Liban
Pour sauver l’islam, abolir la dhimmât
Musulmans, chrétiens, laïcs et athées adressent une tribune citoyenne au cheikh d'al-Azhar et au pape.
Nader ALLOUCHE, Karim IFRAK et Harold HYMAN | OLJ
« Grand cheikh d'al-Azhar, Sa Sainteté le pape,
« Le 23 mai dernier, vous, chefs de la chrétienté et de l'islam, avez eu un entretien pour la toute première fois dans l'histoire. Musulmans, chrétiens, laïcs et athées, nous vous demandons à présent d'agir ensemble afin de promouvoir la question de la citoyenneté. C'est la question fondamentale pour lutter contre Daech et ses semblables.
« Aujourd'hui, une partie des musulmans sont incapables de considérer des non-musulmans comme leurs concitoyens. C'est une crise sans précédent, qui nous oblige à expliquer des éléments problématiques de la tradition musulmane que Daech exploite pour justifier ses crimes.
« L'État islamique est à l'image du Ku Klux Klan. Nous l'avons déjà affronté en d'autres temps et d'autres cultures : l'Inquisition, l'esclavage, la ségrégation raciale, la violence misogyne et l'homophobie... Daech est ce fanatisme commun à toutes les sociétés oppressives, qui puise sa source idéologique dans l'islam. Nous devons faire comme hier l'Occident : il est temps de lancer une réforme de l'islam.
« Nous avons situé le problème là où il réside : dans la doctrine musulmane elle-même. L'islam s'est inventé des citoyens de plein droit, les musulmans, et les autres, de catégorie inférieure. C'est le régime de la dhimmât. De nombreux musulmans ont fini par reproduire cette discrimination dans leurs relations sociales et humaines avec les non-musulmans, ce qui a conduit des fanatiques à commettre des persécutions inouïes. En voici un exemple : la dhimmât permettait à des voyageurs musulmans d'occuper pendant trois jours la maison d'un non-musulman, et de se servir de ses biens. Dans une dérive évidente, Daech s'est permis d'exproprier les chrétiens de Mossoul de leurs maisons ancestrales. Mais cette contrainte à l'hospitalité était déjà une forme de dépossession pour pousser les chrétiens à la conversion ou à l'exil. Certes, la plupart des pays majoritairement musulmans ont renoncé à l'application de la dhimmât. Mais elle n'a jamais été formellement abolie dans la doctrine religieuse. La question posée aujourd'hui à l'islam est la suivante : comment la doctrine musulmane peut-elle s'adapter à nos sociétés profondément plurielles ? En Égypte, les chrétiens sont au moins 12 millions.
« Notre solution : abroger la dhimmât et reconnaître le principe de citoyenneté nationale. Tous les citoyens nationaux sont égaux en dignité et en droit, sans aucune distinction entre eux.
« À la suite du concile de Latran en 1215, le monde catholique a connu les mêmes difficultés, que l'Église n'a vraiment surmontées qu'en 1965, au concile Vatican II. L'histoire des chrétiens doit inspirer les musulmans. Le pape peut jouer un grand rôle à nos côtés. D'ailleurs, la culture d'où a émergé l'islam est fondamentalement judéo-chrétienne. Bien avant l'islam, les dynasties arabes des Lakhmides (Irak) et des Ghassanides (Syrie) ont inventé l'alphabet arabe pour retranscrire la Bible, comme au Yémen d'ailleurs. La langue arabe est le véhicule de plusieurs religions. En outre, Mahomet a célébré son premier mariage dans une église de La Mecque. Le prêtre était le cousin de son épouse Khadija. De telles relations de parenté nous obligent à rejeter la dhimmât.
« La dhimmât est le socle religieux du projet mortifère de Daech. Et justifie d'expulser ou de massacrer les populations indigènes non musulmanes, à l'image de l'indigénat dans les anciennes colonies européennes. Bien heureusement, les chartes de Médine et Najran nous permettent de l'abroger. Mahomet lui-même est l'auteur de ces pactes oubliés qui interdisent la discrimination contre les juifs et les chrétiens de la péninsule Arabique.
« Dans l'esprit de ces chartes, nous prions le grand cheikh d'al-Azhar, guide universel des musulmans sunnites, d'abolir solennellement la dhimmât, qui est une législation impérialiste. L'ensemble des institutions religieuses sunnites dans le monde doivent participer à ses côtés à l'aboutissement de ce projet historique. D'ailleurs, le roi du Maroc en a lancé les bases dans sa déclaration sans précédent de Marrakech, en 2016. Deux ans après l'appel historique d'al-Azhar du président égyptien Sissi. C'est un enjeu planétaire, qui consiste à renforcer notre nouvel ordre mondial, fondé sur l'Onu, en faisant reconnaître les normes universelles de la citoyenneté pour que notre société internationale puisse connaître la paix, la justice et la liberté. La communauté internationale doit se tenir aux côtés des citoyens des pays majoritairement musulmans dans leur combat pour faire appliquer les normes du droit international. Nous sommes ces citoyens !
« En parallèle, on doit s'étonner de voir aux États-Unis certains courants alimenter la confrontation avec l'islam. Les États-Unis et l'Europe doivent résister à la tentation diabolique d'un conflit avec l'islam. Ils doivent participer à l'effort de réforme musulman en soutenant les élites musulmanes d'Occident. Cette initiative est le socle de notre combat pour la liberté, la dignité et l'égalité des individus. Elle concerne la majorité opprimée : les femmes et toutes les minorités sociales ou réelles persécutées.
« Au vu de tout cela, nous, les auteurs de cette tribune, appelons à réunir un congrès mondial contre les extrémismes pour prendre les engagements suivants :
– Déclaration solennelle avec les institutions religieuses reconnaissant l'égalité fondamentale des êtres humains quelles que soient leurs convictions religieuses et philosophiques, incluant l'abrogation de la dhimmât.
– Accord international sur les modalités précises pour devenir imam/prédicateur.
– Engagement sur une procédure juridique internationale pour obliger les États à condamner les appels à la haine religieuse – et poursuivre les États qui encouragent cette violence ou la laissent impunie.
– Réforme des programmes scolaires pernicieux.
– Enfin, création d'une structure permanente, éventuellement sous l'égide de l'Onu, chargée de suivre ces engagements sur la durée et d'intervenir pour les faire respecter. »