Bonjour à toi.
Serviteur d'Allah a écrit : ↑08 avr.22, 08:36Je n'ai pas suivi la discussion concernant ce point, mais la réponse figure déjà dans le Coran. Tu demandes par exemple pourquoi Salomon a autorité sur les démons. En fait, ce roi vertueux a demandé à Dieu un royaume grandiose, sans pareil. Les démons étant une pièce importante dans la concrétisation de ce dessein, ils lui ont été asservis. C'est sans doute l'une des raisons. Certains animaux également.
Salomon aurait donc eu autorité sur les démons parce que Dieu voulait lui donner un royaume sans pareil. Soit. Mais pourquoi des démons spécifiquement ? Tu vois bien que tu n'expliques rien. En fait, tu te retrouves dans la même situation que les commentateurs musulmans, à donner une explication qui n'explique rien. Je vais moi te donner l'explication.
Dans le Coran, il est question de démons (
shayāṭīn) et de jinns que Dieu mit au service de Salomon. Il s'agit bien sûr d'une donnée, non pas biblique, mais parabiblique - et, comme nous le verrons un peu plus loin, nous trouvons de nombreux parallèles dans la littérature rabbinique. Pour le moment, c'est la question de l'origine qui va nous retenir.
D'où cette idée vient-elle, si elle n'est pas biblique ? La réponse n'est pas des plus aisée à fournir, car elle suppose une connaissance approfondie du patrimoine rabbinique. Fort heureusement, nous avons trouvé en Geiger un inestimable maître pour nous guider dans ce monde des plus hermétiques. En effet, il y a maintenant près de 200 ans que, dans sa quête d'intertextualité appliquée au texte coranique, ce savant fut amené à expliquer l'origine de certaines légendes rabbiniques - et parmi celles-ci, celle des démons serviteurs de Salomon dont nous trouvons quelques échos dans le Coran. L'explication qu'il donne tient en quelques mots : cette fable, nous dit-il, provient d'une mauvaise compréhension d'un passage biblique (
welche Sage zuerst aus einer falschen Auffassung des [heb] Pred. 2, 8 herrührt). Il n'en dit malheureusement pas plus et laisse au lecteur le soin de suppléer à son silence.
Il faut donc pousser plus avant notre recherche.
Partons de la référence donnée par Geiger :
Qoh 2, 8.
Je [= Salomon] m'amassai de l'argent et de l'or, et les richesses des rois et des provinces. Je me procurai des chanteurs et des chanteuses, et les délices des fils de l'homme, des femmes en grand nombre.
Une simple recherche suffit pour montrer ce dont il retourne ici : nous trouvons, à la fin du verset, un hapax dont le sens est incertain.
https://biblehub.com/hebrew/7705.htm
Ces deux derniers mots,
šiddāh et son pluriel
šiddōwṯ (ici traduit par
des femmes en grand nombre) ont posé un certain nombre de difficulté à la tradition rabbinique. Gittin, 68a par exemple garde trace de de la
perplexité d'un rabbin qui semble tout ignorer du sens du mot. Au même endroit, et plus important encore, nous apprenons que certains interprètes comprennent
šiddāh et
šiddōwṯ comme signifiant démons (mâles et femelles). Tu l'auras compris : c'est de cette interprétation que provient la fable selon laquelle Salomon disposa de démons. De là en effet, la légende peut librement se développer : nous pourrions ainsi nous demander (avec
certains rabbins) pourquoi Salomon disposait de démons et broder autour de ce motif des récits édifiants. Gardons-nous cependant d'en faire autant pour le moment, et demandons-nous plutôt : sur quoi se base cette induction établie par certains rabbins selon laquelle les
šiddōwṯ seraient des démons ?
La réponse n'est pas des plus compliquées à fournir : il s'agit du résultat d'une confusion linguistique. En effet, par le biais d'une étymologie candide,
šiddāh a été rapproché d'un terme apparenté, mais différent :
šêḏ. Comme on le sait, ce dernier mot apparaît à deux reprises dans le texte biblique pour signifier démon, et sa similarité apparente avec notre terme a produit un amalgame. Dans leur désir d'expliquer cette difficulté du texte, certains rabbins ont donc été amenés à produire une exégèse fausse - corrigés en cela par d'autres rabbins et par les philologues modernes. Et cette exégèse erronée a été l'occasion de broder des récits édifiants, légendaires, fabuleux. Bien que le texte biblique n'en eût dit mot, Salomon se vit donc offrir le service de démons, avec l'aide desquels il construisit le Temple et gagna une réputation d'exorciste.
https://biblehub.com/hebrew/7705.htm
https://biblehub.com/hebrew/7700.htm
Geiger avait donc raison en affirmant, du haut de son érudition philologique, que ces légendes provenaient d'une mauvaise compréhension du texte. En cela, il fut bien sûr précédé par d'éminentes autorités rabbiniques qui n'acceptèrent pas cette étymologie fantaisiste. Le passage du Talmud cité plus avant faisait déjà état de désaccords ; mais, il n'est pas besoin de chercher bien loin pour corroborer cette idée. Ibn Ezra peut ainsi être un exemple éclairant, puisqu'il affirme sans détour que le sens du verset est à chercher du côté des concubines de Salomon. D'autres passages midrashiques font encore état d'une interprétation métaphorique de ces concubines - ainsi, Eccl. R 2, 11 y voit une allusion aux juges.
Voir
ici,
ici,
ici et
ici.
Alors, comment conclure cette petite étude ? Nous avons vu que toutes ces légendes procèdent d'une lecture fautive du verset. Certains rabbins, interprétant
šiddāh et son pluriel
šiddōwṯ comme signifiant démons, ont lu le passage comme suit :
Je [= Salomon] m'amassai de l'argent et de l'or, et les richesses des rois et des provinces. Je me procurai des chanteurs et des chanteuses, et les délices des fils de l'homme, des démons (mâles et femelles) en grand nombre. Ils en ont tiré des légendes fabuleuses, sans grande prétention à l'historicité et sans ancrage biblique. Voilà pourquoi Salomon a autorité sur les démons, voilà l'origine de cette légende. Elle n'est pas biblique, mais exégétique : elle provient de l'interprétation fautive que certains rabbins firent d'un passage des Ecritures. Nous revenons donc à ce que je disais : il est nécessaire de connaître, et la Bible, et son exégèse juive et chrétienne, pour comprendre le Coran. Sans cette connaissance, vous passez à côté de bien des éléments du texte.