RELIGION
"Le blasphème, un outil pour le pouvoir religieux"
Propos recueillis par Matthieu Stricot - publié le 04/03/2015
« Blasphème » découle du latin blasphemia et signifie « faire injure à la réputation », c‘est-à-dire « diffamer ». Au fil des siècles, le mot s’appliquera uniquement à l'insulte à la religion. Mis en relief par l'attaque de Charlie Hebdo début janvier, le sujet a été abordé le 10 février dernier lors d'un petit déjeuner du Forum Regards Protestants, à Paris. Françoise Smyth-Florentin, théologienne spécialiste de l'Ancien Testament et des langues de l'Antiquité proche-orientale et égyptienne, animait la séance. Pour Le Monde des Religions, elle revient sur « le blasphème dans le monde biblique et en islam ».
Capture de vidéo Youtube/Institut protestant de théologie
Capture de vidéo Youtube/Institut protestant de théologie
Quand la notion de blasphème apparaît-elle dans le monde hébraïque ?
Les littératures bibliques ne sont connues qu’une fois rédigées ou corrigées, à partir du Ve à Dieu apparaît immédiatement. Le mot blasphêmia, en grec, signifie « parler mal », « diffamer ». Il n’émerge qu’avec la traduction des Septantes, à la fin du IIIe à Alexandrie. Le blasphème s’apparente au sacrilège, « une action qui viole le sacré ». Le Psaume 12 est représentatif du blasphème dans le judaïsme : il ne s’agit pas de parler mal de Dieu, mais de Le faire mentir en opprimant le malheureux, en écrasant le pauvre. Ces actions provoquent la colère et la justice de Dieu.
Comment cela se traduit-il dans la société juive ?
L’intention de ce psaume est que la société tienne compte de ce jugement. Les oppresseurs, caractérisés comme des orgueilleux, des vaniteux, doivent perdre leur pouvoir. Les opprimés pourront ainsi bien vivre. Cela se traduit, à partir du IVe de réforme de l’existence sociale sur la Terre d’Israël post-exil. Des innovations sont mises en place : libération des esclaves pour dette tous les sept ans, redistribution de la terre... Mais cela ne n'est pas poursuivi à l’époque hellénistique.
Qui applique la loi à l’époque de Jésus ?
Quatre siècles plus tard, donc, c’est la loi romaine qui s ‘applique, sous la pression des milieux religieux juifs pharisiens qui tiennent à leur pouvoir. Jésus les combat en disant : « Vous avez fait de la maison de mon Père une maison de brigands. » C’est la raison pour laquelle il est rejeté puis crucifié, par les bons soins de la loi de Rome.
Jésus était donc un blasphémateur pour les religieux juifs ?
Doublement. L’Évangile de Marc s’ouvre d’ailleurs par un blasphème : Jésus affirme à un homme paralysé que « ses péchés sont pardonnés ». Les scribes pharisiens, pour qui seul Dieu peut pardonner les péchés, considèrent cela comme un blasphème. Vient ensuite l’affaire du sabbat, dans le chapitre 9. Le sabbat est ce qu’il y a de plus sacré dans le judaïsme, c’est identitaire. Jésus rencontre un homme qui a « la main sèche », sans doute paralysé. Jésus demande aux pharisiens présents s’il est possible de transgresser le sabbat pour faire vivre un homme. Les religieux restent muets. Jésus se met dans une colère noire, mêlée à une tristesse profonde. Il guérit l’homme. Les pharisiens vont chercher les politiques « hérodiens » pour mettre à mort Jésus, le « blasphème ambulant ». Quand Jésus entre dans le Temple et renverse les tables des changeurs de monnaie, le Sanhédrin (l’autorité religieuse suprême) décide de se débarrasser de lui.
Pour Jésus, qui prêchait le pardon, existait-il une notion de blasphème ?
Tout ce qui intéresse Jésus, c’est la vie des gens. Le blasphème impardonnable, c’est de croire que guérir un homme pourrait être un acte démoniaque. L’épisode du lépreux (Matthieu 8, 1-4) suit cette pensée. Dans la société de l’époque, le lépreux incarne le tabou. Il demande à Jésus de le « rendre pur ». Le Christ le touche et le guérit. Il envoie balader un tabou sociétal pour que cet homme vive. La vie de Jésus est la longue histoire d’un blasphémateur sacrilège. La loi juive est prise au sérieux par les Romains. Ils cherchent à innocenter Jésus, mais n’y parviennent pas.
Et chez les premiers chrétiens, quand la notion de blasphème apparaît-elle ?
L’accusation de blasphème est un outil pour le pouvoir religieux. Entre et le IVe le Ier s’organise. Quant à l’Empire romain, il ne tolère d’abord qu’une seule religion étrangère : le judaïsme. Le christianisme est donc considéré comme une superstition, et ses adeptes persécutés. Les rôles s’inversent avec la christianisation de l’Empire romain, à partir du IVe Églises concurrentes s’unissent contre le judaïsme pharisien. Et à partir de la conversion de Constantin au christianisme (312), les attaques se multiplient entre les Églises. Affirmant chacune détenir leur vérité, elles accusent les autres d’être blasphématrices. siècle, elle est brandie dès qu’un pouvoir ecclésiastique
Au XIIe siècle, le mot latin blasphemare, vocabulaire d’Église, devient « blasphémer » en français. Comment cela se traduit-il dans les mœurs ?
C’est l’époque où « le démon sort des monastères ». Le Vatican découvre que la paysannerie occidentale a conservé toutes ses pratiques païennes, comme à l'époque gallo-romaine. L’Église s’affole. Elle met les monastères à contribution pour « faire peur à ces paysans illettrés » qui prennent les règles ecclésiastiques à la légère. La stratégie fonctionne à merveille. Très vite, on trouve des démons partout, jusqu’aux façades et à l’intérieur des églises.
L’Inquisition, au XIIIe siècle, marque-t-elle l’apogée de cette politique de la peur ?
Introduite par le pape Grégoire IX en 1231, l’Inquisition médiévale devient le bras armé de cette politique. Elle prend différentes formes jusqu’au XVIe protestants. La Réforme fait glisser le blasphème ailleurs. En 1543, Jean Calvin publie Le Traité des reliques. Un livre très ironique et totalement sacrilège sur la manière dont l’Église romaine sacralise des morceaux d’os ou du « lait de la Vierge ». De leur côté, les réformés lancent des mouvements de sacralisation de la Bible, de la Lettre. siècle, quand elle mettra toute son énergie contre les
En France, le délit de blasphème va-t-il disparaître avec la Révolution ?
Bien sûr. Après la parenthèse de la Restauration (1814-1830), la loi rend impossible l’accusation de blasphème ou de sacrilège. Mais ça ne signifie pas que la République laïque ne connaît pas la courtoisie à l’égard des sociétés religieuses ayant conservé le sacré.
Retour dans le temps. Quand le blasphème apparaît-il dans le monde coranique ?
Le monde musulman se construit à partir du VIIe apparaît immédiatement pour protéger le sacré. En islam, il s’agit du Coran, mais aussi des hadiths, les traditions sur la vie du Prophète. À des degrés divers, on retrouve anthropologiquement la même structure que dans le christianisme. Les personnes qui détiennent le pouvoir religieux attaquent comme blasphémateurs ceux qui pensent autrement qu’eux au sujet du sacré. Le monde sunnite raisonne davantage en termes de permis et d’interdit que le monde chiite. Exception faite, chez les sunnites, des soufis. Leur identité se définit comme désaliénée de cette définition du sacré.
Pourquoi le chiisme est-il plus souple que le sunnisme ?
Bien qu’il existe plusieurs chiismes, le monde chiite est moins prisonnier du problème du droit. Cela parait moins évident aujourd’hui au regard de la dictature chiite, en Iran. Mais il s’agit d’une dictature politique d’hommes religieux. Ce n’est pas fondamental. Le chiisme doit sa souplesse à un fond culturel iranien et persan, tout à fait différent de celui du monde sunnite, qui s’est construit sur la base de cultures bédouines. Bien que celles-ci se soient très vite organisées.
La représentation du Prophète a-t-elle toujours été considérée comme sacrilège en islam?
Chez les chiites, elle ne l’est pas. En témoignent les enluminures persanes représentant le Prophète. Par politesse à l’égard du divin, ou d’un Prophète que l’on n’a pas vu, sa figure est souvent illisible. Mais sa personne est tout à fait présente. Dans le sunnisme, sa représentation n’a pas toujours été interdite partout. On peut voir dans cette prohibition une reprise littérale du début du Décalogue, qui interdit l’image. La prohibition de l’image de Dieu dans le judaïsme est tout aussi prégnante. Tous les groupes monothéistes se sont raidis dans des définitions les uns par rapport aux autres. Ces interdictions sont identitaires : il s’agit d’être plus monothéiste que l’autre.
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