La connaissance
« Les yeux ne peuvent connaître la nature des choses. » LUCRÈCE.
Connaître, c'est penser ce qui est: la connaissance est un certain rapport - de conformité, de ressemblance, d'adéquation - entre l'esprit et le monde, entre le sujet et l'objet. Ainsi connaît-on ses amis, son quartier, sa maison: ce que nous avons dans l'esprit, quand nous y pensons, correspond à peu près à ce qui existe en réalité.
Cet à peu près est ce qui distingue la connaissance de la vérité. Car, sur ses amis, on peut se tromper. Sur son quartier, on ne sait jamais tout. Sur sa propre maison, même, on peut ignorer bien des choses. Qui peut jurer qu'elle n'est pas attaquée par les termites ou construite, au contraire, sur quelque trésor caché ? Il n'y a pas de connaissance absolue, pas de connaissance parfaite, pas de connaissance infinie. Tu connais ton quartier? Bien sûr ! Mais pour le connaître totalement, il faudrait pouvoir décrire la moindre rue qui s'y trouve, le moindre immeuble de chaque rue, le moindre appartement de chaque immeuble, le moindre recoin de chaque appartement, le moindre grain de poussière dans chaque recoin, le moindre atome dans chaque grain, le moindre électron dans chaque atome... Comment le pourrais-tu ? Il y faudrait une science achevée et une intelligence infinie: ni l'une ni l'autre ne sont à notre portée.
Cela ne signifie pourtant pas qu'on ne connaisse rien. Si tel était le cas, comment saurions-nous ce que c'est que connaître et qu'ignorer ? La question de Montaigne, qui est de fait (a Que sais-je ? »), ou la question de Kant, qui est de droit (Que puis-je savoir, comment et à quelles conditions ?), supposent l'une et l'autre l'idée d'une vérité au moins possible. Si elle ne l'était pas du tout, comment pourrions-nous raisonner, et à quoi bon la philosophie ?
La vérité, c'est ce qui est (veritas essendi: vérité de l'être) ou ce qui correspond exactement à ce qui est (veritas cognoscendi: vérité de la connaissance). C'est pourquoi aucune connaissance n'est la vérité parce que nous ne connaissons jamais absolument ce qui est, ni tout ce qui est. Nous ne pouvons connaître quoi que ce soit que par nos sens, notre raison, nos théories. Comment y aurait-il une connaissance immédiate, puisque toute connaissance, par nature, est médiation ? La moindre de nos pensées porte la marque de notre corps, de notre esprit, de notre culture. Toute idée en nous est humaine, subjective, limitée, et ne saurait donc correspondre absolument à l'inépuisable complexité du réel.
« Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance », disait Montaigne; et nous ne pouvons les penser, montrera Kant, que par les formes de notre entendement. D'autres yeux nous montreraient un autre paysage. Un autre esprit le penserait autrement. Un autre cerveau, peut-être, inventerait une autre mathématique, une autre physique, une autre biologie... Comment connaîtrions-nous les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, puisque les connaître c'est toujours les percevoir ou les penser comme elles sont pour nous ? Nous n'avons aucun accès direct au vrai (nous ne pouvons le connaître que par l'intermédiaire de notre sensibilité, de notre raison, de nos instruments d'observation et de mesure, de nos concepts, de nos théories...), aucun contact absolu avec l'absolu, aucune ouverture infinie sur l'infini. Comment pourrions-nous les connaître totalement ? Nous sommes séparés du réel par les moyens mêmes qui nous permettent de le percevoir et de le comprendre; comment pourrions-nous le connaître absolument ? Il n'y a de connaissance que pour un sujet. Comment pourrait-elle, même scientifique, être parfaitement objective ?
Connaissance et vérité sont donc bien deux concepts différents. Mais ils sont aussi solidaires. Aucune connaissance n'est la vérité; mais une connaissance qui ne serait pas vraie du tout n'en serait plus une (ce serait un délire, une erreur, une illusion...). Aucune connaissance n'est absolue; mais elle n'est une connaissance - et non simplement une croyance ou une opinion - que par la part d'absolu qu'elle comporte ou autorise.
Soit, par exemple, le mouvement de la Terre autour du Soleil. Nul ne peut le connaître absolument, totalement, parfaitement. Mais nous savons bien que ce mouvement existe, et qu'il s'agit d'un mouvement de rotation. Les théories de Copernic et de Newton, pour relatives qu'elles demeurent (puisqu'il s'agit de théories), sont plus vraies et plus sûres - donc plus absolues - que celles d'Hipparque ou de Ptolémée. Et la théorie de la Relativité, pareillement, est plus absolue (et non pas, comme on le croit parfois à cause de son nom,plus relative !) que la mécanique céleste du XVIII° siècle, qu'elle explique et qui ne l'explique pas. Que toute connaissance soit relative, cela ne signifie pas qu'elles se valent toutes. Le progrès est aussi incontestable de Newton à Einstein que de Ptolémée à Newton.
C'est pourquoi il y a une histoire des sciences, et c'est pourquoi cette histoire est à la fois normative et irréversible: parce qu'elle oppose du plus vrai à du moins vrai, et parce qu'on n'y retombe jamais dans les erreurs qu'on a comprises et réfutées. C'est ce que montrent, chacun à sa façon, Bachelard et Popper. Aucune science n'est définitive. Mais si l'histoire des sciences est « la plus irréversible de toutes les histoires », comme dit Bachelard, c'est que le progrès y est démontrable et démontré: c'est qu'il est « la dynamique même de la culture scientifique ». Aucune théorie n'est absolument vraie, ni même absolument vérifiable. Mais il doit être possible, s'il s'agit d'une théorie scientifique, de la confronter à l'expérience, de la tester, de la falsifier, comme dit Popper, autrement dit de faire ressortir, le cas échéant, sa fausseté. Les théories qui résistent à ces épreuves remplacent celles qui y succombent, qu'elles intègrent ou dépassent. Cela fait comme une sélection culturelle des théories (au sens où Darwin parle d'une sélection naturelle des espèces), grâce à laquelle les sciences progressent - non de certitudes en certitudes, comme on le croit parfois, mais « par approfondissement et ratures », comme disait Cavaillès; autrement dit, ce sont les termes de Popper, « par essais et éliminations des erreurs ». C'est en quoi une théorie scientifique est toujours partielle, provisoire, relative, sans que cela autorise pourtant à les refuser toutes ni à leur préférer- ce serait renoncer à connaître - l'ignorance ou la superstition. Le progrès des sciences, si spectaculaire, si incontestable, est ce qui confirme à la fois leur relativité (une science absolue ne pourrait plus progresser) et leur vérité au moins partielle (s'il n'y avait rien de vrai dans nos sciences, elles ne pourraient pas non plus progresser et ne seraient pas des sciences).
On évitera néanmoins de confondre connaissances et sciences, ou de réduire celles-là à celles-ci. Tu connais ton adresse, ta date de naissance, tes voisins, tes amis, tes goûts, enfin mille et mille choses qu'aucune science ne t'apprend ni ne garantit. La perception est déjà un savoir, l'expérience est déjà un savoir, même vague (c'est ce que Spinoza appelait la connaissance du premier genre), sans lequel toute science serait impossible. « Vérité scientifique », ce n'est donc pas un pléonasme: il y a des vérités non scientifiques, et des théories scientifiques dont on découvrira un jour qu'elles ne sont pas vraies.
Imagine, par exemple, que tu doives témoigner devant un tribunal... On ne te demande pas de démontrer scientifiquement tel ou tel point, mais simplement de dire ce que tu crois ou, encore mieux, ce que tu sais. Tu peux te tromper ? Certes. C'est pourquoi la pluralité des témoignages est souhaitable. Mais cette pluralité même n'a de sens qu'à supposer une vérité possible, et il n'y aurait pas de justice autrement. Si nous n'avions aucun accès à la vérité, ou si la vérité n'existait pas, quelle différence y aurait-il entre un coupable et un innocent ? Entre un témoignage et une calomnie ? Entre la justice et une erreur judiciaire ? Et pourquoi nous battrions nous contre les négationnistes, contre les obscurantistes, contre les menteurs ?
L'essentiel, ici, c'est de ne pas confondre le scepticisme et la sophistique. Être sceptique, comme Montaigne ou Hume, c'est penser que rien n'est certain, et l'on a pour cela d'excellentes raisons. Nous appelons certitude ce dont nous ne pouvons douter. Mais que prouve une impuissance ? Les hommes furent certains, pendant des millénaires, que la Terre était immobile: elle n'en bougeait pas moins... Une certitude, ce serait une connaissance démontrée. Mais nos démonstrations ne sont fiables qu'à la condition que notre raison le soit; or comment prouver qu'elle l'est, puisqu'on ne pourrait le prouver que par elle ? « Pour juger des apparences que nous recevons des objets, écrit Montaigne, il nous faudrait un instrument judicatoire; pour vérifier cet instrument, il nous y faut de la démonstration; pour vérifier la démonstration, un instrument: nous voilà au rouet. » C'est le cercle de la connaissance, qui lui interdit de prétendre à l'absolu. En sortir ? On ne le pourrait que par la raison ou l'expérience; mais ni l'une ni l'autre n'en est capable: l'expérience, parce qu'elle dépend des sens; la raison, parce qu'elle dépend d'elle-même. « Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d'incertitude, continue Montaigne, il faut que ce soit la raison; aucune raison ne s'établira sans une autre raison: nous voilà à reculons jusques à l'infini. » On n'a le choix qu'entre le cercle et la régression à l'infini; autant dire qu'on n'a pas le choix: cela même qui rend la connaissance possible (les sens, la raison, le jugement) interdit de l'ériger en certitude.
Formidable formule de Jules Lequier: « Lorsqu'on croit de la foi la plus ferme que l'on possède la vérité, on doit savoir qu'on le croit, non pas croire qu'on le sait. » Â la gloire de Hume et de la tolérance. Formidable formule de Marcel Conche, à propos de Montaigne. Sans doute avons-nous des certitudes, dont plusieurs nous semblent des certitudes de droit (des certitudes absolument fondées ou justifiées); mais « la certitude qu'il y a des certitudes de droit n'est jamais qu'une certitude de fait ». Il faut en conclure que la certitude la plus solide, en toute rigueur, ne prouve rien: il n'y a pas de preuves absolument probantes.
Faut-il alors renoncer à penser ? Non pas. « Il se peut faire qu'il y ait de vraies démonstrations, remarque Pascal, mais cela n'est pas certain. » Cela, en effet, ne se démontre pas - puisque toute démonstration le suppose. La proposition « Il y a de vraies démonstrations » est une proposition indémontrable. La proposition « Les mathématiques sont vraies » n'est pas susceptible d'une
démonstration mathématique. La proposition « Les sciences expérimentales sont vraies » n'est pas susceptible d'une vérification expérimentale. Mais cela n'empêche pas de faire des mathématiques, de la physique ou de la biologie, ni de penser qu'une démonstration ou une expérience valent plus et mieux qu'une opinion. Que tout soit incertain, ce n'est pas une raison pour cesser de chercher la vérité. Car il n'est pas certain non plus que tout soit incertain, remarquait encore Pascal, et c'est ce qui donne raison aux sceptiques tout en leur interdisant de le prouver. À la gloire du pyrrhonisme et de Montaigne. Le scepticisme n'est pas le contraire du rationalisme; c'est un rationalisme lucide et poussé jusqu'au bout - jusqu'au point où la raison, par rigueur, en vient à douter de son apparente certitude. Car que prouve une apparence ?
La sophistique, c'est autre chose: non pas penser que rien n'est certain, mais penser que rien n'est vrai. Cela, ni Montaigne ni Hume ne l'ont jamais écrit. Comment, s'ils l'avaient cru, auraient-ils pu philosopher, et pourquoi l'auraient-ils fait ? Le scepticisme, c'est le contraire du dogmatisme. La sophistique, le contraire du rationalisme, voire de la philosophie. Si rien n'était vrai, que resterait-il de notre raison ? Comment pourrions- nous discuter, argumenter, connaître ? « À chacun sa vérité » ? Si c'était vrai, il n'y aurait plus de vérité du tout, puisqu'elle ne vaut qu'à la condition d'être universelle. Que tu lises à présent ce petit livre, par exemple, nul autre que toi peut-être ne le sait. C'est pourtant universellement vrai: nul ne peut le nier, en aucun point du globe ni à aucune époque, sans faire preuve d'ignorance ou de mensonge. C'est en quoi « l'universel est le lieu des pensées », comme disait Alain, ce qui nous rend tous égaux, au moins en droit, devant le vrai. La vérité n'appartient à personne; c'est pourquoi elle appartient, en droit, à tous. La vérité n'obéit pas; c'est pourquoi elle est libre, et libère.
Que les sophistes aient tort, c'est bien sûr ce qu'on ne' peut démontrer (puisque toute démonstration suppose au moins l'idée de vérité); mais qu'ils aient raison, c'est ce qu'on ne peut même pas penser de façon cohérente. S'il n'y avait pas de vérité, il ne serait pas vrai qu'il n'y ait pas de vérité. Si tout était faux, comme le voulait Nietzsche, il serait faux que tout soit faux. C'est en quoi la sophistique est contradictoire (ce que le scepticisme n'est pas) et se détruit elle-même comme philosophie. Les sophistes ne s'en préoccupent guère. Que leur fait une contradiction ? Qu'ont-ils à faire de la philosophie ? Mais les philosophes, depuis Socrate, s'en préoccupent. Ils ont pour cela leurs raisons, qui sont la raison même et l'amour de la vérité. Si rien n'est vrai, on peut penser n'importe quoi, ce qui est bien commode pour les sophistes; mais alors on ne peut plus penser du tout, ce qui est mortel pour la philosophie.
J'appelle sophistique toute pensée qui se soumet à autre chose qu'à ce qui semble vrai, ou qui soumet la vérité à autre chose qu'à elle-même (par exemple à la force, à l'intérêt, au désir, à l'idéologie...). La connaissance est ce qui nous en sépare, dans l'ordre théorique, comme la sincérité dans l'ordre pratique. Car si rien n'était vrai, ni faux, il n'y aurait aucune différence entre la connaissance et l'ignorance, ni entre la sincérité et le mensonge. Les sciences n'y survivraient pas, ni la morale, ni la démocratie. Si tout est faux, tout est permis: on peut truquer les expériences ou les démonstrations (puisque aucune n'est valide), mettre la superstition sur le même plan que les sciences, (puisque aucune vérité ne les sépare), faire condamner un innocent (puisqu'il n'y a aucune différence pertinente entre un vrai et un faux témoignage), nier les vérités historiques les mieux établies (puisqu'elles sont aussi fausses que le reste), laisser les criminels en liberté (puisqu'il n'est pas vrai qu'ils sont coupables), s'autoriser à en être un (puisque, même coupable, il n'est, pas vrai qu'on le soit), enfin refuser toute validité à quelque vote que ce soit (puisqu'un vote ne vaut que si l'on connaît vraiment son résultat)... Qui n'en voit les dangers ? Si l'on peut penser n'importe quoi, on peut faire n'importe quoi: la sophistique mène au nihilisme, comme le nihilisme à la barbarie.
C'est ce qui donne au savoir sa portée spirituelle et civilisatrice. « Qu'est-ce que les Lumières ? », demande Kant. La sortie de l'homme hors de sa minorité, répond-il, et l'on n'en sort que par la connaissance: « Sapere aude ! Ose savoir ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. » Sans être jamais moralisatrice (connaître n'est pas juger, juger n'est pas connaître), toute connaissance est pourtant une leçon de morale: parce que aucune morale n'estpossible sans elle, ni contre elle.
C'est pourquoi il faut chercher la vérité, comme disait Platon, « avec toute son âme » - et d'autant plus que l'âme n'est pas autre chose, peut-être bien, que cette quête.
Et c'est pourquoi, aussi, on n'en aura jamais fini de chercher. Non parce qu'on ne connaîtrait rien, ce qui n'est guère vraisemblable, mais parce qu'on ne connaît jamais tout. Le grand Aristote, avec son habituel sens de la mesure, a dit la chose comme il fallait: « La recherche de la vérité est à la fois difficile et facile: nul ne peut l'atteindre absolument, ni la manquer tout à fait. »
C'est ce qui nous permet d'apprendre toujours, et qui donne tort aux dogmatiques (qui prétendent posséder absolument le vrai) comme aux sophistes (qui prétendent que le vrai n'existe pas ou est absolument hors d'atteinte).
Entre l'ignorance absolue et le savoir absolu, il y a place pour la connaissance et pour le progrès des connaissances. Bon travail à tous !