"Cette génération" ne signifie pas uniquement ceux qui sont née à une date précise comme 1914, cette génération sont ceux qui ont un lien commun avec la guerre de 1914 :
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Frédéric Gaussen, «Qu'est-ce qu'une génération?», Le Monde , 15 novembre 1981
Frédéric Gaussen a été journaliste au Monde de 1964 à 1994.
Qu'est-ce qu'une génération ? Qu'est-ce qui fait que toutes les personnes d'un même âge se sentent quelque chose en commun, quelle que soit leur origine sociale ou régionale ? Il y a plusieurs façons d'entendre le mot « génération ». Il peut désigner les gens ayant eu une expérience historique commune particulièrement frappante. Ainsi parle-t-on de la guerre de 1914 ou de la Résistance ou de Mai 1968. On peut aussi identifier la génération à une classe d'âge : tous les gens ayant eu vingt ans dans les années 1950 ou 1970. On peut enfin penser à l'expérience familiale : la génération des enfants, par opposition à celle des parents et des grands-parents. Trois approches qui entraînent en fait des définitions et des contenus bien différents.
Pour qu'un événement crée une génération il faut qu'il ait un caractère global (qu'il touche pratiquement tous les individus d'un même âge), qu'il soit assez prolongé pour avoir le temps de marquer et suffisamment éprouvant pour que chacun ait de bonnes raisons de s'en souvenir. C'est pourquoi une guerre fait particulièrement bien l'affaire. Mais ces conditions ne sont pas suffisantes. Il faut aussi que « cet événement fondateur » fasse l'objet ensuite d'une célébration collective, que le souvenir en soit entretenu et magnifié1. C'est l'interprétation posthume de l'événement qui fait une génération, plus que l'événement lui-même. Aussi peut-on parler de génération pour les acteurs de la guerre de 1914, mais non pour la guerre de 1939-1945 (sauf pour la tranche très minoritaire de ceux qui ont participé à la Résistance) ou la guerre d'Algérie. Dans les deux derniers cas, la mauvaise conscience nationale provoquée par ces événements a entraîné un effet d'oubli, de gommage volontaire. Loin de se regrouper pour exalter les souvenirs communs, les survivants s'évitent et se taisent.
Ceci montre que l'histoire n'est jamais une succession neutre d'événements, mais une reconstruction opérée par une collectivité humaine, en fonction d'objectifs particuliers. La constitution d'un « effet de génération » répond à un programme précis : effacer les différents sociales ou les rivalités politiques ; forger l'unité d'un groupe autour d'un grand mythe original ; détourner les ressentiments que pourraient susciter les souffrances endurées en exaltant l'héroïsme des survivants ; affermir le pouvoir d'un clan et écarter les assauts de prétendants illégitimes (parce que n'ayant pas reçu l'acte de baptême de l'événement fondateur).
De même, si l'on peut - à la rigueur - parler d'une « génération de Mai 1968 », ce n'est évidemment pas en raison de l'effet politique immédiat de l'événement ou de l'importance numérique des gens qui y ont participé directement, mais parce qu'il fut pris pendant les dix années qui ont suivi comme référence symbolique par les médias et par une partie importante de l'opinion pour désigner un profond mouvement de transformation sociale.
Cet exemple montre que l'effet de génération peut jouer - sur une échelle réduite -pour désigner des groupes souvent très minoritaires, mais ayant une influence intellectuelle ou politique décisive.
La génération à caractère sociologique est, à l'inverse, beaucoup plus vaste et englobe, à la limite, tous les individus nés à la même époque et ayant eu les mêmes expériences scolaires et enfantines. Plus tard, ils s'apercevront en effet qu'il y a entre eux une relation invisible faite du même air respiré, d'émotions partagées à l'écoute des mêmes airs, au souvenir des mêmes danses et des mêmes coiffures. « De notre temps... », c'est-à-dire lorsque nous étions jeunes ensemble, lorsqu'on vibrait aux mêmes choses, qu'on pleurait devant les mêmes visages. Ce sont des souvenirs ténus, impalpables, mais plus importants que toutes les professions de foi. Ceux auxquels on tient plus que tout, parce qu'ils nous ont fait ce que nous sommes.
L'homogénéisation des sociétés modernes — avec la prolongation de la scolarité, la génération des médias, le rapprochement des sexes... — ne peut évidemment que renforcer cet effet de génération-là. Le phénomène du « yé-yé2 » a marqué peut-être la naissance de ces générations à l'échelle planétaire. Transportés par les médias à travers les frontières, les mots de passe et les signes de connivence réunissent les jeunes du monde entier dans les émotions communes. Mêmes airs, mêmes danses, mêmes vêtements, mêmes révoltes, mêmes rêves...
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