L’expérience accumulée de consultations avec des personnes originaires du Maghreb montre une référence constante aux djinns comme agents désignées de certaines maladies et/ou de certains troubles. Les travaux concernant les djinns sont relativement nombreux et pourtant il n’est pas aisé de s’en faire une idée éclairée.
Cette page traitera plus précisément de la dimension théologique. Les thèmes des pages suivantes seront les dimensions anthropologiques et les dimensions ethnopsychiatriques. L'ordre de présentation, et donc de lecture, est raisonnée.
Les difficultés rencontrées sont de plusieurs ordres. La première, si bien sûr l’on n’a pas accès à l’arabe comme langue et écriture, est de l’ordre de la traduction éventuelle. Éventuelle car, comme nous essaierons de le montrer, il n’est pas certain que la langue française contienne dans son stock lexicologique un équivalent acceptable. La seconde difficulté, d’ailleurs en partie liée à la première, est d’ordre culturel. En effet les représentations concernant les djinns sont essentiellement véhiculées, en tout cas depuis quelques siècles, dans le monde musulman. Les correspondances possibles de représentations sont insatisfaisantes et nous reparlerons après avoir « décrit » ce que l’on peut entendre par Djinn.
A l’intérieur même du monde musulman, _expression qu’il faut entendre ici comme on le ferait de celle de monde chrétien, c’est à dire comme une sorte d’aire culturelle prédominante ne présumant pas d’une unité ou d’une homogénéité parfaites, même dans le seul plan du religieux, il faut distinguer entre les références théologiques (Le Coran et les Hadîths), les savoirs particuliers des spécialistes (anthropologues - fqihs..) et les savoirs populaires. Ce sont là plusieurs niveaux dont les interrelations ne vont pas de soi. Dans ce que nous appellerons par commodité la culture populaire, il n'est pas envisageable de parler des djinns sans précaution. Le plus élémentaire est par exemple de prononcer Bismi Allah arrahman arrahim, Au Nom de Dieu : celui qui fait miséricorde, le Miséricordieux. Cette invocation est d'abord le premier verset de la première sourate, La Fatiha. L'usage même du vocable est craint et on lui substitue le plus souvent d'autres appellations que nous examinerons plus loin. Nous envisagerons successivement : la dimension théologique, les aspects anthropologiques, les djinns et les maladies.
Dimension théologique.
Cette dimension n'est pas historiquement la première car la croyance aux djinns est attestée dans les périodes pré-islamiques. Aujourd'hui cependant les croyants la réfèrent à l'Islam, aussi avons-nous pensé que l'étude de cette dimension devait être préliminaire afin de respecter leur point de vue.
Le Coran mentionne les djinns de nombreuses fois. Le tableau ci-dessous est un inventaire de ces mentions précisant les versets et la sourate dans laquelle ils se trouvent. Le lecteur encore plus exigeant (ou plus curieux) trouvera aussi les extraits traduits du Coran signalés dans le tableau.
Sourates Titre arabe Titre français (ou explication) Versets
S. 6 - La Mecque AL AN’AM Les bestiaux 100, 112, 128, 130
S. 7 - La Mecque AL A’RAF (séparation entre l’enfer et le paradis) 38 179
S. 11 - La Mecque HUD (nom d’un prophète) 119
S. 15 - La Mecque AL IHJR (vallée entre Médine et la Syrie) 27
S. 17 - Médine AL ISRA Le voyage nocturne 88
S. 18 - Médine AL KAHF La caverne 50
S. 27 - La Mecque AN NAML Les fourmis 17, 22, 39
S. 32 - La Mecque AS SAJDA La prosternation 13
S. 34 - La Mecque SABA (lieu d’Arabie) 12, 14, 41
S. 37 - La Mecque AS SAFFAT Les Rangs 158
S 41 - La Mecque FUSSILAT Les versets détaillés 25,29
S. 46 - La Mecque AL AHQAF (lieu - monticules de sables 18,29
S. 51 - La Mecque ADH DHARIYYAT Qui éparpillent 56
S. 55 - La Mecque AR RAHMAN Le Tout Miséricordieux 15, 31, 33, 39, 56, 74
S. 72 - La Mecque AL JINN Les Djinns 1, 5, 6
S. 114 - La Mecque AN NAS Les Hommes 6
Avec les anges (malaïka) et les démons (shayâtîn) les djinns forment une sorte de triptyque des entités non-humaines, généralement invisibles mais pouvant être perçues dans certaines conditions particulières. A vrai dire les lignes de démarcation entre ces entités sont parfois estompées ou ambiguës. Les djinns ne sont pas des démons mais il peut cependant arriver qu'ils soient traités ainsi s'ils ont fait du mal. Ainsi Iblis, dont l'équivalent hébreux et chrétien est plutôt Satan, est-il compté parmi les djinns dans le verset 50 de la sourate 18 alors qu'il est compté parmi les anges dans le verset 34 de la sourate 2. Iblis que de nombreux auteurs rapprochent du diabolos grec, ancêtre linguistique du Diable chrétien. De la même manière on sait que certaines confréries, les Gnoua par exemple, utilisent le mot mlouk comme équivalent à djinn alors que l'on peut y reconnaître la même racine (m.l.k.) que celle des anges. Nous reviendrons sur cette question dans un prochain paragraphe. Pour être au plus près des textes nous avons distingué entre les représentations des djinns issues du Coran d'avec celles issues du Hadîth.
Les djinns et le Coran.(Lien vers les traductions des versets)
Si l'on s'en tient au Coran, la description suivante peut être proposée :
Les djinns ne sont que des créations de Dieu. On ne saurait les considérer comme égaux ou participant directement de sa transcendance. Ils ont été créés de feu subtil, sans fumée et cela avant les hommes qui eux l’ont été en limon et argile. A moins qu’il ne s’agisse de métaphore, les djinns ont un cœur, des yeux et des oreilles. Leur force est supérieure à celle des hommes ainsi que leur vitesse de déplacement qui peut être quasiment instantanée. Ils peuvent produire des objets concrets au regard humain ; c’est ainsi qu’ils ont travaillé pour Salomon.
Les djinns ont de commun avec les hommes d’avoir été créés pour adorer Dieu, d’avoir reçu des prophètes, de pouvoir être des tentateurs, même aux prophètes et, s’ils se sont égarés de subir le châtiment et d’aller en enfer. Ils sont mortels.
Il a pu se trouver que des djinns aient abusé des hommes et que ces derniers aient même adoré des djinns. Entre eux, les relations sexuelles sont possibles. Leur association reste impuissante devant la volonté de Dieu. Les djinns ne peuvent connaître l’inconnaissable même si certains d’entre eux ont écouté le Coran et se sont convertis.
Toute autre précision relèvent nécessairement du Hadîth ou du Tasfîr (commentaires du Coran).
Les djinns et les Hadîths.
Les Hadîths [propos, récit..] rapportent initialement les paroles du Prophète. Ils se sont étendus ensuite aux actes et aux approbations de paroles ou d'actes faits en sa présence. Cela a pu les faire confondre avec la sunna, tradition musulmane. A l'origine les Hadîths se communiquaient oralement et ce n'est que progressivement que s'élaborèrent les transcriptions raisonnées et systématiques. Pour un approfondissement de ces questions nous renvoyons à l'article clair et synthétique de Soua Khalifa.
A notre connaissance la synthèse la plus conséquente sur les propos tenus sur les djinns est celle de Fahd Toufy. Premiers habitants de la terre mais ayant fait le mal, les djinns furent chassés par une armée d'anges. Refoulés ils furent cantonnés dans certains endroits, notamment les régions désertiques ou inhabitées, les bosquets, les fourrés et plus généralement les lieux non fréquentés par les hommes. Cela ne fut pas sans cependant quelques conflits ; avec les hommes mais aussi entre eux. Bilâl, compagnon du Prophète, rapporte que l'ayant un jour suivi avec de l'eau alors que le Prophète s'isolait, il entendit des paroles qu'il ne comprenait pas. Le prophète l'expliqua en disant qu'il avait été l'arbitre entre des djinns musulmans et des djinns associateurs au sujet d'une zone d'habitation. Un autre conflit est rapporté, cette fois entre une tribu d'hommes et une tribu de djinns. Un homme ayant tué un djinn, les djinns tuèrent des hommes et ces derniers tuèrent tous les scorpions, serpents, insectes jusqu'à ce que les djinns demandèrent la paix.
Un hadîth relate ces paroles du Prophète : "Dieu créa les djinns en trois catégories ; la première est faite de serpents, de scorpions et de reptiles ; la deuxième ressemble au vent dans l'atmosphère ; la troisième ressemble aux hommes et est susceptible de récompense et de châtiment.". Il a été raconté qu'une femme est venu voir le Prophète pour lui demander de délivrer son fils d'un djinn "qui le terrasse matin et soir". Le Prophète passa la main sur la poitrine de l'enfant qui vomit alors un petit animal.
Un hadîth raconte l'histoire d'un djinn qui fréquentait la femme d'un homme en prenant la forme de ce dernier. Un jour le djinn l'amena à l'entrée du premier ciel. Là, l'homme entendit "Il n'y a de pouvoir et de force qu'en Dieu. Ce que Dieu veut a lieu ; ce qu'il ne veut pas n'a pas lieu." de retour sur terre, l'homme (un Persan) récita ce qu'il avait entendu et le djinn brûla jusqu'à devenir cendre.
La tradition relate que le Prophète a désigné les os comme nourriture des djinns musulmans. Il est aussi rapporté que les djinns se nourrissent d'odeurs. Les djinns sont invisibles mais il est rapporté que certains animaux peuvent les voir, notamment les chiens et les ânes. Nous avons vu qu'ils peuvent cependant prendre des formes diverses. Parmi celles-ci la forme de serpent est fréquente. En témoigne cette histoire citée par Fahd. "Des pèlerins rencontrèrent un serpent qui se roulait dans la poussière ; il ne tarda pas à mourir. L'un deux prit un chiffon, l'en enveloppa, creusa la terre et l'ensevelit. Arrivés à la Mekke, un homme vint à leur rencontre et demanda : "lequel d'entre vous s'occupa de 'Amr ben Jâbir ? - Nous ne le connaissons pas, répondirent-ils - Qui, reprit l'homme, s'occupa du serpent (jânn) ? - Celui-ci lui désigna-t-on du doigt. - Que Dieu te récompense pour nous, lui dit-il ! C'était le dernier des neuf djinns qui ont entendu le Coran de la bouche du Prophète."
Commentaires.
Il faut cependant aussi noter que "Les rationalistes musulmans nient l'existence réelle des djinns. Les Mu'tazilites et à leur suite le philosophe et médecin Ibn Sinâ, (connu en Occident sous le nom d'Avicenne) l'historien et sociologue Ibn Khaldoun, entre autres, y voyaient plutôt des allégories." (4)
On aura pu constater que les éléments connus à partir du Hadîth sont beaucoup plus nombreux et plus précis que ceux révélés par le Coran. On verra ultérieurement que ceux qui sont véhiculés dans la culture populaire sont encore plus en relief. Tous témoignent cependant d'un monde invisible et caché, comme d'ailleurs la racine du mot l'indique (jenna), coexistant avec celui des humains et dont les destins se croisent parfois pour le bonheur et le malheur.
Ces deux mondes se ressemblent en partie étrangement ; comme les humains, les djinns vivent en société, se querellent, ont des relations sexuelles (ce qui les distinguent des anges et des démons), mangent, boivent, s'allient et se font la guerre, ont des croyances diverses etc. Les différences sont aussi frappantes par leurs symétries inversées ; les hommes habitent les villes, les djinns les lieux désertiques ou abandonnés ou ceux avec lesquels les hommes ont peu d'attrait, voire de la répugnance, ruines, égouts, toilettes etc. Les hommes mangent la chair, les djinns se nourrissent des os. Les hommes sont lourds et lents, les djinns sont plutôt aériens et rapides. Les djinns paraissent peupler les domaines de l'inconnu, de l'inexploré ou de l'abandonné, du mystérieux et de l'inavouable, le coté obscur des choses. C'est là que les hommes et les djinns se rencontrent dans les zones incertaines, dans les sentiments ambiguës, dans les lieux où rodent le malheur et la mort. Au-delà des craintes qu'ils suscitent, les djinns donnent aux hommes du sens à leurs peurs et à leurs incompréhensions. D'une certaine manière ils peuvent être parfois nos compagnons d'infortune.
- II - Dimensions anthropologiques.
- 1 - Autour des mots et de leurs pouvoirs.
Les mots arabes, et plus généralement sémites, sont le plus souvent construits à partir d'un radical. Celui-ci est généralement composé de trois lettres auxquelles différents procédés de dérivation sont appliqués pour former des mots. Par exemple le radical k.t.b. renvoie à écrire, plus précisément il a écrit car le radical est souvent la troisième personne du singulier du verbe au passé. (voir popup)
Parmi les procédés de dérivation il y a par exemple celui qui consiste à placer un m devant le mot et un ou entre la seconde et la troisième lettre. Ce procédé permet d'obtenir une forme de passé. Dans le cas précédent nous obtenons par exemple mektoub. Ce mot quelque peu connu des non-arabophones est souvent traduit par destin, par fatalisme. On comprend mieux si l'on sait qu'il est donc une forme de passé d'écrire, soit c'était écrit. En plaçant la voyelle i entre la seconde et la troisième lettre on obtient le sujet tel katib, l'écrivain. Les noms de lieux s'obtiennent en ajoutant ma devant le radical ; nous le retrouvons ainsi dans maktab, le bureau (lieu où l'on écrit), ou maktaba, la librairie etc.
Ces préliminaires visaient à introduire la constellation sémantique à laquelle appartient le mot djinn. Le radical est ici j.n.n.. Celui-ci renvoie à ce qui est caché, obscur, voilé, dissimulé. Nous trouverons ainsi dans son développement le fœtus (janine), le jardin (jenena) dans son contraste vraisemblable d'avec le désert et l'aridité, c'est à dire comme lieu d'ombre, caché du soleil [N1] , le paradis (jennat), prolongement probable du précédent, le cœur (jnân) comme organe interne ou encore le tombeau (janan).
Il nous paraît intéressant de noter que la face cachée, obscure, de cette constellation n'est pas seulement négative. Le ventre de la mère comme le jardin et le paradis sont aussi des lieux de protection et l'invisible n'est pas seulement ce que le regard traverse sans voir, c'est aussi ce qui est soustrait à la vue, parfois au mauvais oeil (ayn - aïn). Cette bi-valence est aussi celle des djinns.
L'étymologie est une chose, "le mode d'emploi" des mots en est une autre. A notre connaissance le Coran n'indique pas l'usage de précautions particulières à l'égard du vocable djinn, il en est cependant autrement dans son évocation au quotidien. Au Maghreb par exemple les djinns sont généralement mentionnés sous des formes allusives : "les autres", "les musulmans", oumaline lamkane (les maîtres des lieux - de la maison), siadna (nos seigneurs - maîtres), li ma'ndhoum smia (ceux qui n'ont pas de noms), mluk (sing. malk - roi mais rapprochement contesté), l-aryah (les vents) ... Crapanzano [N2] a noté que " Les Marocains qui s'expriment en français désignent les jnun comme les diables ou les invisibles.". Je ne sais pas si cet auteur a considéré la variable communication ; en effet beaucoup de personnes traduisent ainsi sachant qu'il n'y a pas d'équivalent français, cela ne les empêchant pas de faire la différence. Cette citation nous amène d'ailleurs à préciser que l'arabe coranique, littéraire, désigne le pluriel par djinn(s) alors que la langue quotidienne use justement de jnun (djoun - jnoun). Quoiqu'il en soit, le mot lui-même est chargé de pouvoir et de crainte comme si son évocation impliquait une réaction immédiate des djinns, réaction redoutée car imprévisible.
Ce phénomène associant un mot et la chose qu'il représente dans un rapport pensé comme réel et non comme conventionnel paraît avoir les caractéristiques d'un invariant culturel. Toutes les cultures en proposent des représentations singulières, représentations plus ou moins manifestes, plus ou moins partagées, plus ou moins explicitées. Des formules magiques pour guérir ou rendre malade, des mots tabous à l'influence du prénom, des noms secrets aux mots magiques, s'exprime cette disposition psychologique sans que cette collusion soit nécessairement reconnue. L'évidence de la diversité des langues ou les acquis de la linguistique sont et resteront sans influences notables sur cette disposition. Dans une perspective psychologique ce phénomène fait écho à certaines phases du développement mental. De Freud à Piaget, il n'est pas un seul auteur qui n'ait fait référence à cette pensée magique. La construction du monde, comme tendraient à le faire croire les théories cognitivistes, n'est pas seulement le résultat de processus d'apprentissage de plus en plus complexes, elle est aussi le résultat du renoncement au sentiment de toute-puissance, c'est à dire pour l'exprimer autrement de la déconstruction douloureuse du moi archaïque. Il est plus que vraisemblable que les mots sont ici trompeurs ; magique, toute-puissance, moi archaïque ne peuvent qu'être des approximations. L'utilisation de ces mots est liée essentiellement à leur fonction communicative et à leur capacité "empathique". Il serait absurde de penser qu'ils correspondent chez le petit enfant à des états mentaux identiques à ceux d'un adulte. Cette déconstruction n'est manifestement jamais achevée, les folies individuelles comme collectives montrent au quotidien notre capacité à régresser. Les apprentissages les plus sophistiqués peuvent être balayés par l'émergence des mouvements pulsionnels. La socialisation et plus généralement la culture nous proposent diverses configurations de compromis entre plaisir et réalité, entre processus primaires et processus secondaires, entre intérêts privés et intérêts collectifs. La persistance d'un lien singulier entre les mots et les choses paraît s'accommoder de cet état de fait.
- 2 - vers une systématique de l'invisible.
De la même manière le monde des djinns et celui des humains ne sont pas pensés comme séparés, étanches. Au contraire, il serait peut-être plus juste de dire qu'il s'agit du même monde mais habité par les uns ou les autres à des niveaux différents. Dans l'invisible lui-même, les représentations culturelles ne différencient pas toujours aussi nettement les djinns d'autres entités comme les anges (malaïka), les ghwal (ogres mâles : ghul, ogres femelles : ghula), les ifrit, les mârid, les shayatin. Ces derniers sont cependant généralement conçus comme plus proches des démons et appartenant au groupe d'Iblis. Ce dernier correspond certainement un peu plus au Diable [N3] des chrétiens malgré la proximité phonétique de shaïtân et de Satan. Crapanzano, reprenant d'ailleurs des considérations de Westermarck, a pu écrire : "Les saints, les anges et les jnun sont souvent pris en bloc, comme quand l'_expression rjal al-blad, qui désigne d'habitude les saints, est employée pour les jnun, et en particulier pour ceux que j'appelle les jnun qui portent un nom."
Aïcha L'Kadir [N4] dans sa très intéressante thèse sur les croyances et thérapeutiques au Maroc, plus précisément à Casablanca, expose une classification "en fonction des quatre éléments cosmogoniques : l'eau, l'air, la terre et le feu."
- Les jnoun terriens sont "aux yeux de nos informateurs les plus nombreux et les plus dangereux. Ils peuplent les sous-sols, les grottes, les arbres, les montagnes et tous les lieux déserts. Ils sont considérés comme les vrais maîtres (propriétaires) de la terre." Ainsi travailler la terre, déterrer un trésor, verser de l'eau bouillante sont autant d'activités qui nécessitent des précautions tant orales que rituelles comme des offrandes et des sacrifices.
- "les jnoun aquatiques sont ceux qui vivent dans et à proximité des eaux, ce sont les maîtres des puits, des sources et des ruisseaux....une grande partie de nos informateurs pensent que c'est dans ces lieux qu'habite la génie Aïcha Quendicha."
- Les jnoun du feu paraissent les plus proches de leur origine telle que la rapporte le Coran.
- Les jnoun aériens "..habitent les airs, animent les tourbillons et les vents. Au Maroc, lorsque l'on juge qu'une personne est habitée par les jnoun, on emploie souvent l'_expression suivante "mriah" ou " fih la riah"...expressions relatives au mot "rih" qui signifie l'air ou le vent." Aïcha L'Khedir, citant Viviana Pâques, note qu'en Algérie les jnoun de l'air sont "regroupés" sous le nom de Migzawa.
Cette classification, nous l'avions déjà noté avec les remarques de Crapanzano, ne doit pas cependant laisser croire que les représentations dites populaires sont homogènes et stables. C'est un grand mérite de la thèse de Aïcha L'Kadir de rapporter dans le détail des extraits d'entretiens et de témoigner ainsi de discours vivants. Par exemple la notion de tab'a, issue d'un verbe signifiant suivre / poursuivre et que Mme L'Kadir traduit par la poursuivante ou la persécutrice, est très fréquemment évoquée mais elle peut relever tout aussi bien du monde des djinns que du monde de la sorcellerie mais aussi, ni de l'un ni de l'autre. Cette notion peut s'appliquer simplement quand la malchance, le malheur, certaines maladies se répètent, s'accumulent. Elle devient alors une sorte d'antonyme de la baraka. Aïcha Quendicha elle-même, personnage populaire s'il en est, n'est pas toujours "classée" parmi les djinns. Les nombreux récits témoignent bien à la fois des incertitudes concernant ses origines et à contrario d'un "relief" et d'une force dans les évocations que n'égale aucun de ceux ou de celles qui sont plus indiscutablement connus comme djinns.
Aïcha Quendicha (Kendicha), aussi nommée populairement Lalla Aïcha, Aïcha soudaniyya, Aïcha l'gnaouia, qu'au moins une personne dans chaque famille aurait rencontrée, est décrite comme une femme fascinante mais aussi terrifiante. Vêtue de somptueuses toilettes, elle peut cependant cacher des seins pendants et des pieds de chamelle (ou de chèvre, ou de mule). Inlassable séductrice, malheur à celui qui couchera avec elle sans avoir découvert son identité ou s'être protégé en plantant un couteau dans la terre, elle détourne quantité d'hommes qui sont ainsi voués au célibat ou, s'ils sont mariés, voient leur vie conjugale frappée par la mésentente, l'impuissance, la maladie, la stérilité etc. A cause de ces caractéristiques Westermarck l'avait associée à Astarté [N5] et il voyait même un rapprochement entre qandicha et qedecha, prostituée sacrée du Proche-orient antique. Bien que cela soit un peu en marge de notre sujet, il nous a semblé intéressant de noter un rapprochement de même type ; Jacqueline Monfouga-Nicolas dans son livre Ambivalence et culte possession rapporte que selon Tremearne " l'origine du Bori (hausa) serait à rechercher dans les cultes du pourtour de la Méditerranée.. B'aal, Astarté.. et serait à relier aux rites de prostitution sacrée" [N6]. De telles suppositions sont pratiquement invérifiables mais quand bien même seraient-elles prouvées que cela n'expliquerait rien. Un culte ou plus simplement une représentation culturelle ne peuvent s'importer et perdurer que s'ils coïncident avec des éléments pré-existants de la société d'accueil. Aïcha Quendicha est une figure complexe qui condense non seulement les fantasmes masculins projetés mais aussi les fantasmes féminins ; de la mère phallique et castratrice sous l'angle de la sorcière à la maîtresse idéale sous celui de la beauté fatale, celle dans laquelle on se perd, elle peut aussi représenter la rivale invisible. Son époux "officiel", le djinn Hamou Qiyu, peut paraître un peu effacé malgré ses affinités avec les abattoirs, le sang et les bouchers.
Entre le corpus théologique se référant au Coran et aux Hadiths d'une part et les représentations dites populaires d'autre part, il y a les savoirs expérimentaux et initiatiques des diverses confréries telles les Gnaoua (Gnawa), les Jilala, les Hamadcha ou les Issawa auxquels nous avions déjà consacré une page. Tous les travaux portant sur ces confréries indiquent des sortes de tableaux [N7] de correspondance mettant en relation tel ou tel djinn (possédant un nom) avec un jour de la semaine, une couleur, un air de musique, une plante, un parfum ou telle ou telle caractéristique se manifestant par exemple durant les possessions rituelles ou repérable (par des spécialistes) dans les symptômes des patients. Au flou des représentations populaires s'opposent la précision et la rigueur de ces savoirs institués. Malgré tout de multiples variations sont manifestes selon les diverses confréries et/ou selon les régions. Les représentations ne sont pas en effet identiques si elles sont de Marrakech, de Casablanca, de Meknès, de Rabat etc.
Les djun qui portent un nom, pour reprendre une _expression de Crapanzano, sont d'importances inégales selon les confréries. Aïcha Quendicha est la plus importante pour les Hamadcha alors que Lalla Malika, autre djinnia (f. s. de djinn) est plutôt évoquée par les Gnaoua et les Jilala. Il en est de même de Sidi Chamharouch, un des sept rois des djinns, qui est avant tout un personnage clé pour les Gnaoua. Il faut ici noter que ces derniers parlent plus volontiers de mlouk (m. s. malk - f. s. malka - f. p. malkate). Abdelhafid Chlyeh (voir N5) rappelle que le radical m.l.k. renvoie à posséder au sens où l'on possède un bien et par extension à une propriété foncière. Il conteste le rapprochement avec moulouk, rois au pluriel, rapprochement fait par d'autres auteurs. Pas pour des raisons linguistiques, nous en sommes incapables, mais pour des raisons psychologiques, il ne nous paraîtrait pas surprenant que le propriétaire et le roi puissent à l'origine être linguistiquement associés. Par l'étymologie, ils le sont en français et le régisseur est encore celui qui dirige une propriété. Quoiqu'il en soit, il n'est pas complètement évident que les djinns et les mlouk soient initialement identiques, l'origine sub-saharienne probable des Gnaoua pouvant expliquer cela. Il est frappant en effet de constater des similitudes de structures entre les panthéons d'Afrique Noire et le panthéon Gnaoua. Dans l'exemple maintenant connu du vodou (vaudou), on retrouve cette précision des correspondances. Les loa (lwa), comme les mlouk, ont des noms, des couleurs, des habitats, des types de possession etc. La stabilité de cette structure est manifeste puisque les vodun (langue fon) de l'actuel Golfe du Bénin après plusieurs siècles de déportation sont encore reconnaissables en Haïti (vodou), au Brésil (candomblé), à Cuba (santeria) etc. Il est vrai que dans ces exemples les similitudes ne sont pas seulement de structures mais aussi de contenus et que la diffusion est historiquement avérée. A contrario on connaît de nombreux tableaux de correspondance dont on peut affirmer sans risque qu'ils n'ont aucun rapport avec les précédents. Pour citer un seul exemple les naq de Birmanie se classent aussi en fonction de couleurs, d'attributs, d'instruments de musique, de postures etc. Il est tout aussi heuristique de penser que ces tableaux, ou pour le moins ces constructions révélées par l'ethnologie, soient le résultat de ce besoin humain de produire de l'ordre et donc du sens. Des Aranda australiens aux Zuñis du Nouveau-Mexique, les classifications sur lesquelles a tant insisté Lévi-Strauss couvrent le monde culturel.
Dans les discours actuels des Gnaoua, les mlouk et les djinns sont superposables. On peut provisoirement considérer que les mlouk sont ceux qui, parmi les djinns, entretiennent des rapports singuliers avec les humains, que ce soit dans les pratiques rituelles avec la possession, ou comme agents désignés de désordres, d'infortunes et de maladies. Ce sera l'objet de la partie suivante.
Remarques préliminaires et indispensables.
A - Ce travail autour des djinns ne doit pas faire écran à d'autres représentations relatives à la maladie non seulement dans le monde arabo-berbère mais plus largement islamique. En effet, des médecins aussi célèbres qu'Avicenne (Ibn Sînâ) ou Rhazès (al Râzî) n'étaient pas arabes mais iraniens. Il faut ici imaginer un monde qui va de Boukhara à la Cordoue d'Averroès (Ibn Rushd) en intégrant l'héritage grec, monde qui fut pendant des siècles l'un des principaux vecteurs de la rationalité.
Personne ne saurait oublier le rôle de transmission, d'élaboration et d'influence que les sciences arabes eurent sur le développement de la médecine dite aujourd'hui occidentale. Ainsi donc la référence à des représentations de la maladie liées à la sphère surnaturelle ne doit pas occulter celles qui depuis des siècles se sont étayées sur l'anatomie, la physiologie ou la pharmacologie.
B - Nous avions prévenu, au début même de la première partie, que ce travail se justifiait par la référence constante aux djinns comme agents de la maladie dans nos consultations. Cela est bien la réalité mais il faut cependant considérer une variable importante : les patients que nous recevons sont ceux pour lesquels les itinéraires communs de soins se sont avérés inappropriés. Nous devons même ajouter que dans la quasi totalité des cas, ce sont les institutions officielles qui nous les ont adressés. Ces patients ne représentent donc pas nécessairement l'ensemble de la population (au sens statistique ou sociologique) à laquelle ils sont censés appartenir. Il faut ici rappeler les travaux de sociologie d'Abdelmalek Sayad. Le sous-titre de La double absence, son livre posthume
, condense admirablement les propos scientifiques de l'auteur : il s'agit Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré. Sayad a écrit "... l'immigré, celui dont on parle, n'est en réalité que l'immigré tel qu'on l'a constitué, tel qu'on l'a déterminé ou tel qu'on le pense et tel qu'on le définit. Il n'est peut-être pas d'objet social plus fondamentalement déterminé par la perception qu'on en a... ".
Cela doit nous rappeler à une grande prudence notamment dans les analyses que l'on peut faire des représentations culturelles auxquelles le migrant lui-même a recours. D'une part, l'accès aux institutions médicales du pays d'accueil n'est pas sans difficultés et d'autre part, en supposant que cet accès ait eu lieu, se dupliquera cet écart entre l'état d'émigré, refoulé et méconnu, et l'état d'immigré, objet d'enjeux sociaux, économiques et politiques. Entre les deux, versant société d'arrivée, l'accident, le mal d'immigration, la sinistrose etc. et, versant société de départ, les représentations "traditionnelles", afin de réduire, souvent au prix du corps, les trop grandes distorsions.
Lorsque l'on est "seulement" ethnologue ou scientifique des sciences humaines au sens le plus large, on peut se contenter de collecter, de répertorier, d'analyser, de travailler les matériaux de ses recherches sans donner ses propres convictions ou ses propres croyances. Les littératures ethnologiques, sociologiques ou pour ce qui nous concerne ethnopsychiatriques, sont ainsi composées d'innombrables et d'admirables travaux sans que l'on sache vraiment les opinions des auteurs. Bien sûr, ce n'est pas toujours le cas ; de Freud à Róheim en passant par Devereux, leurs points de vue sont connus : c'est dans le fonctionnement et la nature de l'appareil psychique qu'ils ont cherché à comprendre l'origine de tous les phénomènes humains, de la psychopathologie individuelle aux institutions sociales. Il y a dans cette position le risque d'un réductionnisme psychologique représenté par le terme de psychologisme. Devereux, dans son souci épistémologique, et notamment avec son élaboration du principe de complémentarité, échappe globalement à cette critique. Il serait aujourd'hui naïf de ne pas tenir compte de la notion d'émergence, laquelle d'une certaine manière se rapproche de la notion de gestalt élaborée au début du siècle précédent par les psychologues étudiant les phénomènes perceptifs. Les institutions humaines, du politique au religieux en passant par l'économique, ne peuvent être conçues comme la simple agrégation de productions individuelles ; c'est en ce sens que l'on parle de caractères émergents. En quoi cela peut-il nous concerner ?
Pour reprendre une _expression d'Edgar Morin, nos esprits fabriquent les dieux et tous les invisibles. Objets fabriqués
, ils sont représentés culturellement et de cette manière alimentent le contenu de nos représentations mentales. Comme psychothérapeutes nous n'avons rien à en dire sur les plans théologique ou métaphysique mais nous considérons que les effets de ces objets vont au-delà de leur statut de réalité psychique qui ne saurait être autrement qu'individuelle. En effet, leurs dimensions sociales, ou noosphèriques si l'on suit Morin, les rendent agissants de l'extérieur [4]. De plus, l'extrême codification attachée à ces phénomènes, même dans leurs aspects paroxystiques, par exemple de la transe ou de la possession, montre à l'évidence qu'il ne s'agit pas de simples chaos psychiques. Il serait donc inapproprié sur le plan scientifique de considérer les agents et les diverses procédures du mo(n)de invisible dans le seul plan de projection de la vie fantasmatique individuelle ou, comme le soutient Pascal Boyer dans le courant d'une psychologie évolutionniste, dans des dispositifs cognitifs [5].