Je pense que c'est un peu plus complexe qu'un problème d'argumentation.
Comme dans tout domaine scientifique et académique, il y a un consensus qui s'est établi sur l'état de l'art des connaissances du domaine, à partir des matériaux existants (documents, découvertes archéologiques, etc.) et des théories qui sont débattues.
Je ne dispose pas de matériau nouveau, je propose uniquement une interprétation différente de matériaux existants.
Ce genre de démarche n'est en général recevable au plan scientifique et académique que si ça permet de résoudre un problème considéré jusque là comme non résolu.
Donc à voir si ce que cette thèse adresse est bien considéré comme un problème académique non résolu à l'heure actuelle.
Ok, mais désolé ça va être un peu long.
Ceci est donc ta thèse. D'où est-ce qu'elle vient et sur quoi elle se base ?
Explique donc ton point de vue !
Avant d'en venir aux raisons "techniques" qui me poussent à avancer cette thèse, je voudrais expliquer mon cheminement intellectuel personnel.
J'étais musulman, tendance soufie, jusqu'à il y a une douzaine d'années.
Puis j'ai abandonné l'islam pour des raisons personnelles sur lesquelles je ne m'étendrai pas, tout en gardant une foi monothéiste. Par la suite, je suis devenu complètement athée.
Après les attentats de Paris de 2015 au cours desquels une de mes collègues a été tuée, j'ai souhaité comprendre comment l'origine et l'histoire du Coran, afin de comprendre si ce texte avait vraiment été écrit au départ pour commander ce genre d'acte, puisque ceux qui les commettent se justifient souvent à partir de lui.
Je savais déjà qu'il existait des théories quant à de possibles interpolations ou modifications tardives du Coran, certaines avancées à partir de la Tradition islamique, d'autres à partir d'hypothèses sur une origine syriaque du Coran, etc. Je voulais connaître l'état des connaissances dans ce domaine.
Je suis tombé assez vite sur le coranisme.
Le coranisme est un mouvement religieux, assez hétéroclite au demeurant, qui rejette l'utilisation des hadiths, et de la sunna en général, dans l'interprétation du Coran.
Le coranisme justifie cette approche par divers versets coraniques affirmant que le Coran est complet et détaillé, et qu'il n'y a donc pas de hadith à utiliser pour comprendre le Coran.
De manière générale, l'approche coraniste de l'exégèse du Coran consiste à dire que le Coran doit se comprendre par le Coran seul : pour comprendre un verset difficile, on utilise d'autres versets, que ce soit pour déterminer le sens d'un mot, ou pour établir une analogie.
C'est une approche que les coranistes appellent assez souvent du mot coranique "tartil".
Il faut noter que la distinction classique sourate mecquoise / sourate médinoise n'y existe pas en général dans le coranisme, pas plus que les "circonstances de la Révélation" (asbab an-nouzoul).
En procédant ainsi, de nouvelles significations possibles du Coran se dévoilent, parfois très différentes de celle qu'en donne la Tradition islamique.
Certaines voient même dans le Coran une charge véhémente contre des élites politico-religieuses, comme ici, celle de Dukhani https://nawaat.org/2016/02/06/ibadat-el ... -le-coran/.
Une interprétation qui n'est toutefois sous doute pas étrangère à la propre problématique de son auteur en Tunisie en 2016, à savoir la tentative des Frères Musulmans d'établir un pouvoir religieux dans ce pays.
Le coranisme m'a mis le doigt sur un problème que j'avais remarqué dès ma jeunesse, et je pense, remarqué aussi par beaucoup de musulmans, à savoir le sentiment que le Coran en général ne correspond pas très bien à la pratique de leur propre religion.
Par exemple, le jeûne du Ramadan tel qu'il est décrit dans le Coran ne ressemble pas vraiment au jeûne du Ramadan pratiqué en Islam.
Le coranisme m'a semblé suffisamment pertinent pour me compter parmi ses adeptes pendant une certaine période. Je ne l'ai quitté il y a sept ans que pour l'athéisme définitif.
En essayant de comprendre la relation entre le Coran et christianisme et judaïsme, et de comprendre la pensée judaïque antique, je suis tombé sur le midrash.
Le midrash est un enseignement judaïque de la volonté divine dans lequel on crée un texte à partir d'autres textes, en utilisant des jeux de mots, des allégories, de métaphores, des allitérations qui renvoient à une double entente ("que celui qui a des oreilles entende").
Ce procédé m'a fait penser au "tartil" des coranistes.
En fait, sans le savoir, Dukhani que j'ai cité plus haut lisait le Coran selon le mode du midrash. Je lui ai d'ailleurs fait la remarque en commentaire d'un de ses textes.
Le problème du coranisme est le même que celui qui nous a amené dans cette discussion : si ce genre d'interprétation est correcte, en particulier celle du type de Dukhani, comme se fait-il qu'elle ait été occultée et qu'on lui ait adjoint les hadiths et la Sunna par la suite ?
La réponse théologique de nombreux coranistes est d'y voir un complot orchestré par Satan contre le Coran. Un tel complot est d'ailleurs mentionné dans le Coran lui-même (verset 22.52).
Mais à moi, cette réponse ne me convient pas, n'étant pas adepte des théories du complot et des conspirations.
C'est à partir de là que je développe une réflexion de nature plus "académique".
Le milieu au sein duquel le Coran a été écrit n'était certainement pas polythéiste tel que le raconte la Tradition musulmane.
Les différents travaux de Christian Julien Robin sur l'Arabie à la veille de l'Islam montre que le polythéisme n'y était plus que résiduel si toutefois il existait encore.
Gerald Hawting, dans Ideas of Idolatry, montre que, si on ne disposait pas de la Tradition musulmane, on ne lirait pas le Coran comme un texte s'adressant à des polythéistes, mais comme un texte polémique utilisant l'accusation classique d’idolâtrie envers des adversaires religieux pratiquant déjà un monothéisme judéo-chrétien.
Gerald Hawting n'identifie pas formellement ce qu'était ce monothéisme judéo-chrétien que devaient pratiquer les adversaires de l'auteur du Coran, mais avance qu'ils croyaient sans doute au pouvoir des anges et d'autres êtres intermédiaires, comme les jinns, ainsi que dans la sorcellerie.
Or ce type de croyance au pouvoir des anges, des jinns, etc, existe en Islam sans que ce soit considéré comme du polythéisme, puisque de toute façon, le Coran mentionne leur existence.
Bien que foncièrement mal vue parce que considérée à la limite du polythéisme, la sorcellerie se pratique aussi chez en terre musulmane sans que ceux qui s'y adonnent soient formellement déclarés apostats.
Comme j'ai expliqué dans un message plus haut, deux parties opposées en conflit pourraient parfaitement revendiquer chacune la qualité de "croyante".
En fait, et malgré des réticences comme celles exprimées ici https://www.academia.edu/42788512/Quest ... arly_Islam, je pense qu'il est assez clair que le Coran s'adressait à des croyants juifs ou judéo-chrétiens principalement gnostiques.
Le verset 5.116 fait allusion à une Trinité faite du Père, de la Mère et du Fils. Ce genre de trinité ne se trouve pas dans le christianisme trinitaire mais dans le gnosticisme, et en particulier dans le l'Apocryphe de Jean : http://www.gnosis.org/naghamm/apocjn-davies.html
Plus important, le verset 2.3 s'adresse aux gens qui croient dans l'"invisible", al-ghayb.
Le gnosticisme n'est pas une croyance unique, mais une famille de croyances assez diverses, certaines plutôt juives, d'autres plutôt judéo-chrétiennes, d'autres plutôt syncrétiques, mais dont on peut dire que le point commun est la croyance dans une doctrine où le salut est assuré par la connaissance du monde invisible divin.
Le gnosticisme s'accorde pour dire que régulièrement dans l'histoire de l'humanité, des messagers, angéliques ou humains, sont suscités par le divin pour stimuler les âmes, les éveiller, et leur faire accéder à la connaissance de l'invisible, et donc au salut.
Les textes gnostiques mentionnent assez systématiquement des anges, par exemple Metatron, qui viennent révéler à leurs auteurs un savoir caché.
Cette thématique des messagers qui reviennent à différentes époques n'existe pas dans la tradition biblique classique, juive ou chrétienne : il y a certes des patriarches et des prophètes, mais rien qui ressemble à un cycle comme il apparaît dans le Coran.
Or on retrouve cette idée de cycles de messagers dans différents courants gnostiques, par exemple le manichéisme.
A noter que le mot "umma" dans le Coran ne signifie pas seulement communauté mais aussi ère ou grande époque (ex verset 11.8).
Le mot al-ghayb revient fréquemment dans le Coran, mais pour autant, le Coran dénie toute forme de salut à travers la connaissance de l'invisible. Voyons cela.
La péricope coranique constituée des versets 2.30 à 2.33 met en concurrence les anges, qui appartiennent donc au monde divin invisible, et Adam, l'archétype des messagers humains, dans l'accès au salut : le "nom" a une signification biblique particulière qui est de faire accéder à une sorte de vie après la mort grâce au nom porté par les héritiers (voir https://biblehub.com/hebrew/8034.htm).
On ne trouve pas cette histoire ainsi racontée dans la Genèse.
Mais on la trouve dans le Midrash Rabbah sur la Genèse.
Cependant, pourquoi le Coran irait-il convoquer un midrash plutôt que la Genèse elle-même ?
Un rabbin du 19e siècle, Abraham Geiger, avait déjà remarqué les nombreux emprunts faits dans le Coran au Talmud ou Midrash, sans être capable de donner une explication pertinente (https://upload.wikimedia.org/wikipedia/ ... -_1898.pdf)
Je vois deux raisons au fait que le Coran raconte l'histoire de la création d'Adam de cette façon plutôt qu'à la manière de la Genèse :
* la première est reliée aux thèses gnostiques : dans la péricope coranique, les anges qui vivent pourtant dans la proximité divine se révèlent incapables de faire accéder la "terre" au salut, seul un messager mandaté par Dieu, ici Adam, le peut.
Le prédicateur coranique rejette la thèse gnostique que la connaissance de la réalité divine peut faire accéder au salut.
* la deuxième raison tient à cette question : pourquoi ça pose problème au prédicateur coranique (de la sourate 2) que des gens croient que le salut puisse être obtenu par la connaissance du divin ?
Est-ce seulement parce qu'il n'aime pas cette idée et voudrait empêcher les autres d'y croire, ou bien y a-t-il un enjeu autrement plus important derrière ?
Ceci nous amène à la thèse que je cherche à défendre.
Le verset 2.30 dit que Dieu veut placer sur la "terre" un "khalif", et que les anges se récrient en disant : s'agit-il de placer quelqu'un qui va répandre la corruption ("fassada", mot arabe qui revient constamment dans le Coran) sur la terre ?
Le mot "khalif" est porteur d'un certain nombre de sous-entendus.
Tout d'abord, pour couper court, je ne crois pas qu'il désigne ici le calife arabe, par exemple omeyyade, dans une charge instituée. Ce sens viendra plus tard.
Khalif veut dire successeur. Donc Dieu, dixit le verset 2.30 veut placer sur la terre un successeur.
Mais succéder à quoi ou à qui précisément ? A Dieu lui-même, Adam étant supposé être le premier homme sur terre ?
Il y a en effet des interprétations mystiques de ce genre, en particulier dans le soufisme.
Mais je pense que ça signifie autre chose, et là encore, il faut se tourner vers la pensée judaïque antique pour comprendre.
Ici, je n'ai pas de référence de textes bibliques ou midrashiques à proposer directement.
A la place, j'emprunte le concept qui va suivre aux ouvrages de Maurice Mergui :
* Un étranger sur le toit, les sources midrashiques des Evangiles
* Comprendre les origines du christianisme, de l'eschatologie juive au midrash chrétien
Ainsi qu'au site web qui reprend certains des passages de ces deux ouvrages sus-cités : https://www.lechampdumidrash.net/
Khalif dans le contexte du verset 2.30 désigne les héritiers de la terre (concept qui revient ailleurs dans le Coran), ou encore les héritiers de la promesse, c'est la même chose.
La promesse en question est celle au sujet de la terre promise.
Au sens littéral, la terre sainte conquise par Josué, mais l'expression doit se lire au sens eschatologique comme une prophétie perpétuellement à l'inaccompli jusqu'à ce que la fin des temps advienne.
Dans une perspective eschatologique, la terre désigne, non pas le globe terrestre, si tant est qu'on pensait que la Terre était ronde, mais l'ensemble des nations.
Hériter de la terre signifie porter le salut à la fin des temps pour l'ensemble des nations.
L'expression "fin des temps" est à lire au sens messianique : c'est la venue du Messie, la fin de l'Exil pour le peuple d'Israël, la restauration du Temple, une Loi renouvelée et allégée, l'entrée des nations (des païens) dans l'Alliance avec Dieu, etc.
Dans le contexte des divisions internes au judéo-christianisme ancien, le débat était de savoir quelle obédience serait légitime à hériter de la terre lorsque la fin des temps adviendra, et possiblement de laquelle sortira le Messie.
L'histoire d'Adam dans le Coran, dans la péricope 2.30-2.33 a beau être une histoire de création, il faut la lire au sens eschatologique, au sujet de la promesse qui doit s'accomplir, qui va s'accomplir, à la fin des temps.
A travers cette histoire, le prédicateur de la sourate 2 veut signifier les choses suivantes :
* ne peuvent être les héritiers de la terre et de la promesse, et apporter le salut aux nations, ceux qui "sèment la corruption" ("fassada") sur la terre
* la connaissance intime du divin n'est d'aucune utilité pour en vue du salut, surtout quand elle est revendiquée par ceux qui "sèment la corruption" sur la terre
* seuls les messagers envoyés par Dieu peuvent faire accéder l'humanité au salut.
L'emploi du verbe "fassada" est extrêmement fort en réalité : il est utilisé par exemple pour désigner le comportement de Pharaon (versets 7.103 et 28.4), qui égorge les fils et viole les femmes.
Au verset 7.85, il désigne le fait de tricher sur les poids et mesures.
Dans la sourate 2, verset 2.205, il désigne le comportement de celui qui saccage culture et bétail.
Au verset 2.220, il désigne le fait de causer du tort aux orphelins.
Le verbe fassada ne désigne pas dans le Coran un refus de croire en un dieu unique, car dans le contexte, ce n'est pas l'enjeu.
Il désigne un comportement contraire à l'éthique telle que Dieu la voudrait, selon le prédicateur, probablement à défaut de loi applicable, ou une situation d'oppression tyrannique.
Avant d'arriver au verset 2.30, le mot "fassada" ou ses dérivés est déjà employé aux versets 2.11, 2.12, 2.27 pour dénoncer le comportement de ceux qui sont la cible du prédicateur.
En particulier, le verset 2.11 parlent de ceux qui sèment la corruption sur la terre tout en se présentant comme "muslihun".
La plupart des tafsirs traditionnels (ex. ici https://quranx.com/Tafsirs/2.11) semblent avoir du mal à expliquer précisément à qui le reproche est fait (les "hypocrites" ?) et pourquoi. En particulier, le mot "muslihun" (réformateur ?) leur semble assez obscur dans ce contexte.
Aucun bien sûr ne fait le lien avec la péricope 2.30-2.33.
Dans la sourate 7, intervient deux fois cette idée, aux versets 7.56 et 7.85 (ici à propos de Madyan et Chouaïb) : ne semez pas la corruption sur la terre après qu'elle a été "réformée".
Là encore, il conviendrait de se tourner vers la pensée juive ancienne pour comprendre de quoi il s'agit.
Lorsqu'on est à la fin des temps, le Messie doit venir au comble de l'épreuve et des tribulation, et parmi ses prérogatives, il y a celle de renouveler et alléger la Loi et la condition humaine.
Il y a d'ailleurs dans la Tradition islamique un hadith qui mentionne que lorsque Mahomet est monté au ciel pour discuter avec Dieu, Dieu lui a prescrit 50 prières quotidiennes pour les musulmans. Mahomet, en redescendant a croisé Moïse au ciel, qui lui a dit que c'était trop et de négocier avec Dieu une diminution du nombre.
Ainsi Mahomet serait parvenu à négocier 5 prières quotidiennes au lieu de 50.
Ce hadith suit très bien le schéma de l'allègement de la Loi cher à la pensée juive antique.
(Au passage, certaines traditions juives envisagent la possibilité que plusieurs Messies surviennent à différents moments de l'histoire).
Pour en revenir aux versets 2.11 et suivants, ainsi qu'à la péricope 2.30-2.33, nous sommes dans une situation historique et politique qui, qu'elle soit perçue par le prédicateur, ou telle que le prédicateur rapporte la perception de ses adversaires (c'est-à-dire ceux dont il rapporte qu'ils se prétendent "muslihun"), appelle à un changement digne des temps messianiques.
Ceux à qui le prédicateur s'oppose sont en train de mettre en œuvre un nouveau système politico-religieux (ça se dit "din" en arabe coranique), mais ce système, le prédicateur le dénonce comme tyrannique.
A ce stade, il convient de noter un autre aspect du gnosticisme exposé ici : http://www.gnosis.org/gnintro.htm (attention, cette page expose plutôt une vision modernisée du gnosticisme, il serait préférable de se référer aux textes anciens. Je la cite par facilité).
Le gnosticisme en général méprise les systèmes de règles de conduite, c'est-à-dire les lois, au motif que sont des instruments d'asservissement des puissances maléfiques.
Le gnosticisme préfère une éthique fondée sur l'illumination de l'âme.
Il se trouve que c'est un point fondamental sur lequel les traditions gnostiques juives ou judéo-chrétiennes sont susceptibles de se démarquer des traditions juives plus classiques : dans la Bible, le salut passe par la Loi, c'est-à-dire un système de lois donné par Dieu.
Une éthique fondée sur l'illumination de l'âme est très certainement ce que le Coran appelle avec mépris à plusieurs reprises "suivre les passions" (atba'a al-hawa).
On tient certainement ici le point de discorde fondamental entre le prédicateur coranique et ses adversaires : le prédicateur rejette le salut gnostique par la connaissance du divin parce que cette conception, telle que mise en œuvre par les adversaires du prédicateur, ne les incite pas à développer un système de lois conforme à l'éthique que Dieu voudrait, et par conséquent, conduit à la tyrannie.
Après la péricope sur la création d'Adam et le péché originel (que je n'ai pas expliqué), on trouve une exhortation aux "fils d'Israël", puis un rappel de l'histoire de Pharaon et de Moïse.
A ce propos, il ne faut pas comprendre dans l'expression "fils d'Israël" les juifs en général, mais la société à laquelle appartenait le prédicateur et ses adversaires. Je reviendrai après là-dessus.
Moïse, faut-il le rappeler, fut le "Législateur des Hébreux", selon une formule empruntée à Flavius Josèphe.
Son souvenir est convoqué ici, non pas pour appeler les juifs à suivre Mahomet comme le prétend la Tradition islamique, mais parce que dans la polémique sur la conception du salut que j'ai exposée ci-dessus, le prédicateur rappelle que quand on se désigne comme "fils d'Israël", la Loi doit faire partie de l'identité.
Le prédicateur rappelle ainsi opportunément aux verset 2.44-2.45 que réciter la Torah, le "Livre", pendant la prière, implique aussi de suivre la Loi divine.
Le verset 2.53 indique que furent donnés à Moïse la Torah (le "Livre"), et al-"Furqan".
"Furqan" est un mot particulièrement compliqué dans le Coran, et son sens arabe de "critère" ou "discernement" est certainement erroné.
Fred Donner (voir https://www.academia.edu/1013511/Quranic_Furqan_2007_) a théorisé que le mot "Furqan" pouvait avoir deux sens possibles :
* l'un assez classique venu du syriaque "purqana", signifiant la rédemption
* l'autre, théorisé par Donner, pourrait résulter d'une confusion graphique d'écriture avec un autre mot syriaque, puqdana, signifiant "commandement".
Le verset 2.53 rappellerait donc, selon Donner, qu'à Moïse furent donnés la Torah et les commandements, c'est-à-dire la Loi.
Le prédicateur rappelle également à travers l'histoire de Moïse combien sa mission de délivrer la Loi au peuple d'Israël fût parsemée d'embûches dues à son propre peuple.
Ainsi, les versets 2.51 et 2.54 rappellent la faute biblique du veau d'or pendant que Moïse était auprès de Dieu pour recueillir les commandements.
Ici, le mot "veau" dans le Coran fait appel à un procédé typique du midrash qui est la double-entente.
Veau dans le Coran se dit ʿij'l (عِجْل), mais le mot est en assonance avec le verbe ajila (عَجِلَ), le nom ʿajal (عَجَل), l'adjectif ʿajūl (عَجُول), de manière général les mots formés sur la racine ʿayn jīm lām (ع ج ل) et dont le champ lexical recouvre celui de la hâte et de l'impatience.
C'est-à-dire que le prédicateur, à travers le mot ʿij'l (عِجْل) / veau, veut qu'on entende la notion d'impatience et d'immédiateté. C'est ce qu'on appelle la double-entente, et c'est typique du midrash. C'est aussi un procédé qu'on retrouve ailleurs dans le Coran.
Cette notion d'impatience et de hâte au sujet d'un récit de portée eschatologique, comme celui de Moïse, renvoie à un débat crucial interne au judaïsme ancien.
Je renvoie ici à l'ouvrage de Maurice Mergui, un Étranger sur le toit qui explique la chose.
Le Messie doit venir, ou revenir, c'est selon, c'est une certitude. Mais la question est celle du moment.
Pour les traditions juives de types pharisiennes, celles qui ont donné le judaïsme rabbinique, le Messie viendra un jour, mais pas tout de suite.
Pour d'autres traditions juives, qui ont donné par exemple le christianisme, le moment, c'est possiblement maintenant.
Il semble assez clair que le Coran donne en général un témoignage d'une pratique du judaïsme dans la société du prédicateur qui n'était pas celle du judaïsme rabbinique.
Ce que suggère cette double-entente de l'histoire du veau rappelée dans le Coran, c'est que le prédicateur reproche à ses adversaires de décréter l'avènement d'une ère messianique de manière prématurée, alors que les commandements n'ont pas encore été donnés.
Par ailleurs, comme je l'ai dit plus haut, la tradition juive veut que le Messie advienne au comble de l'épreuve.
Certains mouvements politico-religieux, tant passés qu'actuels, sont tentés de donner un "coup de pouce" pour hâter la venue du Messie en semant le chaos (au passage, une autre traduction possible du verbe "fassada").
Le prédicateur reproche donc à ses adversaires de semer le chaos (ou la corruption) pour décréter prématurément l'entrée dans une ère messianique, alors que la Loi n'a pas été renouvelée de manière adéquate, le tout avec une conception du salut fondé sur la connaissance du divin qui n'est, selon lui, d'aucune utilité.
Le verset 2.55 rappelle un épisode biblique où les Israélites sont foudroyés après avoir vu Dieu. Dans le contexte du Coran, avec ce que j'ai expliqué précédemment, il semble assez clair que le rappel de cette épisode a été utilisé pour insister davantage sur l'inutilité de la connaissance du divin.
Les versets 2.65 et 2.66 parlent de ceux des fils d'Israël qui ont "transgressé le shabbat" et sont ainsi traités de singes abjects.
Transgresser le shabbat est une expression qui n'a rien à voir avec le fait d'allumer un feu le samedi, ou tout autre activité traditionnellement interdite pendant le shabbat.
Transgresser le shabbat est une expression eschatologique pour décréter que la fin des temps c'est maintenant.
Il est important de noter que ces versets disent : vous avez bien connu ceux qui..., nous les avons punis pour faire un exemple aux autres autour et à ceux qui viennent après.
C'est donc que ces versets doivent probablement faire référence à des événements dans un passé très proche lorsque l'auteur a rendu public la sourate 2 pour la première fois.
Pour ma part, je pense que le Coran dans ces versets 2.65 et 2.66 fait référence aux événements de Jérusalem en 614-617, et en particulier à l'épisode de Néhémie ben Hushiel (https://en.wikipedia.org/wiki/Nehemiah_ben_Hushiel).
Néhémie ben Hushiel, selon diverses narrations, s'était déclaré Messie, à la faveur de la politique favorable aux Juifs de la part des Perses qui contrôlaient Jérusalem depuis 614.
Il entreprit de reconstruire le Temple.
Des témoignages de chroniqueurs chrétiens racontent les massacres commis contre les chrétiens à Jérusalem par les Juifs et les Perses à ce moment-là.
Puis les Perses changèrent de politique, et favorisèrent les chrétiens.
Néhémie ben Hushiel fut tué ainsi que de nombreux juifs en 617, mettant fin au rêve messianique des Juifs.
Puis Jérusalem fut reprise par les Byzantins.
Si on retient cette interprétation des versets 2.65 et 2.66, alors il convient de lire Sébéos avec une certaine circonspection (http://remacle.org/bloodwolf/historiens ... _ftnref317)
Sébéos dans sa chronique raconte que les Juifs après avoir été chassés par les Byzantins allèrent trouver en Arabie un marchand du nom de Mahomet, très versé dans la Loi de Moïse, et dont la prédication avait obtenu le ralliement de toute l'Arabie derrière lui, et ce, afin d'obtenir son aide.
Mahomet, d'après Sébéos, les encouragea à reconquérir la Palestine, aidés par une armée arabe.
Pareille narration est passablement contradictoire avec l'interprétation des versets 2.65 et 2.66 que j'ai donnée plus haut.
Sébéos indique que cette histoire lui a été racontée par des prisonniers arabes, ce qui suggère que soit le Mahomet de l'histoire de Sébéos n'est pas l'auteur de la sourate 2, soit à l'époque de Sébéos, une tradition concurrente de la Tradition islamique classique circulait avant de sombrer dans l'oubli.
Les versets 2.58 et 2.59 sont relatifs à l'exploration de la Terre Promise.
Le Coran dit "Entrez dans cette contrée, et mangez-y à l'envie où il vous plaira; mais entrez par la porte", et que les injustes y substituèrent une autre parole.
Il s'agit ici d'une allusion à un épisode de l'Exode appelé parfois "la faute des explorateurs".
Cette faute est narrée dans le Livre des Nombres aux chapitres 13, 14 et suivants, ainsi que dans le Deutéronome, chapitre 2.
Moïse avait envoyé des explorateurs faire une reconnaissance de la Terre Promise, et les explorateur, sauf deux d'entre eux, Josué et Caleb, avaient produit un rapport calomnieux sur elle.
En punition, les Hébreux ont été condamnés à errer dans le désert pendant 40 ans, jusqu'à ce que cette génération s'éteigne.
Pendant leur errance, les Hébreux ont reçu de Dieu et de Moïse la consigne de traverser trois contrées sans y faire la guerre.
Dans la tradition juive ancienne, cet épisode a été ensuite interprété dans un sens eschatologique, voire a peut-être été écrit dès le début en ce sens.
Au sens eschatologique, la faute des explorateurs désigne la réticence de la part d'une partie des Juifs à préparer les conditions de l'entrée dans l'ère messianique promise et le monde à venir.
La curieuse expression employée par le Coran "entrez par la porte" est en fait une expression qu'on retrouve souvent dans la pensée juive ancienne, midrashs, Nouveau Testament, etc., et désigne symboliquement le fait de se convertir, plus spécialement au monde à venir.
Derrière ces versets 2.58 et 2.59, le prédicateur de la sourate 2 reproche donc à ses adversaires de commettre la faute des explorateurs en ne préparant correctement l'entrée dans le monde à venir.
A noter que le verbe sajjada dans le verset 2.58 ne voulait probablement pas dire se prosterner dans le Coran, mais plutôt écouter et obéir (les deux ensembles).
Une fois encore, on peut mesurer un décalage entre le sermon de la sourate 2 et le récit de Sébéos, à se demander s'il s'agit bien de la même personne.
D'ailleurs, le Mahomet de la narration de Sébéos rappelle la promesse inconditionnelle de Dieu que la descendance d'Abraham, tant par Isaac que par Ismaël, héritera de la Terre Promise, alors que le prédicateur de la sourate 2 au verset 2.124 a une vision beaucoup plus restrictive de l'héritage en ce sens que l'engagement de Dieu à l'égard de la descendance d'Abraham ne concerne pas les injustes.
Le verset 2.85 reproche à son auditoire ou ses adversaires de s'entretuer, d'expulser les gens de leurs maisons, d'exiger une rançon de leurs coreligionnaires captifs.
On pourrait continuer avec les autres versets, mais à ce stade, mesurons le décalage entre ce qu'on peut comprendre du Coran par la pensée juive antique et ce qu'en raconte la Tradition islamique.
Dans la Tradition islamique, les Arabes, juifs et polythéistes vaquaient tranquillement en toute insouciance à leurs petites occupations quotidiennes.
La Révélation coranique a alors sonné comme un coup de tonnerre dans un ciel serein.
Elle a déboulé tel un chien dans un jeu de quilles alors qu'ils n'avaient rien demandé, et a tout renversé.
Les Juifs, selon la Tradition islamique qui fait de leurs rabbins avoir une lecture quasi-littérale et foncièrement naïve de la Bible, attendaient un prophète mais rien qui soit relié à une situation critique.
Les versets de la sourate 2 relatifs à Moïse que j'ai cités plus haut devaient les convaincre de l'authenticité de la prophétie de Mahomet, et évidemment, ça n'a pas marché.
Quant aux polythéistes mecquois, ils ne persécutaient les musulmans qu'en réaction à la prédication de Mahomet.
En somme, si la situation a tourné au conflit, ce n'est qu'en raison de la volonté de Mahomet de soumettre l'Arabie à sa prédication à laquelle certaines tribus se sont opposées.
Le Coran décrypté à travers la pensée juive antique donne une toute autre image de la situation de l'Arabie, ou en tout cas du Hedjaz.
En fait, la situation telle que la perçoit le prédicateur de la sourate 2 est catastrophique : des groupes sèment le choas ou exercent une domination tyrannique.
Mais cette situation catastrophique signifie aussi qu'elle était mûre pour un changement d'ère selon les signes (Ayat) caractéristiques du monde à venir décrits dans les enseignements judaïques.
Cette lecture soulève toutefois un grave problème : comment se fait-il que la Tradition islamique ait pu passer ainsi sous silence une situation pareille où régnait le chaos à l'époque de Mahomet ?
C'est incompréhensible, à moins que...?
A moins que ce soit écrit mais que nous n'arrivions pas à le voir.
Parvaneh Pourshariati dans son ouvrage Décline and Fall of the Sasanian Empire, consacré à la chute de l'empire perse a montré de façon très brillante et précise, en croisant les textes racontant la conquête arabe de la Perse avec des sceaux royaux de l'époque que les Arabes auraient commencé à attaquer la Perse beaucoup plus tôt que ce que raconte la Tradition islamique.
Plutôt vers 627 que vers 636.
Or en 627, Mahomet était réputé être en grande difficulté à Médine.
Par ailleurs, la conquête de la Perse est réputée avoir eu lieu après les guerres de Ridda, placées entre 632 et 634.
Il serait logique de respecter cet ordre chronologique en déplaçant le début de la conquête de la Perse de 636 à 627, ce qui placerait les guerres de Ridda par exemple vers 623, voire peut-être avant, vers 620 ou 621.
En effet, face à des Arabes affaiblis par leurs guerres internes, les Perses n'auraient eu certainement aucun mal à reprendre le dessus à ce moment-là.
Les guerres de Ridda sont un épisode passablement obscur de l'histoire de l'islam.
Dans la Tradition islamique, elles ont pour origine la mort de Mahomet et le refus de la plupart des tribus arabes de continuer à payer le tribut, la zakat, à son successeur Abu Bakr.
Elles sont aussi appelées guerres d'apostasie, pourtant il n'y a pas eu de tentative de retour au polythéisme.
La Tradition islamique raconte qu'un certain nombre de "faux" prophètes s'y sont illustrés, dont l'énigmatique Musaylima, qui avait la fâcheuse tendance à plagier la Révélation coranique de Mahomet.
Même au sein de l'islam, les guerres de Ridda continuent à susciter un malaise, car si on lit bien, Abu Bakr a en réalité mené une guerre sans merci contre d'autres croyants, y compris contre des gens réputés fervents musulmans selon la Tradition.
C'est avec grand peine que la Tradition islamique a tenté de justifier théologiquement ces guerres.
S'il y a un épisode historique qui pourrait parfaitement correspondre à la situation catastrophique que décrit le prédicateur de la sourate 2, où des croyants rançonnaient d'autres croyants et leur faisaient la guerre, c'est bien le temps des guerres de Ridda, si on veut bien admettre que le prédicateur n'était pas du côté d'Abu Bakr, ou éventuellement de son prédécesseur, mais était l'un de ses (nombreux) opposants.
Le fait que dans cette histoire, tout le monde se revendiquait "croyant" a certainement rendu compliqué pour les transmetteurs de tradition, des décennies après dans les narrations, de faire correctement la part des choses, si tant est qu'ils aient eu cette intention.
Je fais l'hypothèse qu'il s'est passé la chose suivante.
La guerre entre les deux grands empires, byzantin et perse, a été vu comme un signe que le Messie allait venir ou revenir, car dans la pensée juive antique, l'affrontement des empires est un signe de la fin des temps.
Cette vision a suscité différents prophètes en Arabie se prenant pour le Messie.
L'un d'eux au Hedjaz vers 620 ou 621 a pris le titre énigmatique de MHMD, que je ne m'explique pas très bien mais qui semble avoir une résonance messianique, et a entrepris de fédérer toute l'Arabie sous sa férule, ce qui a engendré les guerres dites de Ridda, qui feront l'objet plus tard d'une réinterprétation par la Tradition islamique.
Un de ses opposants a alors entrepris de rédiger une série de sermons pour dénoncer cette façon de faire.
Ces sermons plus d'autres seront plus tard rassemblés dans l'ouvrage qu'on appelle aujourd'hui "Coran".
Bien longtemps après, la Tradition islamique réussira ce tour de force de condenser les deux personnages opposés en un seul, en jouant sur l'ambiguïté des mots, et le caractère extrêmement elliptique du Coran.
A la mort de MHMD, un successeur lui est désigné, qui prend aussi un nom messianique : Abu Bakr, le père de la Vierge, c'est-à-dire non pas le père d'Aïcha, mais le "père" du Nouvel Israël.
Le successeur d'Abu Bakr, Omar, surnommé Farouq, est probablement celui qui concentre le plus de narrations relatives à des attributs messianiques sur sa personne, en particulier :
* Farouq ne signifie pas comme en arabe celui qui discerne le bien du faux, mais vient du syriaque Paroqa, le Rédempteur
* La Tradition islamique raconte qu'il est entré à Jérusalem à dos d'âne lors de la reddition de la ville, à la manière de Jésus
* Un document d'époque, la Doctrina Jacobi, rapporte, sans le nommer, outre qu'il revendiquait être prophète, qu'il clamait détenir les "clés du paradis". Cette curieuse expression, qu'on attribue aussi à Pierre, disciple de Jésus, fait allusion à un midrash rapporté dans le Talmud : lors de la prise et de la destruction du Temple de Salomon par Nabuchodonosor, un groupe de prêtres lancèrent vers le ciel (donc vers Dieu) les clés du Temple en criant "Reprends tes clés, nous n'en avons pas été dignes".
Ce qui implique que le Messie, envoyé donc par Dieu, reviendra avec les fameuses clés pour rebâtir le Temple.
Je n'ai pas trouvé de narration évidente sur le profil messianique de Othman, qui a peut-être laissé un trop mauvais souvenir pour cela.
Quant à Ali, Mohamed Ali Amir-Moezzi a rapporté des hadiths chiites où il aurait revendiqué être le deuxième Messie, mais je n'ai pas les références.
Quant à Mu'awyia, une chronique chrétienne d'époque (la Chronique Maronite, de mémoire, à confirmer) raconte qu'il se fit acclamer roi par une assemblée de notables arabes sur le Mont Golgotha à Jérusalem, le lieu de la crucifixion du Christ, qu'un tremblement de terre se fit sentir, et qu'il allât se recueillir sur la tombe de Marie.
On aurait voulu faire signifier par là qu'il était le Christ revenu sur terre qu'on n'aurait pas fait plus explicite.
L'événement est totalement passé sous silence dans la Tradition islamique.
Le Mont Golgotha n'a aucune signification coranique étant donné que le Coran nie explicitement la crucifixion du Messie.
On a donc de MHMD à Mu'awyia une succession de chefs arabes dont les narrations rapportent, soit directement, soit indirectement, qu'ils ont prétendu au titre de Messie revenu sur terre.
Or dans la Tradition islamique, ces prétentions messianiques sont gommées, ou font l'objet de réinterprétations diverses.
Deux choses fondamentales de l'histoire des débuts de l'islam ont donc été occultées par la Tradition islamique ultérieure :
* Les prétentions messianiques des premiers dirigeants arabes
* Le Coran comme texte d'opposants à ces mêmes dirigeants.
Avec ce qui précède, la raison pour laquelle le sens du Coran comme texte d'opposition aux premiers dirigeants arabes a été oubliée devient à mon avis facile à comprendre : le prédicateur du Coran n'a jamais eu le pouvoir, il est peut-être tombé lors des guerres de Ridda.
Sa prédication s'est diffusée de manière incontrôlée via les différents canaux d'opposition au cours du 7e siècle, par exemple peut-être les Kharijites, ou Ibn Zubayr.
La raison pour laquelle le Coran a pu continuer à être utilisé par des opposants après alors que ses motivations initiales ont été oubliées est qu'une promesse écrite à l'inaccompli ne peut que perpétuellement vouée à être accomplie : la tyrannie et l'oppression demeurent, donc nous ne sommes pas encore entrés dans le monde d'après, celui de l'ère messianique, nous sommes encore dans l'ère de la fitna, donc il faut lutter (verset 2.191). Voilà en somme le raisonnement qui a sous-tendu la perpétuation de la prédication coranique pendant le 7e siècle.
Pendant ce temps, faute de contrôle, centralisé, le Coran a vraisemblablement subi ajouts et interpolations diverses.
Le cycle s'est cassé lorsque le pouvoir a décidé de s'emparer de cette prédication : c'est ce qu'a fait le calife Abd al-Malik à la fin du 7e siècle, et c'est à ce moment qu'on commence à voir le Coran vraiment entrer dans l'histoire (cf Fred Donner, Qur’ânicization of Religio-Political Discourse in the Umayyad Period https://journals.openedition.org/remmm/7085?lang=fr)
Je n'ai pas malheureusement pas de références précises à donner sur ce point, juste une hypothèse que je trouve logique : Abd al-Malik a probablement commandé à différents savants religieux de produire une narration racontant l'accomplissement de la promesse, sans trop remettre en cause ses prédécesseurs qui constituaient l'assise de son pouvoir.
Le gommage des traits messianiques trop proéminents qui étaient associés aux premiers dirigeants arabes pourrait venir de là, car on ne peut pas entrer dans l'ère de la promesse accomplie tant que chaque nouveau dirigeant prétend être un Messie.
A la place, ils sont requalifiés en "califes", titre qui a l'avantage d'être compatible avec le Coran.
Je dis qu'il s'agit d'une commande de la part du calife, car le récit de Sébéos semble être une narration concurrente de la narration traditionnelle.
Comme si plusieurs narrations avaient été élaborées en parallèle avant que l'une d'elles, celle que nous connaissons aujourd'hui, s'impose sur les autres.
Que penser des narrations selon lesquelles le Coran aurait été compilé sous les ordres du troisième calife, Othman ?
Il y a plusieurs hypothèses envisageables.
Il se peut que le Coran ait en effet été compilé à l'époque d'Othman, mais que "à l'époque" ait ultérieurement été compris comme "sous les ordres de".
Une autre hypothèse est qu'il aura fallu un peu atténuer la mauvaise réputation d'Othman en lui attribuant un mérite quelconque par charité.
Il y a une autre hypothèse qui m'a été inspirée à partir une remarque fondamentale trouvée chez Alfred-Louis de Prémare, les Fondations de l'Islam.
Si on admet que le mot arabe qur'an vient du syriaque qeryana qui signifiait lectionnaire, alors ce mot en arabe n'a certainement pas été inventé pour désigner le seul Coran dont nous parlons.
Mais qu'au contraire, il y a eu très certainement de multiples lectionnaires différents, et donc autant de corans tous différents les uns des autres.
Quand les collecteurs ultérieurs de traditions ont rassemblé les narrations rapportées au sujet du "coran", comment être sûr que ces narrations parlaient bien du Coran dont nous parlons ?
L'hypothèse que différents textes aient été appelés chacun "coran" et distincts du corpus du Coran pourrait assez bien expliquer certaines narrations pour le moins étranges :
* les chiites qui se plaignent qu'on a enlevé du Coran les passages où Mahomet désigne Ali pour lui succéder. C'est totalement impossible que ce genre de passage ait jamais existé dans le Coran dont nous parlons, mais ça pourrait s'expliquer si le premier Messie arabe MHMD avait un lectionnaire (un "coran") dans lequel il désignait quelqu'un de sa famille comme successeur.
* des hadiths qui mentionnent des passages ou des sourates qui n'existent pas.
* une mystérieuse sourate la Chamelle mentionnée par Jean de Damas, qui ne se trouve pas dans le Coran.
Alors Othman aurait très bien pu ordonner la collecte d'un lectionnaire (un "coran"), qui n'a rien à voir avec le coran "Coran", lectionnaire perdu depuis, ou éventuellement intégré au corpus de hadiths.
Pour déjà complexe qu'il puisse sembler, ce schéma que j'ai exposé dans ce post est sans doute encore trop simpliste.
Le Coran témoigne que le prédicateur a eu à faire face à une dissidence de son propre mouvement.
Ces dissidents sont appelés "munafiqun" dans le Coran.
Munafiq ne voulait pas dire hypocrite au sens de la contradiction entre la pensée et les actes, même si ce sens n'est peut-être pas complètement absent du Coran.
Munafiq désignait ce qui sort, typiquement donc des dissidents. Le mot est relié à d'autres mots de même racine qui signifient dépenses, dans le sens de ce qui sort de la poche.
Le sens est volontiers le même que kharijite (ceux qui sont sortis).
La Tradition n'est pas très claire sur ce que deviennent ces munafiqun, ils semblent rentrer dans le rang et disparaître de l'histoire.
Le Coran n'est pas non plus très clair sur ce qui est reproché à ces dissidents, si ce n'est qu'ils sont surtout dissidents.
Je pense toutefois que ces dissidents ont joué un rôle beaucoup plus grand dans la genèse de l'islam que ce qu'on pense.
La raison en est la suivante. En islam, la shahada, la profession de foi par laquelle on atteste qu'il n'y a de divinité que Dieu, et que MHMD est le messager de Dieu, est le pilier numéro de la foi. C'est en la prononçant qu'on se convertit à l'islam.
Pour autant, elle est totalement absente du Coran. Nulle part dans le Coran il n'est exigé de prononcer ce serment pour adhérer à la prédication du Coran.
Cette absence est tout de même surprenante.
Plus intéressant encore, le seul endroit où un serment similaire est évoqué est au verset 63.1, où le prédicateur s'offusque qu'on prononce ce serment "nous attestons que tu es le messager de Dieu", au motif que Dieu sait bien qu'il est Son messager, et que donc ce serment est une tromperie.
Encore plus intéressant, au verset 63.1, ce sont ces fameux dissidents qui prononcent ce serment.
La shahada n'apparaît mentionnée dans l'histoire qu'à partir du règne d'Abd al-Malik.
Sa ressemblance avec le serment du verset 63.1 indique qu'elle a été colportée au fil du temps par ces dissidents, ou bien un mouvement initié par les dissidents d'origine.
Évidemment, ces dissidents ne se désignaient pas comme dissidents eux-mêmes, mais certainement comme croyants, voire comme musulmans.
Du point de vue des collecteurs ultérieurs de traditions, ils sont donc certainement indiscernables des autres croyants et des autres musulmans. Encore une fois, il a dû leur être compliqué de faire la part des choses quand tout le monde revendique les mêmes qualités.
Bien que le Coran soit passablement évasif sur les raisons de cette dissidence, il semble tout de même, et on retrouve un peu cette idée dans la Tradition, que ces dissidents voulaient se concilier le pouvoir arabe, contre lequel luttait le prédicateur.
C'est-à-dire utiliser l'élan de la prédication coranique pour promouvoir une inflexion politico-religieuse avec le pouvoir arabe.
Avec bien sûr à la clé, d'éventuels avantages en terme politique, financier, etc.
D'où le dépit du prédicateur, qui estime donc se faire rouler par ces dissidents.
Toutefois, en dépit de ses menaces de tout dévoiler de leurs agissements (verset 9.64), il n'en sera rien, à moins que cette partie n'ait pas été transmise.
Il s'agissait peut-être de ne pas totalement se couper d'eux au cas où (voir le verset 57.13 où leur sort auprès de Dieu semble assez ambigu).
Ultérieurement, sous le règne d'Abd al-Malik, ce mouvement initié par la dissidence originelle plusieurs décennies auparavant est nécessairement devenu un maillon essentiel entre le calife et les mouvements se réclamant de la prédication coranique.
Eux seuls auraient été en mesure d'avoir des relais auprès de l'entourage du calife tout en étant capable d'instrumentaliser l'interprétation du Coran dans l'intérêt du calife.
Eux seuls pouvaient concilier l'histoire de MHMD et de ses successeurs avec celle du prédicateur du Coran et de condenser ainsi les deux personnages en un seul, parce que précisément depuis le début, ils étaient dans une démarche de conciliation entre les deux tendances.
Si on fait le bilan :
* des différents arguments qui précèdent, il y en a pour lesquels j'ai pu apporter une démonstration, et d'autres qui me semblent malheureusement indémontrables, en tout cas à partir de ce dont j'ai connaissance.
* le Coran était au départ un texte d'opposants farouchement opposés à la manière dont le pouvoir arabe a fondé un Etat vers 620/621. C'est le décodage par la pensée judaïque antique qui l'indique.
* Le premier dirigeant avait le titre ou le nom de MHMD, ce qui implique que la prédication coranique était dirigée contre MHMD et non pas émanait de lui.
* les guerres de Ridda ont certainement eu lieu beaucoup plus tôt que ce qu'indique la Tradition, et les premières sourates (en particulier la sourate 2) ont vraisemblablement été écrites dans ce contexte.
* la prédication coranique a vraisemblablement continué à se diffuser via des canaux non contrôlés d'opposants aux successeurs de MHMD.
* Ces oppositions récurrentes galvanisées par le Coran ont vraisemblablement motivé le calife Abd al-Malik à la fin du 7e siècle à s'en emparer à son tour pour leur couper l'herbe sous le pied.
* les dissidents (munafiqun) ont vraisemblablement joué un rôle fondamental dans l'intégration du Coran au sein du corpus de traditions des Arabes de plusieurs manières :
-- en restant en lien avec le pouvoir politique en dehors de mouvements d'opposants
-- en réorientant l'interprétation du Coran dans un sens plus favorable au pouvoir politique afin d'en neutraliser le contenu contestataire
-- en produisant des narrations capables de concilier des narrations historiques opposées.
-- bien entendu, ces dissidents ne se désignaient pas eux-mêmes sous ce vocable munafiqun.
Ils n'avaient peut-être même conscience d'être visés ainsi par ce terme.
On tiendrait peut-être là une explication de certaines exégèses du verset 2.11 qui indiquent que ces sont les munafiqun qui étaient visés.
-- ce rôle supposé des dissidents donne une coloration un peu "complotiste" à la thèse que je défends. Toutefois, ces dissidents sont mentionnés dans le Coran. Je ne fais que supposer qu'ils n'ont pas disparu comme par magie.
* ces deux modes de transmission, via des canaux non contrôlés d'opposants, et via des dissidents prêts se concilier le pouvoir, expliquent, je pense, très bien pourquoi le sens d'origine du Coran s'est perdu, et pourquoi on n'est pas capable d'expliquer facilement la présence de certains mots dans le Coran.