Abdelwahab Meddeb, essayiste :
« L'horizon éthique doit primer sur la loi islamique ».
Défenseur d'une civilisation moderne qui transcenderait les clivages communautaires Abdelwahab Meddeb appelle à déclarer caducs des pans entiers du livre saint de l'islam.
Jean-Christophe Ploquin
Depuis les attentats du 11 septembre 2001, vous débusquez ce qui, au coeur de l'islam, peut mener à la violence terroriste. Vous appelez notamment les musulmans à comprendre que le Coran mêle prophétisme et contingence. Êtes-vous entendu ?
Abdelwahab Meddeb : La situation n'est pas bonne. Elle se dégrade de jour en jour. Une idéologie, l'intégrisme diffus, est en train de façonner le sujet islamique, grâce notamment à l'adaptation spectaculaire de son message à la télévision satellitaire. Les prêches, les leçons de théologie deviennent de plus en plus nombreuses sur les chaînes diffusées pour la plupart de la péninsule arabique.
Le point de départ, c'est la naissance à la fin des années 1920 du mouvement des Frères musulmans, avec pour projet de créer d'une manière polémique, forte, violente, une identité alternative par rapport à l'identité hégémonique de l'Occident. Ils refusent cette assimilation entre modernité et occidentalisation. C'est la réaction d'une tradition blessée, qui a peur de se sentir destituée. Or l'entrée dans la modernité nécessite un travail de deuil et engendre la douleur de la séparation.
Face à la violence que ce moment engendre, la plupart des États du monde arabe ont depuis passé un compromis avec les instances officielles de l'islam, malheureusement souvent acquises à l'intégrisme diffus : je vous donne la société et vous travaillez à cantonner la violence terroriste. Le résultat, spectaculaire dans un pays comme l'Égypte, c'est le renfoncement dans la superstition et l'obcurantisme.
Qu'est-ce qui motive votre engagement ?
J'essaie de sauver mon origine islamique dans le dépassement. Je travaille aussi pour l'islam européen et pour une frange du milieu lettré maghrébin qui a opté pour la modernité en conscience, même s'il conserve un lien très fort avec la croyance islamique. Il s'agit de conformer à la culture occidentale cette volonté de chercher un apaisement pour la dualité qui nous constitue. On retrouve aussi cette quête au Liban. Ce milieu est dans le désarroi. Il se sent de plus en plus étranger sur son propre sol, par rapport à sa propre communauté, et culpabilise en se demandant s'il n'est pas en train de défaillir. La pression du communautaire est très forte.
Vous appelez au renouvellement de l'exégèse coranique. Quel en est l'objectif ?
En tant qu'écrivain et critique formé à l'occidentale mais très informé par la tradition islamique, je vise à créer, à partir de l'espace de la scène islamique, un « post-islam », tout comme les amis d'origine juive et chrétienne avec qui je chemine, qui sont eux aussi dans le « post ». Cet « après » est le lieu où tout le monde peut se rencontrer, sans rien céder de son origine. C'est lui qui peut permettre aux musulmans d'Europe d'être en toute sérénité de plain-pied dans l'espace européen, dans les valeurs européennes. Plus largement, c'est lui qui contribuera à désenclaver la référence islamique pour qu'elle puisse circuler à l'échelle mondiale sur la scène commune. Bien sûr, le postulat élémentaire dans ce « post », c'est que personne ne prétend plus avoir toute la vérité !
Par où commencer ?
Le problème, c'est le statut du Coran, que la tradition islamique considère comme incréé, parole inaltérable de Dieu dans sa lettre même. Si l'on en reste là, il n'y a pas moyen de travailler sur la part du texte qu'il s'agit de neutraliser. Une part qu'on doit contextualiser et estimer caduque car elle appartient de toute évidence à un moment historique, à un état anthropologique très précis, celui du patriarcat. C'est pourquoi il me paraît essentiel de restaurer la thèse du Coran créé, en puisant notamment dans l'histoire de la pensée islamique, qui est un gisement très précieux. Cette démarche, qui nous permet de travailler sur le Coran de manière plus interventionniste, devient un enjeu démocratique majeur. Sur le fond, mon option est de donner la priorité à l'horizon éthique par rapport à l'injonction de la loi religieuse.
Vous semblez plus inspiré par l'utopie kantienne de paix des nations que par le projet de Mohammed, le prophète de l'islam. Pourquoi ?
Dans l'errance qui est la nôtre, qui nous amène à rencontrer des collègues qui peuvent devenir des amis et qui émanent d'autres communautés, comment pourrait-on demeurer dans l'exclusivisme communautaire ? C'est tout simplement impossible. Je suis rasséréné par la vision kantienne selon laquelle toutes les religions reviennent à une communauté, une identité, qui s'appelle LA religion.
Dans votre dernier ouvrage, vous consacrez trois chapitres à Benoît XVI et à la désormais fameuse controverse de Ratisbonne, un discours au cours duquel il avait laissé entendre que l'islam était une religion marquée dès les premiers temps par la violence. Vous dites que le pape est un « allié ». Dans quel sens ?
Le pape, disons-le sereinement, a été très maladroit et pas très diplomatique dans cet incident concernant l'islam. En tout cas, il a mis les pieds dans le plat ! Il sait que le sens commun islamique est actuellement fourvoyé plus que quiconque d'autre dans la production de violence au nom du dieu. Il faut que les musulmans acceptent d'ouvrir ce dossier.
Je trouve par ailleurs extraordinaire ce que son prédécesseur Jean-Paul II avait généré avec l'esprit d'Assise. Le fait d'inviter toutes les religions, même celles qui paraissaient les plus fantasques pour les monothéismes, celles qui sont encore profondément marquées par la superstition, par le mythe, était remarquable. Cette idée que toute forme de religion peut-être participante à la vérité, c'était une audace extraordinaire de la part d'un pape car c'était mettre à l'épreuve sa propre vérité et ce qu'il estimait être la seule religion vraie.
Source :
http://www.la-croix.com/