Re: Vive la démocratie, vive la Tunisie
Posté : 13 déc.16, 22:34
Le laboratoire tunisien
Par Laurent Joffrin — 13 décembre 2016 à 17:06
Un livre d’entretiens, non dénué de certaines complaisances avec le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, permet de mieux comprendre l’exception démocratique que constitue ce pays du Maghreb.
Le laboratoire tunisien
La Tunisie va-t-elle s’en sortir ? La seule des révolutions arabes à n’avoir pas débouché sur un bain de sang peut-elle survivre à la double épreuve du terrorisme et de la crise économique ? La question est cruciale pour l’avenir du monde musulman, et aussi pour l’Europe, dont les valeurs sont largement partagées en Tunisie, et qui subirait une défaite politique grave si ce pays, proche à tous égards, succombait à son tour à la théocratie islamiste ou bien, à l’inverse, se changeait en une dictature à l’égyptienne.
Pour éclairer cette situation dangereuse, on conseille la lecture du livre que publie le président tunisien, Béji Caïd Essebsi (et non «Ezzibi», comme l’a dit Manuel Valls lors de sa dernière visite, suscitant l’hilarité générale par cette involontaire allusion au sexe des hommes).
Ce long entretien avec Arlette Chabaud n’échappe pas à certains travers du genre : discours politique calibré, contournement de certaines questions gênantes, violon patriotique. Mais il livre aussi la vision d’un président habile et érudit, placé à l’épicentre géographique et politique des relations entre islam et démocratie.
Béji Caïd Essebsi, 90 ans, est un homme symbole. Collaborateur proche de Habib Bourguiba avant de prendre ses distances avec le vieux chef autoritaire, allié de Ben Ali avant de s’en détacher, retiré de la vie politique pendant une vingtaine d’années, il est réapparu soudain à la chute du dictateur pour présider à la transition démocratique. La victoire électorale du Parti islamiste Ennahdha l’a renvoyé à l’opposition. On pouvait penser sa carrière terminée. Son sens politique lui a permis de revenir au premier plan en lançant Nidaa Tounes («l’Appel de la Tunisie»), une vaste coalition de démocrates et d’anciens benalistes qui a fédéré toutes les forces hostiles à l’islamisme et qui a remporté les élections.
Béji Caïd Essebsi est un musulman revendiqué, assumé, placé dans la continuité de Habib Bourguiba, le père de l’indépendance, qui a modernisé son pays à marche forcée. C’est la partie la plus éloquente de son propos. L’islam tunisien, dont le centre culturel et spirituel se trouve depuis des siècles à la mosquée de Kairouan, a refusé dès l’origine les injonctions obscurantistes de l’islam intégriste. Il a d’emblée opposé une fin de non-recevoir aux exigences rétrogrades des wahhabites et des Frères musulmans.
Avec force citations du Coran, Béji Caïd Essebsi décrit son islam comme une religion égalitaire, ouverte, évolutive, acceptant la tolérance envers les autres communautés.
Il reste marqué par certains préjugés très dommageables, tels la pénalisation de l’homosexualité ou la primauté masculine dans les règles de l’héritage.
Mais il se réclame aussi du «bourguibisme» qui a conféré aux femmes tunisiennes un statut beaucoup plus avancé que dans le reste du monde musulman et a créé une distinction claire entre préceptes religieux et lois civiles.
Habib Bourguiba a accepté aussi la constitution d’une vaste coalition syndicale, l’UGTT, progressiste et laïque. Ces deux forces de la société civile, le mouvement ouvrier et les organisations de femmes, main dans la main avec les juristes et les organisations de droits de l’homme, ont joué un rôle décisif dans la mise à l’écart du gouvernement islamiste de Rached Ghannouchi et la négociation d’une Constitution démocratique dont Béji Caïd Essebsi est désormais la clé de voûte. Sous son autorité, la Tunisie devient une sorte de modèle alternatif aux régimes réactionnaires se réclamant du fondamentalisme, aussi bien qu’aux dictatures nationalistes dont Bachar al-Assad perpétue la sanglante tradition en massacrant son peuple.
Modèle menacé, cible privilégiée du terrorisme, la Tunisie d’Essebsi poursuit une route semée d’embûches. Les attentats ont chassé une grande partie des touristes et ont plongé l’économie dans la stagnation relative. Du coup le gouvernement de Tunis peine à satisfaire les revendications sociales qui furent à l’origine de la révolution de 2011. Associés au gouvernement, les islamistes d’Ennahdha restent en embuscade, même s’ils affirment désormais séparer mieux religion et politique. Quoique parfois soupçonné de vouloir instaurer un pouvoir dynastique - son fils a pris la tête de Nidaa Tounes, suscitant une crise au sein du parti -, Béji Caïd Essebsi assure qu’il est là pour pérenniser les institutions démocratiques. Les choses étant ce qu’elles sont, c’est sur les épaules de ce président de 90 ans que repose l’avenir de la Tunisie, laboratoire fragile de la démocratie en terre d’islam. Avec ses protestations de modernité et ses ambiguïtés, son témoignage n’en est que plus utile.
Laurent Joffrin