Le Coran, l'orthographe et le savant
Le Coran serait la parole "incrée" de Dieu, directement dictée à Mahomet dans un arabe "pur". Des travaux suggèrent pourtant que le texte a connu des évolutions au fil du temps.
"Al-tanzil", "la descente" : c'est par ce même mot que les nomades des tribus d'Arabie désignent la "révélation" et "l'averse abrupte" qui fait reverdir la terre en quelques heures. Le Coran serait ainsi le "verbe de Dieu" descendu comme une pluie sur la Terre. Intouchable et à peine retouché depuis des siècles. Cette version poétique ne résiste pas à l'analyse. La meilleure preuve en serait un amas de parchemins rongés par l'humidité mis au jour dans une cache de la grande mosquée Jama'a al-Kabir, à Sanaa, au Yémen, en 1972. La tradition juive connaît bien ces tombes de papiers destinées à ensevelir des textes religieux dont on a plus l'usage mais qu'on ne peut détruire en raison de leur caractère sacré. Invité à examiner ces feuillets, le philologue Gerd-Rüdiger Puin, de l'université de Sarrebruck découvre qu'il est en présence de manuscrits arabes du coran parmi les plus anciens connus : "il s'agit d'un Coran de style hedjazien, qui correspond à la graphie en vigueur à la fin du VII° siècle dans le Hedjaz, la région de La Mecque et de Médine." Le manuscrit daterait de 680 environ.
Il n'existait jusqu'alors que trois exemplaires du Coran de cette époque. La bibliothèque de Tachkent, en Ouzbékistan, et le musée de Topkapi, à Istanbul, détiennent chacun une copie du VIII° siècle. Le manuscrit de Ma'il, daté de la fin du VII° siècle est lui à la British Library de Londres. Les manuscrits de Sanaa pourraient être plus anciens. Leur calligraphie est dite défective, car elle ignore les voyelles brèves. Elle ne comporte pas non plus de signes diacritiques, ces points situés au-dessus ou au-dessous des lettres, qui permettent de différencier le "b", le "n", le "y" et le "t", etc. Gerd Puin a constaté des variations textuelles mineures, un ordre inhabituel des chapitres (les sourates), ainsi que des styles de graphie très rares. Il a également découvert que l'un des parchemins était un palimpseste. Conclusion ? Le Coran aurait connu une évolution textuelle. Et l'exemplaire actuel du Coran ne serait pas celui dont on croit qu'il a été révélé au Prophète.
Gerd Puin se demande même si des sources préislamiques pourraient être intervenues dans l'élaboration du Coran. Deux tribus mentionnées dans les manuscrits de Sanaa, As Sahab ar-Rass ("les compagnons du puits") et As Sahab al-Aiqa ("les compagnons des buissons épineux"), vivaient, l'une dans le Liban préislamique, l'autre dans la région d'Assouan, en Egypte, vers 150 de notre ère. Ils étaient vraisemblablement inconnus de Mahomet et de ses compagnons. Leur mention n'aurait pu être insérée dans le Coran qu'au moment de la rencontre entre les conquérants islamistes et ces contrées.
Réforme orthographique ?
Aux yeux des croyants, ces hypothèses sont difficilement accpetables. Selon la tradition, la Coran a en effet été révélé à Mahomet par fragments entre 610 et 632. Trois collectes du texte coranique auraient ensuite eu lieu après sa mort. Le premier Calife, Abou Bakr (632 à 634), aurait quasi aussitôt fait rassembler tous les fragments de la révélation, y compris en sondant la mémoire des premiers compagons du prophète. La deuxième collecte aurait eu lieu sous le calife Othman (644 à 656), qui aurait décidé de fixer une fois pour toutes une "vulgate" officielle. Les manuscrits et matériaux antérieurs auraient alors été brulés. La dernière mise en forme daterait du calife omeyyade Abd al-Malik (685-705). Elle aurait consisté en une homogénéisation de l'orthographe par al-Hajjaj, gouverneur d'Irak. A quelques réserves près, ces données ont longtemps été acceptées par les orientalistes. Aujourd'hui les spécialistes non-musulmans qui travaillent sur le Coran sont plus circonspects, mais aussi tiraillés entre plusieurs hypothèses. "La fixation par écrit de la révélation que reçut le prophète a connu une histoire sur laquelle la lumière est loin d'être faite", reconnaît Alfred-Louis de Premare, de l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (université de Provence, Aix-en-Provence).
Il est vrai qu'il n'existe aucun manuscrit qui ne date pas d'une bonne cinquantaine d'années après la mort du prophète. Pourtant selon la tradition islamique, le calife Othman aurait fait réaliser des copies de sa vulgate et les aurait expédiées dans les principales villes de l'empire : à la Mecque, Bassora, Coufa et Damas. Pourquoi donc n'en a-t-on découvert aucun exemplaire ? Le paléographe François Deroche, de l'Ecole pratique des hautes études, ne croit pas que les textes aient été définitivement fixés sous le calife Othman. : "La tradition islamique affirme qu'il a voulu fixer le texte afin d'éviter les divergences dans sa récitation. Or l'écriture hedjazienne d'alors, trop imparfaite, ne permet pas d'empêcher ces divergences. Au mieux, elle offre un support minimal, acceptable par les différents lecteurs"(1). Jacqueline Chabbi est convaincue que le Coran a été mis par écrit sous le calife Abd al-Malik, à Damas, à l'aube du VIII° siècle. Lorsque l'islam est devenu une civilisation d'écriture.
Malheureusement, les universitaires occidentaux n'ont pas véritablement d'interlocuteurs musulmans auxquels frotter leur hypothèses. Ce sont les religieux qui occupent le terrain farouchement. Les hypothèses de Gerd Puin ont été qualifiées "d'impostures" et des pressions ont été exercées sur ses appuis yéménites. Jacqueline Chabbi a fait l'objet d'une charge d'une rare violence lors d'une conférence à l'institut du monde arabe donnée par un membre de l'Académie royale du Maroc, le théologien Abdelaziz Benabdallah. Sur le site pourtant modéré de la communauté islamique française
www.oumma.com , le Dr Abdallah, exégète du Coran, dénonce violemment "le concept de musulman de service". "Il s'agit de faire cosigner l'article attaquant l'islam par quelqu'un qui porte un nom d'origine musulmane de manière à essayer de faire passer l'article de la catégorie polémique stérile à la catégorie 'hypothèse scientifique'. Entre les musulmans de service (...) on assista à une surenchère progressive. Jusqu'à la publication d'un essai insultant le prophète de l'islam.[les Verset sataniques ,de Salman Rushdie qui lui valurent une fatwa le condamnant à mort] et de se réjouir : "depuis les musulmans de service sont moins nombreux et moins outranciers"
Pour avoir abordé la Coran comme un texte littéraire, l'Egyptien Nasr Abu Zaid, maître de conférence à l'université du Caire, a quant à lui été déclaré apostat en 1995 et condamné à l'exil. Au final un livre un seul au titre provocateur : Le Coran est-il authentique ? centré sur les évolutions du texte, à été publié à compte d'auteur, il y a deux ans par un universiatire tunisien, Mondher Sfar. Le hic est que son auteur est également connu pour avoir commis des articles négationnistes au début des années 1990. Les autorités religieuses musulmanes ont beau jeu de souligner que son analyse du Coran ne vaut certainement guère mieux que ses élucubrations passées. "Un historien n'a pas de leçons à donner à un théologien, même s'il doit à l'évidence étudier son mode pensée et sa doctrine. Bien entendu il n'a pas non plus à recevoir de leçons de lui en vertu d'un quelconque principe d'autorité qui interdirait de poser certaines questions" rappelle fort justement Jacqueline Chabbi.
Sciences & Avenir/janvier 2003