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Le cerveau n’est pas fait pour penser
Aristote était célèbre pour tout savoir. Il enseignait que le cerveau sert à refroidir le sang et qu’il n’est nullement impliqué dans le processus de la pensée. Cela n’est vrai que pour certaines personnes.
WILL CUPPY
Les limites de mon langage sont les limites de mon propre monde.
LUDWIG WITTGENSTEIN
« Pense avec ton cerveau, il est fait pour ça ! » est une phrase que beaucoup d’entre nous avons sans doute prononcée ou entendue sans réaliser qu’elle véhicule, certes une évidence, mais qui peut se révéler nocive à la compréhension de l’évolution. Cette idée erronée consiste à penser que la fonction actuelle d’un organe est en soi une explication suffisante à son existence.
La manière dont nous pensons, dont nous regardons le monde, est le résultat du fonctionnement d’un organe : le cerveau.
Dans la pensée créationniste, le cerveau est donné à l’Homme pour qu’il jouisse de la Terre, pour qu’il fasse preuve
d’intelligence et développe ses qualités humaines. Plus que cela, l’homme est même fait à l’image de son créateur, et
son intelligence devient la marque qu’une âme lui a été accordée qui le distingue des (autres) animaux. Étincelle divine,
cette intelligence a pour but la communion avec le Créateur, son adoration. En tant que reflet des qualités divines, l’intelligence
humaine est, en ce bas monde, la chose la plus proche de la perfection. Dès lors il n’est pas utile de douter de ses intuitions,
de se montrer prudent dans ses jugements, car l’intelligence humaine est à même de réaliser toutes les tâches que le plan
divin lui a réservées.
Dans la perspective évolutionnaire, il en va autrement. Le cerveau est un organe nécessairement imparfait dont l’histoire remonte à quelques centaines de millions d’années. À partir d’un système nerveux primitif, la sélection naturelle a donné l’occasion à un petit nombre de lignées de développer des capacités de plus en plus complexes. Au fil des générations, les individus bénéficiant d’un cerveau plus performant (mieux adapté) ont été favorisés. La sélection des caractères de cet organe s’est faite sur la base des avantages qu’il apportait dans les conditions naturelles. Ainsi l’évolution du cerveau a d’abord produit une amélioration des capacités sensorielles et motrices, la maîtrise des interactions physiques avec l’environnement, avant de permettre des relations de type social de plus en plus raffinées. Par définition, les animaux possèdent un cerveau a priori bien adapté à leur mode de vie, d’où découle que notre manière de réfléchir dérive directement des facultés sélectionnées par l’environnement de nos ancêtres. C’est pourquoi nous sommes si doués pour classer sans y penser les objets qui nous entourent de manière à les reconnaître (essentialisme) et pour distinguer à quels usages ils peuvent nous servir (téléologie). Le cerveau humain est également expert dans l’analyse du comportement de nos congénères, ce qui est d’une importance cruciale pour la survie et la reproduction. Cette capacité que nous avons à nous figurer les pensées des autres est ce qu’on appelle la « théorie de l’esprit*1 ». Sachant combien il est important de reconnaître en autrui une personne pensante, animée de ses désirs et de ses intentions, lui permettant d’adopter en conséquence le comportement adéquat, l’être humain est porté à rechercher autour de lui les phénomènes qui semblent correspondre à ce schéma. La nature subit une anthropomorphisation : nous lui attribuons des qualités humaines qui nous aident à lui donner du sens. Cela conduit à l’illusion d’agent, notoire dans les anciennes mythologies où chaque phénomène naturel est personnalisé par un esprit, un agent, une divinité : le Soleil, la Nuit, le Vent, etc.
Il existe plusieurs théories pour expliquer l’apparition de la pensée rationnelle, l’avènement de la logique. L’une des plus intéressantes est la théorie argumentative que nous présenterons en conclusion de ce chapitre. La logique dont nous sommes dotés est une aptitude hautement valable, mais nous savons que nos actes n’en relèvent pas toujours. Le fonctionnement organique du cerveau humain est loin de la perfection intégrale qui garantirait que tous les choix sont justifiés, toutes les actions judicieuses. Nous avons tous, dans la perception du monde qui nous entoure, des tendances analytiques intuitives qui sont en partie l’héritage d’un avantage qu’elles conféraient aux générations antérieures. Ces prédispositions sont utiles pour survivre dans la nature ou pour adapter notre comportement, mais quand il s’agit d’examiner de manière rationnelle notre environnement pour en analyser le fonctionnement, nous devons fournir des efforts considérables. Puisque notre équipement organique n’est pas optimal, nous avons besoin de rigueur et de méthode pour comprendre le monde. Le cerveau, issu d’une longue évolution, sélectionné pour la survie et la reproduction de nos ancêtres, n’a pas été construit pour que nous philosophions avec.
Le sophisme de proportionnalité
Nous sommes prédisposés à attendre qu’un résultat majeur, complexe et de vaste importance, doit s’expliquer par une cause également majeure, complexe et vaste. À l’inverse nous attribuons des causes modestes aux événements modestes. L’idée que les causes doivent posséder des attributs plus grands que les effets qu’elles produisent remonte à Platon, et Descartes l’utilisait dans sa démonstration de l’existence de Dieu, puisqu’il lui semblait nécessaire que l’existence d’un esprit comme le sien soit due à une « chose qui pense », et qui possède « en soi l’idée de toutes les perfections que j’attribue à la nature divine ».
C’est bien en raison de cette inclination que la théorie du chaos nous interpelle avec son fameux effet papillon selon lequel un battement d’ailes de papillon peut déclencher un ouragan à l’autre bout du monde. C’est une idée fascinante, précisément parce qu’elle viole le sophisme de proportionnalité inscrit dans nos circuits cérébraux.
À l’origine de l’existence de millions d’espèces aussi variées que celles qui peuplent la Terre aujourd’hui, résultat majeur et complexe s’il en est, nous attendons intuitivement une cause de grande envergure, une cause primordiale absolument gigantesque et assurément complexe. L’idée que des mutations aléatoires assorties d’une mortalité différentielle, concept d’une grande simplicité formelle, puissent remplir ce rôle éveille forcément notre méfiance. Le sophisme de proportionnalité est une pierre de plus sur le mur qui nous gâche la vue sur la théorie de l’évolution.