Yacine a écrit : ↑07 juin24, 23:25
Tu peux nous donner un exemple de phénomène ?
Un modèle mental, c'est une représentation de la réalité fondée sur des hypothèses et des croyances (pas nécessairement religieuses d'ailleurs).
J'emprunte ce concept à un bouquin : Stratégie Modèle Mental, de Philippe Silberzahn et Béatrice Rousset, qui est orienté organisation des entreprises et management.
L'expression n'est ni positive ni négative, nous fonctionnons tous avec des modèles mentaux tant au niveau individuel qu'au niveau collectif.
Les modèles mentaux sont nécessaires, ils ne sont pas intrinsèquement un problème, sauf quand qu'ils empêchent d'avancer et de faire face aux nouvelles réalités.
Les modèles mentaux collectifs sont ce qui font la capacité de l'être humain à s'organiser sur des activités complexes à large échelle :
* les abeilles ou les fourmis sont capables de s'organiser à large échelle mais sur des tâches routinières inchangées depuis des millénaires
* les singes ou les lions ont la capacité de s'organiser sur des tâches sophistiquées, avec de la coordination, mais seulement au sein d'un petit groupe où ils se connaissent.
L'être humain en revanche peut s'organiser sur des tâches sophistiquées et à large échelle avec des gens inconnus (comme dans une entreprise).
Et la possibilité de créer des organisations complexes et de convaincre des inconnus de coopérer entre eux repose sur une capacité apparemment unique à l'être humain, à savoir créer des mythes et des fictions collectives.
Ces mythes partagés et fictions collectives, c'est ce qui donne une façon de voir le monde, un modèle de la réalité que nous construisons pour pouvoir donner un sens à ce que nous voyons et ce que nous faisons, et à travers duquel nous y donnons ou pas de la valeur.
Pour donner des exemples plus spécifiques à l'Islam :
* le modèle mental du salafisme est que pour bien suivre l'Islam voulu par Allah, il faut suivre rigoureusement l'exemple des "salafs", c'est-à-dire des compagnons du Prophètes, tel qu'il est décrit dans les hadiths, même si parfois ces hadiths sont "faibles"
* le modèle mentale de l'Islam des Frères Musulmans est que suite à la disparition du califat, il faut que les institutions politiques des pays musulmans deviennent compatibles avec le Coran et la Sunna
* le modèle mentale du soufisme, tendance Hallaj, Attar, Rumi est que Allah a créé le monde afin de se connaître Lui-même et que toute activité dans le monde, musulmane ou non-musulmane, participe à cette recherche.
* le modèle mental du djihadisme est que l'Islam ne peut survivre voire être dominant qu'en étant en permanence dans le djihad guerrier
* le modèle mental du coranisme est que l'on doit suivre le Coran seul exclusivement, sans les hadiths.
* etc., il y a pleins d'autres exemples possibles
* Tous ces modèles mentaux que je viens de citer, à l'exception du coranisme, reposent sur exactement le même corpus de textes de bases (Coran, hadiths, Sira, ...), et parfois la même compréhension, et pourtant ça donne des attitudes très différentes les unes des autres au final.
On peut ajouter également le modèle mental relatif à la place et au rôle de la femme en Islam.
Parfois les modèles mentaux peuvent être cachés, masqués, ou implicites.
Par exemple, un modèle mental qui semble traverser tout le monde musulman et qui est certainement la source des autres, notamment ceux que je viens de citer, c'est celui que j'appelle le mythe de "Médine, la cité idéale".
C'est la croyance implicite que la vie à Médine sous le Prophète représentait l'idéal de vivre en Islam et doit servir de point de repère.
Tous les modèles mentaux que j'ai cités, y compris une grande partie du coranisme, ont pour objectif ultime de recréer l'atmosphère et l'esprit de Médine.
Personne ne va dire explicitement, un peu sur le mode du Coran, "à la génération de Muhammad ce qu'elle a fait, à la nôtre ce que nous faisons".
La Tradition a commencé à être écrite et compilée aussitôt, et les ouvrages majeurs utilisé à nos jours comme Al-Boukhari date de juste un siècle après la révélation, vers 870.
Les écoles de jurisprudence, aussi élaborées très tôt : Malik né en 711, Abu Hanifa en 699, Ibn Hanbal en 780 et Chaféi en 767.
Le Hadith comme je t'ai dis plus haut; la Sira en gros se base sur le Hadith, les Tafsirs sont eux qui ne cessent d’être élaboré, mais comme j'ai dis ça ne change pas grande choses si ce n'est d'avoir des perceptions nouvelles à la lumières des évènements nouveaux. Mais ça ne pèse pas autant que les Hadiths, car ça se résume à des opinions personnelles des érudits qui les écrivent.
Tu plaisantes je supposes, ou tu essaies de projeter la réalité chrétienne et juive sur les musulmans. Tu sais peut être pas, mais il y a bon pourcentage de musulmans qui apprennent tout le Coran par cœur, une bonne part d'eux dès le jeune age. Pour ce qui est du commun des musulmans, la plupart, ont au moins lis le Coran en entier pendant un seul Ramadan.
Désolé, je suis obligé de zapper ces objections sinon on va trop dériver du sujet sur Ismaël.
C'est quoi la réelle signification alors ?
Je pourrais répondre par une pirouette comme l'auteur du Coran au verset 3.7 que c'est un passage "mutashabih" et que qui peut connaître la vraie signification à part Dieu.
Mais je vais tenter d'apporter une réponse.
Les anciens savants Juifs avaient en tête une préoccupation majeure : s'assurer de la perpétuation du peuple d'Israël et que l'épisode de l'Exil babylonien où Israël a failli disparaître ne se reproduirait pas.
C'est ça le fil rouge de l'écriture de la Torah.
Toutes les péricopes, les unes après les autres, de la Genèse au Deutéronome mettent en scène cette préoccupation majeure.
Cependant il y avait des controverses entre eux sur la manière d'adresser cette préoccupation, et ces divergences sont reflétées spécialement dans l'histoire d'Ismaël et d'Isaac.
Il y avait une partie d'entre eux qui pensait que pour assurer la perpétuation du peuple d'Israël, il fallait faire du prosélytisme envers les païens (les non-Juifs) et les faire dans l'Alliance avec Dieu, pour être plus nombreux.
Et il y avait une autre partie qui pensait qu'il fallait que la solution demeurasse interne à Israël, car en faisant venir les païens dans l'Alliance, le risque était que les païens convertis dominent les Juifs d'origine et que ces derniers disparaissent.
L'histoire d'Ismaël et d'Isaac, c'est l'histoire sous forme symbolique de cette dissension.
Ismaël représente l'option du salut d'Israël qui passe par l'extension de l'Alliance aux païens : sa mère, Hagar, est une païenne d'origine, qui, parce qu'elle est entrée dans la maison d'Abraham, fait désormais partie de l'Alliance.
Il y a d'ailleurs un jeu de mots en hébreu sur Hagar / ger, ger qui signifie "converti".
Isaac représente l'option du salut d'Israël qui repose sur la foi qu'il y aura un miracle de dernière minute qui sauvera Israël s'il est amené à disparaître, et qui préservera l'identité propre d'Israël :
* il est de né de Sarah alors qu'elle était âgée et stérile (c'est-à-dire qu'il n'y avait plus d'espoir)
* il est sauvé au dernier moment par Dieu du sacrifice (dans la Torah, c'est Isaac qui est sacrifié).
Le fait qu'Ismaël ait été chassé de la maison d'Abraham signifie que ce sont les savants partisans de l'option du salut miraculeux d'Israël (représenté par Isaac) qui ont fini par avoir gain de cause dans la rédaction finale de ce passage, toutefois l'option du salut par l'extension de l'Alliance aux païens n'a pas été totalement écartée, elle est gardée en réserve "au cas où", et de mémoire, ce n'est pas le seul cas où la Torah garde en réserve la possibilité que le salut d'Israël passe par les païens convertis.
Seulement, il y a un deuxième effet qui va nous amener à l'Islam : ces dissensions au sein du judaïsme interne étaient tellement fortes qu'elles ont éclaté en sectes qui se sont affrontées. On en a des témoignages un peu partout : dans les évangiles, chez Flavius Josèphe, dans les manuscrits de Qumran, etc.
Ces affrontements ont donné lieu à la problématique suivante : laquelle de ces sectes était à même de représenter le "Vrai Israël" ?
Avec la naissance du christianisme, ça a donné lieu à la théologie de la substitution : les Juifs n'étaient plus légitimes à être les gardiens de l'Alliance, l'Alliance est passée du judaïsme au christianisme.
Le principe a été généralisé dans le Coran : chaque oumma de chaque prophète finit un jour par se corrompre et perdre l'Alliance avec Allah qui lui garantissait sa sécurité, et il est lui substitué une nouvelle oumma avec un nouveau prophète.
Ainsi de Noé à Hud, puis Salih, Moïse, Jésus, et donc implicitement au messager du Coran.
Mais le Coran ne dit pas qu'il y a une oumma d'Ismaël qui va remplacer la oumma de Jacob (Jacob c'est Israël).
C'est un concept arrivé plus tard en Islam dans les controverses entre l'Islam du début et les chrétiens.
Certains des premiers "musulmans" connaissaient certainement la Torah, par exemple on a des témoignages de chrétiens que j'interprète dans ce sens au sujet de 'Amr ibn al-As.
C'est plutôt les évangiles qu'ils semblaient mal connaître.
En tout cas, ils ont apparemment saisi l'occasion que les chrétiens les appelaient (souvent par mépris) "fils d'Ismaël" et que eux se dénommaient "muhajjirun" à cette époque plutôt "muslimun", et qui est apparenté à Hagar, pour bien signifier aux chrétiens, qui eux se réclamaient de la descendance d'Isaac, que l'Alliance, en accomplissement de la Torah (reconnue par les chrétiens), était désormais passée de la descendance d'Isaac à la descendance d'Ismaël, et qu'on était entré dans une nouvelle ère.