Chronique d'une radicalisation quotidienne
Le Point - Publié le 16/01/2015 à 12:33 - Modifié le 16/01/2015 à 14:13
Une enseignante d'un lycée Zep de l'Essonne raconte la radicalisation progressive de ses élèves et les renoncements de l'école face à ce phénomène. Sidérant !
Par LAURELINE DUPONT
Sophie n'est pas née de la dernière pluie. Cela fait vingt ans que cette professeur de philosophie enseigne dans divers établissements de l'Essonne (91). Elle a rencontré toute sorte d'élèves issus de milieux sociaux variés et de confessions diverses. Depuis une dizaine d'années, elle constate avec regret et inquiétude des changements profonds dans les comportements des jeunes qui se succèdent dans sa classe. Ce qu'elle appelle une "radicalisation" qui, combinée à des renoncements quotidiens de la part de l'Éducation nationale, finit par engendrer une situation explosive dont plus personne ne sait comment s'extirper. Témoignage.
"Le tournant, pour moi, c'est le 11 septembre 2001 : cela a délié une parole jusque-là retenue, du moins devant les enseignants. Lors du vote pour élire les délégués de classe, début octobre 2001, plusieurs bulletins de vote portaient le nom de Ben Laden. Quand je m'en suis offensée, des propos de haine ont fusé : C'est bien fait pour les Américains ! puis à notre encontre : Il faut foutre le feu à cette ville ! Afin de susciter la réflexion, leur réflexion, la semaine suivante, j'ai distribué un texte de Platon sur la démocratie. Deux élèves ont refusé de le prendre, l'un des deux l'a jeté par terre et, en sortant, s'est essuyé les pieds dessus. Le cours suivant fut très dur, il a commencé par des insultes contre "les juifs chrétiens", puis un refus de travailler et de nouveau il faut foutre le feu dans cette ville et autres propos violents. Le ton est monté entre nous et à la fin du cours ils ont réussi, après la sortie de tous les élèves, à se positionner devant la porte pour que je ne puisse pas sortir. Là, ils m'ont insultée en me tutoyant et en me traitant plus bas que terre, faisant sans cesse un geste du pouce autour du cou et en me disant : On te retrouvera. L'administration du lycée a convoqué la commission disciplinaire, aucun des parents n'est venu, ni même le second élève. Je suis aussi allée porter plainte au commissariat qui n'a pris qu'une main courante.
"On ne parle que de philosophes juifs comme Spinoza"
À la même époque travaillait au lycée un surveillant de confession musulmane qui veillait à ce que les filles musulmanes ne soient pas maquillées et à ce qu'aucun élève musulman n'utilise les distributeurs de café pendant le ramadan. Il conseillait à nos élèves de ne pas se rendre en cours de philosophie, car, disait-il, on ne parle que de philosophes juifs comme Spinoza. Jamais ce surveillant ne regardait les professeurs femmes dans les yeux quand nous nous rendions dans son bureau. Tout le monde était au courant de cette attitude, mais personne n'a osé intervenir par crainte de "mettre la ville à feu et à sang".
Quelques années plus tard, des propos homophobes et antisémites ont de plus en plus souvent été tenus en classe. Contre ces dérapages, ma seule arme en tant qu'enseignante était de rédiger un rapport, cela bien sûr après avoir tenté de discuter avec ceux qui les avaient proférés. Mais toute conversation devenait impossible : soit les élèves provoquaient encore plus, soit ils contestaient avoir tenu de tels propos. Un jour, l'un d'entre eux en plein cours me demande : Pourquoi y a-t-il des grilles à la synagogue ? (qu'il avait confondue avec l'église catholique). J'ai répondu que je ne savais pas et l'élève a répliqué : Pour leur lancer des cacahuètes, ce qui a provoqué l'hilarité d'une bonne partie de la classe. Une autre fois, en terminale littéraire, un lycéen réalise un exposé brillant, je demande à la classe quelle note lui attribuer. Réponse d'un élève : On ne va quand même pas lui mettre 20, à ce pédé. Hormis mes rapports, aucune sanction n'a été prononcée contre ces élèves. Au fil des années, j'ai vu la dégradation, il est devenu difficile de faire un cours sur le droit, la justice et plus encore sur la religion. Parler de la théorie de l'évolution est devenu impossible car contestée de façon violente. Chaque année, j'emmenais mes classes à la Galerie de l'évolution du jardin des Plantes, mais ils étaient de plus en plus nombreux à refuser d'y aller (les sorties scolaires sont gratuites sur le temps scolaire, donc obligatoires). À partir de 2007-2008, de plus en plus de jeunes filles arrivaient voilées au lycée et il fallait parfois passer dix minutes de cours pour leur faire enlever ce voile qu'elles remettaient dès que je me retournais pour écrire au tableau. Beaucoup de mes collègues ont renoncé à ce combat.
Peut-être aurait-il fallu dès le début sévir de façon plus efficace : un conseil de discipline plutôt qu'une simple commission disciplinaire aurait pu déboucher sur une exclusion des deux premiers élèves (même si c'était envoyer dans la nature des éléments dangereux qui de par leur âge - 20 et 21 ans - n'étaient plus soumis à l'obligation scolaire), le surveillant aurait dû être renvoyé, ce qui aurait peut-être empêché par la suite que nos cours soient contestés. Plus de fermeté et plus d'unité dans le corps enseignant auraient permis de mieux lutter contre les propos.
http://www.lepoint.fr/societe/chronique ... tor=EPR-6-[Newsletter-Mi-journee]-20150116