Le 30 mars 2004, le quotidien national La Libre Belgique titra en première page : « Un livre sur la Shoah dans la Bible juive ? » . Deux semaines plus tard, Le Figaro reprit la nouvelle. Le lecteur apprenait qu’une nouvelle Megillat (en hébreu : rouleau qui contient un manuscrit, souvent un texte sacré), la « Melligat Hashoah », venait d’être confectionnée à la synagogue libérale de Brighton (Angleterre). Elle allait maintenant être proposée aux différentes communautés juives du monde entier, non seulement « pour être copié et intégré dans la liturgie du 27 nisan » (Jour de L’Holocauste), mais aussi pour « prendre place dans l’arche sainte des synagogues aux côtés des rouleaux de la Torah ». Il était donc question d’ajouter aux vingt-quatre livres qui composent la Bible juive un vingt-cinquième traitant de la Shoah. Rappelons que la dernière adjonction au livre sacré remonte à 1 500 ans environ, lorsque, entre 400 et 600, les rabbins avaient décidé d’y inclure le Livre d’Esther. C’est dire l’importance de l’événement.
La Shoah devient une religion
La presse annonce que des juifs ont ajouté un livre sur la Shoah dans la Bible
Le 30 mars 2004, le quotidien national La Libre Belgique titra en première page : « Un livre sur la Shoah dans la Bible juive ? » . Deux semaines plus tard, Le Figaro reprit la nouvelle. Le lecteur apprenait qu’une nouvelle Megillat (en hébreu : rouleau qui contient un manuscrit, souvent un texte sacré), la « Melligat Hashoah », venait d’être confectionnée à la synagogue libérale de Brighton (Angleterre). Elle allait maintenant être proposée aux différentes communautés juives du monde entier, non seulement « pour être copié et intégré dans la liturgie du 27 nisan » (Jour de L’Holocauste), mais aussi pour « prendre place dans l’arche sainte des synagogues aux côtés des rouleaux de la Torah ». Il était donc question d’ajouter aux vingt-quatre livres qui composent la Bible juive un vingt-cinquième traitant de la Shoah. Rappelons que la dernière adjonction au livre sacré remonte à 1 500 ans environ, lorsque, entre 400 et 600, les rabbins avaient décidé d’y inclure le Livre d’Esther. C’est dire l’importance de l’événement.
Un projet vieux de plusieurs années
Bien que présentée comme une sorte de scoop, cette affaire n’est pas nouvelle. La Melligat Hashoa a été présentée pour la première fois le 7 novembre 2002 (64ème anniversaire de la « Nuit de Cristal ») à la communauté juive de Toronto. Une première lecture a été faite dans des synagogues en 2003, le 29 avril, « Jour des Martyrs et des Héros de l’Holocauste ».
Tout commence en 1995
Tout a commencé en 1995. Inquiet notamment face à la montée du « négationnisme », un « survivant de l’Holocauste » habitant Toronto, Alex Eisen, estima qu’il fallait créer une liturgie pour le 29 avril « afin d’être sûr que la tragédie ne serait pas oubliée ». A cette date, il y avait déjà quatre ans qu’en France, une lecture publique de 24 heures des noms des déportés juifs était annuellement organisée à la date du 27 nisan. Cette initiative avait marqué un début de ritualisation de la Shoah. Mais l’objectif d’A. Eisen était plus grand : il s’agissait d’élever le prétendu « Holocauste » au rang de vérité révélée, une « vérité » rappelée solennellement chaque année.
Des juifs s’opposent au projet
Instruit du projet, le grand rabbin Israël, Meir Lau, le repoussa pour des motifs d’orthodoxie religieuse. Ajoutons que pour de nombreux juifs, la commémoration de la Shoah doit rester dans la sphère profane. En l’an 2000, ainsi, la présidente d’une branche locale des « Fils et Filles des Survivants de l’Holocauste », Ruth Littner Shaw, écrivit que le « Yom Hashoah » ne devait pas « avoir le caractère d’un jour de congé religieux » ; il devait rester une simple commémoration.
Des rabbins et des théologiens soutiennent le projet
Ce premier échec ne découragea pas A. Eisen. Car de leur côté, des rabbins et des théologiens estimaient que, pour perdurer (notamment après la mort des derniers survivants), le Yom Hashoah devait se doter d’un « ensemble de rituels mis en forme et moins séculiers ». D’après le rabbin David Golinkin, président actuel du Schecter Institute, une structure qui s’occupe de l’enseignement religieux :
Le judaïsme garde la mémoire des événements historiques seulement s’ils sont ancrés dans des rituels religieux […]. L’allumage de six torches par des survivants dans la cour de Yad Vashem est un rituel riche de sens, mais restera-t-il quand il n’y aura plus de survivants ?
Ces propos sont à rapprocher de ceux du rabbin Daniel Fahri qui déclare :
Dans le judaïsme, ce travail sur la restitution du passé est pratiquement institué par la liturgie, l’étude et le rituel. Or, en ce qui concerne la Shoah, presque rien n’a été fait jusqu’à ce jour pour développer cette mémoire ritualisée. Par-delà la célébration du Yon Hashoah, toute initiative sera la bienvenue pour autant qu’elle s’inspire de la longue tradition de nos rites, de notre liturgie, de ce qui est constitutif de notre identité millénaire.
De plus, il est indéniable que depuis la guerre, beaucoup de juifs ont sombré dans l’athéisme au motif que si dieu tout puissant existait, il n’aurait jamais laissé son peuple se faire massacrer. Mentionnons par exemple l’ancien rabbin libéral Richard Rubinstein, auteur en 1966 d’une étude intitulée : After Auschwitz (Après Auschwitz) et devenu athée. Le rabbin David Meyer confesse que pour les juifs, la Shoah reste « une raison de douter de Dieu et de sa justice ». Ailleurs, il précise :
[…] aujourd’hui, les questions liées à la Shoah entravent notre foi. Pourquoi pratiquer les commandements si Dieu ne nous a pas sauvés pendant la Shoah ?
Par conséquent, le projet d’élaboration d’un rituel religieux paraissait s’imposer, non seulement pour transmettre la Mémoire, mais aussi pour tenter de réconcilier certains athées avec la religion juive.
1999 : l’Assemblée rabbinique donne son aval au projet
En 1997, un petit livre de prières qui comportait un office spécial pour le 27 nisan fut publié. Mais A. Eisen n’était toujours pas satisfait. Deux ans plus tard, il rencontra le rabbin D. Golinkin et demanda également l’approbation de l’Assemblée rabbinique, qui comprend 1 600 rabbins conservateurs. Sans surprise, celle-ci donna son aval au projet. D. Golinkin mit alors en place un comité académique chargé de rédiger un projet de texte (Id.). Le professeur Avigdor Shinan (un fils de survivants) fut choisi pour composer la Megillat en hébreu moderne et le rabbin Jules Harlow pour réaliser une traduction en anglais. De son côté, A. Eisen récolta 280 000 dollars rien qu’à Toronto afin de soutenir le projet.
Le rouleau sur la Shoah est composé
Six mois plus tard, le rouleau était composé. Long de six chapitres, il accorde une large place aux « témoignages ». On y trouve celui d’un journaliste chrétien qui raconte ce qu’il a vu dans la ghetto de Varsovie, celui d’une femme déportée dans un camp et celui d’un jeune juif contraint d’arracher les dents en or des victimes destinées aux crématoires (parmi lesquelles son propre frère). Rien, donc, ni de nouveau, ni de solide (mais comment aurait-il pu en être autrement ?). Le cinquième chapitre est un panégyrique de ceux qui sont morts pendant l’ « Holocauste ». Le sixième (et dernier) évoque la reconstruction de la vie juive après la guerre ; il commémore notamment ceux qui émigrèrent en Israël.
2002 : le rouleau « inspiré » est présenté pour la première fois
Le 7 novembre 2002, lors de la première présentation de la Megillat (voir document), A. Shinan affirma que le texte avait été écrit « à travers lui, pas par lui » :
Je me suis assis devant mon ordinateur, et après six heures, le premier jet apparut […]. C’était comme si quelqu’un dirigeait ma main et ma tête.
A. Shinan voulait sans doute faire croire que la Megillat était « inspirée » par Dieu et, donc, « révélée », un peu comme les autres livres de la Bible. Mais même pour les juifs fanatiques de la Mémoire, il y a des limites au ridicule. Interrogé en 2004 par La Libre Belgique, le rabbin britannique qui agit pour répandre ce nouveau texte, David Meyer, a clairement déclaré :
Quant à l’inspiration divine directe, le judaïsme considère qu’il n’y en a plus depuis la destruction du premier Temple et le dernier des prophètes.
Toutefois, les justifications qu’il donne pour l’introduction de cette Megillat dans la Bible sont intéressantes. Il déclare :
[…] un grand nombre de juifs sont « inspirés » par la Shoah dans leur façon de réfléchir sur leur foi et leur pratique religieuse. Ainsi, malgré la profondeur de la souffrance, la Shoah est un événement qui « inspire » le présent et le futur du judaïsme et, à ce titre, la « Megillat Hashoah » peut sans doute prétendre être un texte « inspiré » [Ibid., col. C].
Dieu seul ne suffit plus, il faut Lui allier la Shoah
Pour le rabbin Meyer, donc, Dieu n’est plus la seule source d’inspiration ; il en existe une autre : la Shoah. On en déduit que, depuis Auschwitz, Dieu seul ne suffit plus et qu’en conséquence, la religion juive doit être centrée non plus sur Lui uniquement, mais sur le couple Dieu/Shoah.
Certains m’accuseront d’exagérer. Ils se trompent. Interrogé, le rabbin Meyer a clairement déclaré que, depuis la Shoah « qui écrase le judaïsme » [Ibid., p. 19, col. E], la Bible était insuffisante pour nourrir la réflexion religieuse :
Il est difficile de se rapporter à des textes bibliques qui parlent de la souffrance pour appréhender la Shoah. […] dans la Bible, la souffrance n’est jamais injustifiée mais bien « parce qu’on a fait quelque chose ». Mais face à la Shoah, la grande majorité des penseurs juifs et des rabbins aujourd’hui n’envisagent pas de contempler les six millions de morts, le million et demi d’enfants, et de dire « à cause de leurs fautes » […]. Il nous faut donc un texte où les juifs puissent exprimer leurs doutes par rapport à cette souffrance. Mais un tel texte n’existe pas dans la Bible. Ne faut-il pas alors le créer ?[20]
Le rabbin a même été plus loin en affirmant que cette création était nécessaire pour « redonner vitalité à tous les autres textes bibliques » :
[…] à chaque fois que je lis un passage biblique — le sacrifice d’Abraham, les livres prophétiques ou le livre de Job… — je me demande comment l’appliquer avec cette Shoah omniprésente ! Mais l’ajout d’un livre spécifique permettrait d’y concentrer la réflexion sur l’Holocauste et de redonner vitalité à tous les autres textes bibliques [Ibid., p. 19, col. E.].
Bref, sans la liturgie de la Shoah, la Bible n’a pas de vitalité. Autrement dit : Dieu est désormais inséparable de l’ « Holocauste » qui Le complète. On comprend donc que pour David Golinkin, cette Megillat revêt une « importance historique ».
Le rouleau sera écrit par un scribe, sur un parchemin
Mais pour le rabbin Meyer, ce n’était pas encore suffisant :
Bien qu’apportant des innovations visant à intégrer le Yom Hashoah comme une commémoration majeure dans notre calendrier liturgique, et bien qu’offrant un contenu de remarquable profondeur, il semble que le format et le support actuel de cette Megillat Hashoah ne soient pas à la hauteur du rôle qu’un tel texte peut être amené à jouer dans l’avenir du judaïsme. La Megillat Hashoah — petit livret d’une soixantaine de pages — ne devrait-elle pas plutôt être un véritable manuscrit, écrit par un scribe, sur un parchemin, respectant ainsi les règles scribales et ancestrales de notre tradition ?
Si pour commémorer le passé, il semble nécessaire de l’intégrer à notre tradition, avec date et liturgie, il convient sans doute aussi d’utiliser les « instruments » de cette tradition pour que les événements de ce passé puissent être réellement ancrés dans notre vie religieuse.
Voilà donc pourquoi le rabbin Meyer a fait confectionner une vraie Megillat :
La « Megillat Hashoah », le rouleau de la Shoah, est un manuscrit sur parchemin comptant 12 colonnes en hébreu et qui se présente enroulé autour d’un axe en bois. Ce rouleau a été écrit par un scribe, Marc Michaels, suivant les règles traditionnelles auxquelles répondent la calligraphie, les outils utilisés ou encore l’éthique et la conduite du scribe.
Un rouleau qui devra être utilisé très largement
Non seulement dans les synagogues, mais aussi dans les centres communautaires et dans les écoles
Si cette Megillat est acceptée, non seulement les juifs croyants pourront espérer faire revenir à la foi certains athées, mais aussi, la croyance en la Shoah sera bétonnée à jamais, parce que devenue inséparable de Dieu. Notons d’ailleurs que le rabbin souhaite voir ce nouveau rouleau utilisé très largement :
Nous aimerions qu’il soit utilisé pas seulement dans les synagogues, mais à travers le monde, dans les centres communautaires et dans les écoles. Nous voulons aussi qu’il soit utilisé par les juifs de toutes les obédiences — qu’ils soient réformés, orthodoxes ou séculiers. Nous croyons que le Yom Hashoah devrait être observé partout par tous les juifs.
Les orthodoxes refusent le rouleau…
Maintenant, reste à savoir si cette Megillat sera effectivement acceptée comme le vingt-cinquième livre. Sans surprise, les juifs orthodoxes l’ont immédiatement refusée, tout comme certains juifs « libéraux ».
… mais nullement par propension au révisionnisme
Mais on aurait tort d’y voir une propension au révisionnisme. Daniel Farhi exprime la pensée de la quasi-totalité des juifs lorsqu’il déclare avec aplomb :
Grâce aux travaux des historiens et des témoins de la catastrophe, l’historicité de la Shoah est désormais incontestable.
Avec ou sans rouleau, la Mémoire est déjà ritualisée
Leur refus de la Megillat Hashoah a une autre cause : ils estiment que l’ « Holocauste » est déjà suffisamment commémoré et qu’on ne risque pas de l’oublier. Interrogé par La Libre Belgique, le grand rabbin de Bruxelles a déclaré :
Pour véhiculer et transmettre son souvenir, il n’est pas nécessaire, dans la tradition juive, d’ajouter un livre. Dans un premier temps, la date du 27 nisan est la date « officielle » de la commémoration de la Shoah. Ensuite, au gré du calendrier hébraïque, de nombreux moments clés existent dans la liturgie pour se souvenir de la Shoah. Lors de chaque grande fête, fête de pèlerinage à Pessah, à Shavouot et à Soukkoth, a lieu la cérémonie du « Yiskor », du souvenir. Là, avec la Torah en main, on rappelle la mémoire des six millions de morts dans les camps nazis. A Yom Kippour aussi, un des moments les plus forts de la liturgie est consacré à l’évocation du souvenir des victimes de la Shoah. Enfin, la date du 9 av commémore la destruction du temple de Jérusalem. Un jour de jeûne, de prières et de lamentations de Jérémie. Avec le temps, cette journée est devenue le paradigme de toutes les catastrophes qui se sont abattues sur le peuple juif : Inquisition, autodafés, croisades… et bien évidemment la Shoah. Constatons qu’elle ne risque pas de tomber dans l’oubli et fait partie intégrante de notre liturgie.
Signalons d’ailleurs qu’il y a peu, un juif français, Pierre Haïat, a rédigé une haggadah de la Shoah :
Son souhait était de ritualiser encore davantage l’évocation de la Shoah à travers un récit qui se modèle sur celui de la haggadah de Pâque et s’accompagne d’un seder. Au cours de ce seder, des aliments symboliques sont consommés, et il est fait lecture du récit des terribles épreuves subies par [les] « ancêtres », le tout ponctué de textes de la littérature de la Shoah et de chants yiddish et judéo-espagnols inspirés par ce martyre.
Bref : avec ou sans Megillat Hashoah, l’ « Holocauste » est en phase de ritualisation définitive .
La mémoire de la Shoah est utilisée à des fins politiques
Outre les propos très nets de L. Aubrac, rappelons que depuis octobre 2002, dans l’Éducation nationale française, le 27 janvier est la « journée de la Mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité », dont l’objectif n’est pas :
de perpétuer la mémoire de l’horreur, mais d’apprendre aux élèves à être vigilants, à défendre les valeurs démocratiques et à combattre l’intolérance . http://www.mouvsaintmichel.org/ad-2.jpg
On ne saurait être plus clair. De nombreux exemples démontrent d’ailleurs que l’esprit de cette circulaire est bien respecté. Pour ne pas allonger démesurément mon propos, j’en citerai deux. En juin 2003, à l’occasion d’une visite à Auschwitz en compagnie de collégiens, le maire d’Halluin (à l’origine du projet) a déclaré :
c’est un devoir civique que de visiter Auschwitz en compagnie d’enfants. Nous avons la chance de vivre librement en démocratie alors que dans le monde d’autres peuple subissent encore le joug de régimes sanguinaires. Les enfants doivent comprendre que la liberté et la démocratie ne sont jamais acquises. Aujourd’hui nous visitons le camp dans des conditions confortables, sans crainte d’y être exterminés, mais il y a 50 ans, nous serions peut-être déjà morts. Et demain, qui sait ?
Il y a quelques jours, après qu’un ancien Résistant soit venu raconter son aventure à des collégiens de Rémalard, les professeurs ont rappelé aux élèves « que la résistance est toujours d’actualité »