Re: 1914, on n'a pas fini d'en parler...
Posté : 05 févr.16, 23:22
Les Derniers Jours de l’humanité », l’inhumanité de l’homme
David Lescot propose une version saisissante de la pièce de l’Autrichien Karl Kraus. Écrite au cœur la Première Guerre mondiale, elle entre en résonance avec l’actualité d’aujourd’hui.
Les Derniers Jours de l’humanité, de Karl Kraus
Comédie-Française, théâtre du Vieux-Colombier, à Paris
Vienne, 1914. La capitale impériale brille de tous ses feux. On y danse toujours la valse, mais on y écoute aussi Mahler, Schönberg… Freud vient d’y publier Totem et Tabou. Klimt, Kokoschka, Schiele sont les nouveaux maîtres de la peinture. Schnitzler, Zweig, Wedekind s’imposent au théâtre et dans la littérature. Otto Wagner et Adolf Loos révolutionnent l’architecture…
Qui aurait cru, alors, que l’assassinat d’un archiduc à Sarejevo, le 28 juin, entraînerait, en même temps que l’Autriche-Hongrie et toute l’Europe, cette ville phare de la culture dans l’apocalypse de la Première Guerre mondiale ? Très vite des écrivains, touchés dans leur chair, passés par le front, dénonceront la folie et la barbarie de cet inconcevable. Parmi les premiers, l’Autrichien en éternelle révolte, Karl Kraus.
Un montage extraordinairement tricoté
Entre 1915 et 1917, il écrit à chaud Les Derniers Jours de l’humanité (1), une pièce fleuve aux 800 pages et 500 personnages défilant en 220 saynètes réparties sur cinq actes (un par année, de 1914 à 1918), ponctués d’une cinquantaine d’intermèdes musicaux. Rédigée à partir de documents officiels et de propagande, d’articles de presse et de paroles saisies sur le front, dans la rue, au bistrot, elle s’apparente à un journal de bord de la guerre, telle que vécue par chacun, au jour le jour. Avant d’en proposer une « version scénique » de 220 pages et 99 scènes (2), Karl Kraus estimait à vingt-quatre heures la durée de sa représentation.
David Lescot, lui, la réduit à deux heures. Mais deux heures denses, intenses, ramenant, par l’effet d’un montage extraordinairement tricoté, à l’essence de l’œuvre : non seulement la dénonciation de la guerre, de son horreur, des ravages du nationalisme, mais aussi la laideur d’une humanité donnant libre cours à sa bêtise, son cynisme, son égoïsme, son étroitesse d’esprit.
En osmose parfaite avec l’écriture sarcastique de Kraus, sa mise en scène tient autant du théâtre populaire et de tréteau que du music-hall et du cabaret, façon Karl Valentin, sur le mode d’un humour qui n’est que politesse du désespoir.
> À lire : Éric Ruf dévoile la saison 2015-16 de la Comédie-Française
Passant avec virtuosité d’un personnage à l’autre, les acteurs sont formidables
Accompagnés d’un pianiste présent sur le plateau (Damien Lehman), quatre comédiens en sont les interprètes : Sylvia Bergé, Pauline Clément, Bruno Raffaelli et Denis Podalydès.
En dignes héritiers de Fregoli, ils se partagent tous les rôles : militaire ganache envoyant ses troupes charger des mitrailleuses à la baïonnette ; bonne dame fascinée par les nouveaux jeux ; commerçante chassant les mutilés de son établissement – ils font fuir la clientèle ; épicier spéculateur ; prêtre s’exerçant au tir au canon qu’il s’apprête à bénir ; pasteur entonnant un chant guerrier… La galerie est infinie.
Passant avec virtuosité d’un personnage à l’autre, sans souci des âges et des sexes, les acteurs sont formidables. À commencer par Denis Podalydès aux métamorphoses stupéfiantes, et, par ailleurs narrateur introduisant chaque acte par la lecture de ses premières pages. Dans sa litanie des crimes de guerre, Pauline Clément est bouleversante. Parfois, des plaintes s’élèvent, tel Nacht d’Hauptmann, mis en musique par Alban Berg.
> À lire : David Lescot, ou le devoir d’Histoire
Un grand miroir, bordé de débris de pianos
Cependant, hors ces pauses, le rythme est alerte. Il y a de quoi rire, devant tant de ridicule, d’absurdités. Mais d’un rire qui vire rapidement au jaune, à l’acide, alors que, encastré dans le décor imaginé par Alwyne de Dardel, un grand miroir, bordé de débris de pianos (débris de la culture ?), se transforme en écran de cinéma.
Comme en contrepoint des saynètes, y sont projetés des extraits de films d’archives de la guerre. On y voit des villes rasées, des paysages à jamais dévastés, des soldats au front, dans leurs tranchées, puis à l’arrière, à l’hôpital, grands gaillards redevenus fragiles enfants, pris de convulsions permanentes, le corps nu.
Il y a aussi les mutilés fabriquant des figurines de bois. Elles sont destinées à un petit castelet au fronton marqué d’un mot qui paraît si dérisoire mais auquel il faut bien croire, envers et contre tout : « Kultur ».
http://www.la-croix.com/Culture/Theatre ... 1200737802
David Lescot propose une version saisissante de la pièce de l’Autrichien Karl Kraus. Écrite au cœur la Première Guerre mondiale, elle entre en résonance avec l’actualité d’aujourd’hui.
Les Derniers Jours de l’humanité, de Karl Kraus
Comédie-Française, théâtre du Vieux-Colombier, à Paris
Vienne, 1914. La capitale impériale brille de tous ses feux. On y danse toujours la valse, mais on y écoute aussi Mahler, Schönberg… Freud vient d’y publier Totem et Tabou. Klimt, Kokoschka, Schiele sont les nouveaux maîtres de la peinture. Schnitzler, Zweig, Wedekind s’imposent au théâtre et dans la littérature. Otto Wagner et Adolf Loos révolutionnent l’architecture…
Qui aurait cru, alors, que l’assassinat d’un archiduc à Sarejevo, le 28 juin, entraînerait, en même temps que l’Autriche-Hongrie et toute l’Europe, cette ville phare de la culture dans l’apocalypse de la Première Guerre mondiale ? Très vite des écrivains, touchés dans leur chair, passés par le front, dénonceront la folie et la barbarie de cet inconcevable. Parmi les premiers, l’Autrichien en éternelle révolte, Karl Kraus.
Un montage extraordinairement tricoté
Entre 1915 et 1917, il écrit à chaud Les Derniers Jours de l’humanité (1), une pièce fleuve aux 800 pages et 500 personnages défilant en 220 saynètes réparties sur cinq actes (un par année, de 1914 à 1918), ponctués d’une cinquantaine d’intermèdes musicaux. Rédigée à partir de documents officiels et de propagande, d’articles de presse et de paroles saisies sur le front, dans la rue, au bistrot, elle s’apparente à un journal de bord de la guerre, telle que vécue par chacun, au jour le jour. Avant d’en proposer une « version scénique » de 220 pages et 99 scènes (2), Karl Kraus estimait à vingt-quatre heures la durée de sa représentation.
David Lescot, lui, la réduit à deux heures. Mais deux heures denses, intenses, ramenant, par l’effet d’un montage extraordinairement tricoté, à l’essence de l’œuvre : non seulement la dénonciation de la guerre, de son horreur, des ravages du nationalisme, mais aussi la laideur d’une humanité donnant libre cours à sa bêtise, son cynisme, son égoïsme, son étroitesse d’esprit.
En osmose parfaite avec l’écriture sarcastique de Kraus, sa mise en scène tient autant du théâtre populaire et de tréteau que du music-hall et du cabaret, façon Karl Valentin, sur le mode d’un humour qui n’est que politesse du désespoir.
> À lire : Éric Ruf dévoile la saison 2015-16 de la Comédie-Française
Passant avec virtuosité d’un personnage à l’autre, les acteurs sont formidables
Accompagnés d’un pianiste présent sur le plateau (Damien Lehman), quatre comédiens en sont les interprètes : Sylvia Bergé, Pauline Clément, Bruno Raffaelli et Denis Podalydès.
En dignes héritiers de Fregoli, ils se partagent tous les rôles : militaire ganache envoyant ses troupes charger des mitrailleuses à la baïonnette ; bonne dame fascinée par les nouveaux jeux ; commerçante chassant les mutilés de son établissement – ils font fuir la clientèle ; épicier spéculateur ; prêtre s’exerçant au tir au canon qu’il s’apprête à bénir ; pasteur entonnant un chant guerrier… La galerie est infinie.
Passant avec virtuosité d’un personnage à l’autre, sans souci des âges et des sexes, les acteurs sont formidables. À commencer par Denis Podalydès aux métamorphoses stupéfiantes, et, par ailleurs narrateur introduisant chaque acte par la lecture de ses premières pages. Dans sa litanie des crimes de guerre, Pauline Clément est bouleversante. Parfois, des plaintes s’élèvent, tel Nacht d’Hauptmann, mis en musique par Alban Berg.
> À lire : David Lescot, ou le devoir d’Histoire
Un grand miroir, bordé de débris de pianos
Cependant, hors ces pauses, le rythme est alerte. Il y a de quoi rire, devant tant de ridicule, d’absurdités. Mais d’un rire qui vire rapidement au jaune, à l’acide, alors que, encastré dans le décor imaginé par Alwyne de Dardel, un grand miroir, bordé de débris de pianos (débris de la culture ?), se transforme en écran de cinéma.
Comme en contrepoint des saynètes, y sont projetés des extraits de films d’archives de la guerre. On y voit des villes rasées, des paysages à jamais dévastés, des soldats au front, dans leurs tranchées, puis à l’arrière, à l’hôpital, grands gaillards redevenus fragiles enfants, pris de convulsions permanentes, le corps nu.
Il y a aussi les mutilés fabriquant des figurines de bois. Elles sont destinées à un petit castelet au fronton marqué d’un mot qui paraît si dérisoire mais auquel il faut bien croire, envers et contre tout : « Kultur ».
http://www.la-croix.com/Culture/Theatre ... 1200737802