisade fut une partie de la contre-attaque européenne. La reconquête chrétienne réussit en Espagne, en Russie et, par la suite, dans les Balkans ; elle ne parvint pas à récupérer la Terre Sainte de la Chrétienté.
Selon l’usage islamique, le terme martyre est normalement interprété comme la mort au cours d’un jihad, la récompense en étant la béatitude éternelle, décrite avec quelques détails dans des textes religieux des débuts [de l’Islam]. Le suicide est une autre affaire.
L’Islam classique, dans toutes ses formes et versions diverses, n’a jamais autorisé le suicide. Ce dernier est considéré comme un péché mortel, et entraîne une punition éternelle, sous forme d’une répétition sans fin de l’acte par lequel le suicidé s’est tué. Les juristes classiques, quand ils débattent les lois de la guerre, distinguent clairement entre le soldat qui affronte une mort certaine des mains de l’ennemi, et celui qui se tue de ses propres mains. Le premier va au ciel, l’autre en enfer. Ces dernières années, certains juristes et savants ont brouillé cette distinction, et promis les joies du paradis au poseur-suicide de bombe. D’autres s’en tiennent à la vue plus traditionnelle selon laquelle le suicide, sous quelque forme que ce soit, est totalement interdit.
De manière similaire les lois du jihad excluent catégoriquement le massacre gratuit et aveugle. Les combattants de la guerre sainte sont exhortés de ne pas faire de tort aux non-combattants, aux femmes et aux enfants, "à moins qu’ils n’attaquent en premier". Même des problèmes tels que les missiles et les armes chimiques sont traités, les premiers à propos des balistes et des catapultes, les autres à propos de l’utilisation de flèches à pointes empoisonnées, et de l’empoisonnement des approvisionnements d’eau de l’ennemi. A ce propos, les juristes ont des avis divergents – les uns autorisent, d’autres émettent des restrictions, certains interdisent cette forme de guerre. Le point sur lequel ils insistent, c’est la nécessité d’une claire déclaration de guerre avant d’ouvrir les hostilités, et d’un avertissement approprié avant de les reprendre, au terme d’une trêve.
Ce que les juristes classiques de l’Islam n’ont absolument jamais envisagé, c’est le genre de massacre – sans avertissement préalable - de populations civiles non impliquées, dont nous avons été témoins, à New York, il y a deux semaines. Il n’y a aucun précédent à une telle chose, dans l’Islam, ni rien qui la cautionne. En fait, il est difficile d'en trouver des précédents même dans les riches annales de la perversité humaine.
jihad contre "croisade"
- kate
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Ecrit le 21 mai04, 06:02-
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