Entretien : SOHEIB BENCHEIKH, INTELLECTUEL, CHERCHEUR EN SCIENCES RELIGIEUSES :
«Le burkini, c’est l’islam gadget»
Entretien réalisé par Brahim Taouchichet
Tchador, hidjab, niqab, burka… burkini ! La France de ce XXIe siècle s’enferre dans une énième controverse qui exacerbe les passions, et il n’est pas sûr que les politiques qui l’instrumentalisent s’en sortent sans y laisser des plumes à quelques mois de la présidentielle où tous les coups sont permis. Pas de trêve dans un été caniculaire où le droit au repos face à la mer se trouve perturbé par des descentes de police insolites contre des baigneuses (musulmanes) adeptes du tout vêtement – le burkini ! Comment en est-on arrivé à cette situation exécrable ? Une question et d’autres auxquelles a bien voulu répondre l’intellectuel et chercheur en sciences islamiques de renom, en l’occurrence Soheib Bencheikh.
Le Soir d’Algérie : Voilà un été bien chaud en France avec la polémique sur le «burkini», cela vous surprend-il ?
Soheib Bencheikh : Ce qui a chauffé, brûlé, calciné cet été ce sont avant tout les attentats perpétrés au nom de la foi islamique. Avons-nous oublié que le 14 juillet un camionneur musulman a broyé sous ses roue des êtres humains en chair et en os, qui se baladaient paisiblement à Nice ? Avons-nous omis que le 26 du même mois, un jeunot de 19 ans, lui aussi musulman, lui aussi agissant au nom de sa foi, a égorgé affreusement un prêtre de l’âge de son grand-père dans son église à Saint-Etienne-du-Rouvray ? Voilà le sombre tableau sur lequel vient se greffer le burkini.
Quand on sait que ce sont ces actes barbares, inouïs et incompréhensibles qui occupent toujours les esprits, on saisit mieux la réticence d’une majorité de Français devant toute visibilité d’une pratique islamiste, qui plus est, jugée envahissante et incongrue dans le paysage culturel et touristique de la France. L’affaire du burkini, quoiqu’insipide en soi, est révélatrice d’un malaise, sinon d’un ras-le-bol généralisé. Elle démontre surtout que la cohabitation entre musulmans et non-musulmans est aujourd’hui complètement fragilisée.
Avec les arrêtés anti-burkini puis leur annulation par le tribunal, la mise au net du Conseil d'Etat français, nous avons l'impression que la machine s'emballe s'agissant de questions comme le foulard, le niqab et maintenant le burkini. Qu'en pense l'observateur averti que vous êtes ?
La position du Conseil d’Etat n’a été une surprise pour personne ; la liberté individuelle est l’un des fondements de la société et de l’Etat en France, mais les arrêtés municipaux ont exprimé en réalité autre chose : d’abord la crainte de la radicalisation musulmane avec un raccourci anecdotique ; comme si le burkini était l’étendard du djihadisme ! L’autre raison, qui n’est jamais avouée, est culturelle et touristique. Les Français n’accepteront jamais que leurs côtes, célèbres de par le monde, soient islamisées, bédouinisées ou «tiers-mondialisées» par le port de ce vêtement. On le pense mais on n’ose pas le dire à haute voix car c’est une discrimination réprimée par la loi. Quant au lien entre le burkini et le djihadisme, il est en effet anecdotique et révèle l’ignorance des Français de la complexité de cette vague de radicalisation qui envahit le monde. Peut-on qualifier le port du burkini de pratique salafiste ? Non bien sûr ! Ce vêtement n’est ni assez ample ni suffisamment opaque pour jouir d’un assentiment de cette idéologie extrêmement misogyne. Le burkini vient de l’islamisme formel et superficiel qui veut se convaincre d’avoir le souci de s’adapter à la vie moderne ; c’est «l’islam gadget» qui s’amuse à inventer des accessoires «charia-compatibles».
On notera que le burkini exacerbe les passions d’une opinion publique ballottée entre sa grande médiatisation et sa récupération flagrante dans ce qui est devenu une affaire nationale française ...
Cette affaire, qui fait un lien trop court entre les attentats et la visibilité de l’islam, est une aubaine pour les politiciens populistes en mal d’idées innovantes et convaincantes. Vous devez savoir que la France ne produit plus des hommes politiques visionnaires et avant-gardistes de l’acabit de Jaurès ou de De Gaulle, c’est-à-dire des hommes animés par un idéal, par un minimum d’utopie pour façonner le réel, l’améliorer et l’orienter vers un plus d’humanisme et de progrès. Les politiciens d’aujourd’hui, notamment ceux de l’extrême droite et la droite populiste comme Marine Le Pen et son clone Nicolas Sarkozy, sont de dangereux démagogues. Le simplisme de leur discours électoraliste se fait bien l’écho des peurs pas toujours réelles et des généralisations pas tout à fait justes ou justifiées, et au diable la cohésion sociale ou l’entente entre les multiples composantes du peuple. Malheureusement, cette radicalisation xénophobe alimente et justifie la radicalisation religieuse aux yeux de beaucoup de musulmans.
Doit-on voir là une crispation typiquement française et que la France des libertés marque le pas et se retrouve à la traîne par rapport aux autres pays d'Europe ?
Il ne s’agit pas d’un retard par rapport aux autres pays européens, mais d’une autre vision de la citoyenneté. La France se distingue en effet par une conception spécifique de la citoyenneté et de l’appartenance à la cité, conception héritée de la Révolution. Contrairement aux pays anglo-saxons, la France ne reconnaît pas la communauté mais l’individu. Une fois reconnu, l’individu est complètement libre de se regrouper, s’associer ou se fédérer avec d’autres selon ses affinités et ses intérêts, mais ce regroupement reste une initiative privée, c’est-à-dire l’Etat ou l’administration ne renvoie pas les gens malgré eux à leurs spécificités ethniques ou culturelles. En Angleterre, par exemple, les communautés ont plus de reconnaissance qu’en France ; mais faisons attention, cette apparente liberté cache souvent un discours de ségrégation : «Vous ne serez jamais des Anglais, vous n’aurez en aucun cas le goût british, vivez votre exotisme et votre ethnicité loin de notre regard.»
Jean-Pierre Chevènement, président de l'Association France-Algérie, a été nommé à la tête de la Fondation pour l'islam de France avec pour mission de faire émerger un islam de France. Quelle lecture en faites-vous ?
L’idée de doter l’islam de France d’une fondation n’est pas nouvelle, elle remonte à l’époque où Dominique de Villepin était Premier ministre (2005-2007). L’objectif de cette institution officielle est de faciliter juridiquement l’intégration du culte musulman en France et rendre son financement plus rationnel et plus transparent. Cette fondation peut être utile, mais je ne vois aucun lien avec la crise qui consiste en cette radicalisation d’une partie des musulmans. L’origine de la radicalisation qui a engendré le terrorisme est théologique ; elle émane d’une lecture littéraliste et anachronique des textes doublée d’un fixisme historique qui refuse de quitter la conception purement humaine des premiers temps de l’islam. L’organisation du culte musulman en France est une bonne chose, mais elle ne répond aucunement à la vraie question : comment désacraliser cette lecture dangereuse de l’islam et proposer une autre qui prenne en compte des exigences d’un vécu contemporain désormais pluriel et en connexion. Vivre l’islam dans «l’universel» signifie que cette religion est une vérité parmi les vérités, et que son exercice ne doit pas sortir de la sphère privée de ses adeptes.
En dépit de toutes les manifestations de bonne foi de la communauté musulmane, l'islamophobie prend de l'ampleur. Y a-t-il le feu ?
Il faut distinguer deux choses : «la peur de l’islam» et «la discrimination des musulmans». La peur de l’islam est peut-être légitime et justifiée aujourd’hui notamment par des gens qui ne connaissent ni l’histoire des dogmes de cette religion ni ses structures théologiques ; quant à la discrimination des musulmans, celle-ci demeure, quelles que soient les circonstances, illégitime et immorale.
L'islamophobie savante, celle qui voit s'impliquer des intellectuels renommés, fait-elle courir un risque réel de rupture du dialogue entre les civilisations et par là aggraver les antagonismes ?
L’«islamophobie» est un concept récent formé d’ «islam», la religion, et de «phobie», mot grec qui signifie la peur. Ce concept est souvent brandi contre ceux qui manifestent de l’hostilité, de l’aversion ou de la peur envers la religion musulmane.
Personnellement, je suis mal à l’aise devant ce concept car il est entouré de beaucoup d’ambiguïtés. On ne peut pas incriminer quelqu’un parce qu’il a peur, on ne peut pas l’accuser ou le rendre coupable de sa propre peur, mais il faut cerner les motifs réels ou imaginaires de cette peur.
Le regard s’oriente alors vers notre propre sphère religieuse. La peur est suscitée par l’autre, notamment le plus visible et le plus parlant, c’est-à-dire l’islamisme politique dont l’inhumanité est patente aujourd’hui. Le dialogue entre civilisations (non pas entre dogmes) dont vous parlez doit s’établir entre des personnes qui acceptent la critique mutuelle et qui ne s’incommodent pas à reconnaître les points sombres dans leur histoire et leur culture respectives. Les gens ont le droit d’avoir peur d’une religion ou d’une quelconque idéologie ; l’essentiel est que cette peur ne les conduise pas à léser ses adeptes ou à les maltraiter.