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1Comment une communauté de disciples survit-elle à son fondateur ? Comment se situe-t-elle par rapport à lui ? Comment se structure-t-elle et définit-elle sa singularité ? Telles sont les questions examinées par Stewart dans cette magistrale analyse du Caitanya Caritâmrita (« l'ambroisie de la vie de Caitanya »), l'une des œuvres les plus célèbres de la littérature religieuse bengalie dont il y a quelques années Edward Dimock a donné une traduction intégrale (The Caitanya Caritâmrta of Krsnadâsa Kavirâja, Harvard Oriental Series 1999).
2Spécialiste américain des religions et littératures du monde bengali, professeur à l'Université de Vanderbilt (Nashville, NA), Stewart tire ici le bilan de trois décennies de fréquentation assidue de ce récit de vie encyclopédique pour interroger le rapport entre construction hagiographique et construction de l'identité sectaire. Il montre comment en disant le « dernier mot » sur Caitanya (1486-1534), le CCA, rédigé quelque soixante-quinze ans après la mort du Maître, devint la référence ultime de ses disciples pour se présenter au monde comme les « vishnouites du pays Gauda (Bengale) » ou Gaudîya-vaishnava.
3La secte hindoue dont il traite est l'une des plus connues en Occident en raison du succès qu'y a rencontré sa branche moderne désignée par l'acronyme d'ISKON (International Society for Krishna Consciousness) ou, plus communément, par les deux noms divins qui scandent les chants de ses membres : Hare Krishna. On sait moins que cette filiation des Hare Krishna les inscrit dans une histoire religieuse très longue qui remonte au premier tiers du xvie siècle puisqu'ils s'inspirent du mystique bengali Caitanya – un homme dont tout indique qu'il posséda un charisme hors du commun. Ceux qui l'approchèrent furent en effet si profondément marqués par sa présence qu'ils le divinisèrent de son vivant, puis entreprirent de conserver sa mémoire en composant des récits de sa vie et en organisant son culte. Cherchant à l'imiter en tous points, ils fondèrent un mouvement de dévotion (bhakti) sur une relation passionnelle à la divinité (Krishna) alors nouvelle en Inde du Nord. Cette dévotion reposait sur l'expérience humaine des émotions et s'exprimait dans des termes appartenant au domaine raffiné de l'esthétique. Concrètement, elle se traduisait par des danses et des chants enthousiastes dans les rues, à l'imitation de Caitanya qui sa vie durant connut des transports mystiques et s'absorba en extase. Ces élans religieux, les détracteurs allaient rapidement les épingler en qualifiant les disciples de Caitanya d'« émotionalistes » (bhâvaka).
4Tout ce que Caitanya avait eu à dire de son vivant, il l'avait manifesté dans ses actes : le message qu'il léguait à la postérité était l'amour absolu et enflammé, fou disaient certains, qu'il avait porté à Krishna. Ce qui était commun à tous ses disciples, c'était sa personne et ses expériences spirituelles. Aussi est-ce à raconter cette vie pour eux exemplaire qu'ils s'employèrent spontanément quand il eut disparu. Dans ces récits, dans des termes souvent, mais pas uniquement, hagiographiques, ils exprimèrent leurs interprétations théologiques du phénomène Caitanya et leurs façons de comprendre la voie spirituelle qu'il leur fallait suivre pour mettre leurs pas dans les siens. Sept des douze hagiographies initiales sont parvenues jusqu'à nous dans leur intégrité, les unes en bengali les autres en sanskrit. La plus récente, écrite dans les deux langues, est le CCA étudié par Stewart.
5De cette prolifération biographique, les spécialistes se sont attachés à extraire un récit historiquement fiable de la vie de Caitanya. Grâce à leur labeur, nous connaissons celle-ci jusqu'en ces moindres détails – fait suffisamment rare dans l'hindouisme pour être souligné. Mais dans leur quête de faits historiquement fiables, ils ont écarté de leur préoccupation les aspects légendaires ainsi que la dimension dévotionnelle des biographies ; ils ont négligé de s'interroger sur le sens que les auteurs avaient donné à leur entreprise. C'est à considérer ces points laissés dans l'ombre que se consacre Stewart. Derrière la relation des faits et gestes de Caitanya par Krishnadâs Kavirâj dans le CCA, il interroge l'imagination religieuse de la communauté qui s'était constituée autour du Maître. Une communauté déjà très dispersée à l'époque de la rédaction du CCA.
6Caitanya attira rapidement de nombreux disciples, mais n'eut pas de successeur attitré ; il ne laissa aucun enseignement systématique, aucune règle sur la base de laquelle ses disciples auraient pu s'organiser. À sa mort, il n'existait pas non plus d'institution à même de structurer leur mouvement. Trois quarts de siècle plus tard, ses disciples étaient éloignés les uns des autres par la géographie et aussi par leur culture religieuse. On les rencontrait principalement dans deux régions de l'Inde fort distantes l'une de l'autre : le Bengale (à l'est) dont le Maître était lui-même originaire, et le Braj (au sud de Delhi), le pays autour de la ville de Mathura décrit par les Purâna comme le cadre poétique et pastoral de l'enfance et de l'adolescence de Krisna, le divin bouvier. Cette dispersion initiale tenait au fait que Caitanya avait prêché dans les deux régions. En venant au Braj, cette vieille terre religieuse du bouddhisme, du jaïnisme, puis du vishnouisme, le Bengali avait contribué, à côté d'autres prédicateurs charismatiques, à alimenter le courant mystique du krishnaïsme centré sur le culte du jeune Krishna et l'exaltation poétique de ses amours avec les gopî ou bouvières. C'est dans cette région que ses disciples directs, les six Goswâmîs, grandes figures intellectuelles, entreprirent la rédaction de difficiles ouvrages en sanskrit. Nourris de références scolastiques, ils y codifièrent les catégories savantes de l'esthétique en les adaptant au monde de la dévotion krishnaïte. Dans le lointain Bengale, leurs condisciples, parmi lesquels se trouvaient aussi de remarquables personnalités, étaient mal informés de leurs spéculations théoriques ; ils célébraient Krishna et Caitanya en bengali, la langue vernaculaire comprise par tous, et en s'appuyant sur des conceptions religieuses propres à cette région de l'Inde. Au moment de la composition du CCA, la communauté n'avait pas de centre ; elle partait dans des directions divergentes, elle menaçait d'éclater. Le texte résulta de la prise de conscience de cette menace, nous dit Stewart. Et c'est à définir les stratégies rhétoriques de son auteur pour contrer les tendances centrifuges qu'il se consacre principalement.
7Nul n'aurait pu être mieux placé que Krishnadâs Kavirâj pour réaliser une telle entreprise. Certes ce Bengali installé au Braj n'avait pas connu Caitanya personnellement, mais il était le seul membre de sa communauté à avoir étudié avec les six Goswâmîs. Il avait acquis une vision de l'ensemble de leurs théories. Il dominait aussi ce qui avait été écrit sur la vie de Caitanya. Et, en outre, il possédait le bagage intellectuel pour réaliser la synthèse de tout cela. Son rôle dans l'histoire de la secte fut unique en ce qu'il élabora un système et en démontra aux autres la cohérence.
8Pour concilier les différents points de vue en présence, et en proposer la « grammaire », Krishnadâs Kavirâj s'attacha principalement à marier les deux cultures religieuses du Braj et du Bengale dans deux domaines cruciaux : celui de la langue et celui de la théologie. Il rédigea le CCA dans les deux langues des disciples, utilisant le bengali pour sa partie narrative (vingt mille vers), et le sanskrit (trois mille vers) pour son cadre intellectuel et son appareil de citations tirées d'environ soixante-quinze textes canoniques (tout particulièrement le Bhâgavata-purâna et la Bhagavad-gîtâ). Sur le plan de la théologie, sa tâche fut des plus complexes en raison de la myriade d'explications qui coexistaient sur la divinité de Caitanya. Dès avant sa mort, Caitanya avait été divinisé par ses disciples ; vers 1550 la plupart d'entre eux pensaient qu'il était un avatâra (manifestation) de Krishna, mais il n'y avait aucune unité dans leurs interprétations de cette notion complexe, que des siècles d'exégèse avaient travaillée. Il n'y avait aucun consensus non plus sur le sens de son épiphanie et sur les implications qu'elle pouvait avoir pour les disciples. Abondaient aussi des interprétations théologiques concurrentes des rapports de Krishna avec les gopî, et tout particulièrement avec Râdhâ, la gopî dont l'amour était le plus sublime et à laquelle Caitanya lui-même s'était identifié. Pour ceux du Bengale Caitanya tenait lieu de Krishna : il était le Seigneur lui-même (svayam bhagavân). À l'instar des Goswâmîs, ceux du Braj mettaient Krishna au centre de leur construction théologique et liturgique. Dans le CCA, Krishnadâas Kavirâj entretiendrait l'ambiguïté dans de savantes élaborations théologiques où il n'est pas toujours clair s'il est question de Krishna ou de Caitanya. À la différence des hagiographes précédents, il ne déduit pas la théologie des actions de Caitanya : bien plutôt, il part de la théologie des Goswâmîs et façonne son récit de la vie du Maître de façon à ce qu'il corresponde aux théories de ces derniers. Son CCA aboutit à faire connaître dans la langue parlée par tous les disciples l'œuvre théologique sanskrite des Goswâmîs en la présentant dans le contexte de la vie de Caitanya et comme l'enseignement de ce dernier.
9Comme en témoigne la rapidité de sa diffusion – sur laquelle Stewart apporte d'amples informations –, le CCA jouit d'emblée d'une autorité qu'aucune biographie antérieure n'avait possédée. Son enseignement passa pour le « dernier mot » sur Caitanya non pour avoir imposé un seul des points de vue en présence aux dépens des autres, mais parce qu'il affirma la cohérence des diverses conceptions. Il marqua un nouveau commencement pour les disciples de Caitanya en permettant l'articulation de leurs diverses traditions en ce tout unifié qu'on appelle la secte des Gaudîya-vaishnava. Sa composition fut un outil théologique de premier plan pour structurer leur communauté.
10En même temps qu'il éclaire les origines de la secte de Caitanya, cet ouvrage majeur, remarquable par la quantité de sources utilisées et par la rigueur du travail d'analyse textuelle, enrichit considérablement notre connaissance de la tradition hagiographique hindoue. Il livre une contribution de premier plan à l'histoire culturelle de l'hindouisme de la première modernité.