Re: Un athé devient croyant
Posté : 14 déc.15, 07:16
par hermes
La morale est, à notre époque comme à toutes les autres, une urgence.
Non pas la moraline, c’est-à-dire ce catalogue de commandements qu’on prescrit aux autres pour mieux s’en dispenser soi-même. Non pas des sermons, des « il faut » et des « tu dois » qui n’ont jamais eu prise sur l’être. Mais la morale, au sens d’une réflexion sur les fins à viser dans l’existence et sur les moyens d’y parvenir ; la morale comme question du sens de la vie, de notre vie, et qui seule lui donne de l’épaisseur et de la consistance.
Il se trouve que, depuis Socrate au moins, la philosophie n’a eu de cesse d’être hantée par les questions morales – et c’est encore l’être que de s’en défier. Et ces questions, quoi qu’en disent les modernistes résolus, ne laissent pas de demeurer foncièrement les mêmes. Certes, les réponses changent, mais il n’est pas vain pour autant de les éprouver de nouveau : le passé n’est pas mort par cela seul qu’il n’est plus, et ce qui a été découvert autrefois peut servir la vie présente, et même préparer l’avenir. Nietzsche, par exemple, ambitionnait par la philologie d’influer la culture présente, et même de mordre sur l’avenir. Jean-Marie Guyau, philosophe français de la fin du XIXe siècle, et dont nous proposons d’exposer brièvement l’originale et audacieuse pensée, cherche, dans l’étude des doctrines passées, dont il suit le destin de ses prémices à la modernité, de quoi soutenir et vivifier une morale de l’avenir.
Mais avant toute chose, il faut déterminer ce que signifie le fait d’entrer dans une pensée, et de prétendre comprendre une doctrine, qu’elle soit passée ou présente. Dans un nombre de pages resserré, mais d’une densité et d’une profondeur peu communes, Guyau envisage de comprendre toute doctrine comme un complexe hiérarchisé et vivant d’idées. Tout système est ainsi animé par des idées maîtresses, qui sont comme l’intuition intellectuelle de la doctrine, et par des idées secondaires, qui apparaissent comme des conséquences dérivées ou des concessions faites au temps présent. Commenter une pensée, c’est d’abord en retrouver, pour la mieux retracer, ce qu’elle a de fluide et de vivant, et l’éprouver enfin : à l’exposition bienveillante succède la critique, qui épure la doctrine étudiée des concepts qui la parasitent, ou révèle les limites des idées maîtresses. Le travail d’historien de la pensée s’élève donc au-dessus du simple inventaire, lequel appelle, par des réponses convenues et fixées par avance, à des résumés sans âme, qui glisse sur l’essentiel. On n’apprend du passé qu’à condition de le faire revivre, et de s’impliquer personnellement, affectivement même.
Dès lors, l’étude de l’histoire de la morale fait émerger deux traditions, deux genres d’idées maîtresses, qui de tout temps se sont affrontées, et continuent de s’opposer à l’ère moderne : il s’agit du sensualisme, qui fait de la sensation le critère du vrai et du bien, et de l’idéalisme, qui place l’idéal comme supérieur à la simple nature.
Cette dernière lignée n’a eu de cesse de vouloir activer la volonté du sujet moral, et de montrer que l’humain est porteur d’une noblesse qui le hisse au-dessus d’une simple mécanique des affects. Mais elle n’a pu le faire qu’en supposant quelque principe mystérieux voire miraculeux, la liberté, qui tire l’idéalisme plutôt vers la spéculation métaphysique que vers l’enquête rigoureuse et soucieuse des faits. Or, aucune thèse métaphysique ne peut améliorer le sujet moral : au contraire, le dogmatisme tend à rendre passif et à engendrer une indifférence à l’existence. L’idéalisme, qui pense en appeler aux forces supérieures de l’individu, le dévitalise donc et sape son élévation : elle vise un possible dont elle ne pense pas les conditions naturelles de possibilité.
Aussi Guyau étudie-t-il l’autre tradition, le sensualisme, qui d’Épicure à Darwin et Spencer, en passant par Bentham et John Stuart Mill, vise le bonheur sensible, d’abord de l’individu, puis de la collectivité. Parce qu’il se sent éloigné de ces thèses, mais parce qu’il pressent néanmoins qu’elles sont porteuses de vérité, Guyau s’efforce de leur rendre justice, de déjouer les accusations fallacieuses dont elles font l’objet – de les défendre enfin. Mais c’est pour les soumettre à une critique d’un genre nouveau : non seulement, la recherche du seul intérêt ne peut engendrer un seul mouvement de vraie amitié ou de générosité sincère, mais la conscience du plaisir, à laquelle s’arrête la morale de l’utilité comme au fait premier, est encore superficielle et dérivée.
Dérivée soit – mais de quoi ? La réponse de Guyau est si radicale qu’elle paraît simpliste : de la vie. Mais non pas de la vie en laboratoire, du vivant, pensé à la troisième personne. Non, il est question ici de la vie vécue à la première personne, incarnée dans une chair qui ressent, dans une sensibilité qui vibre, une volonté qui se déploie et une intelligence qui tend à s’élever – au présent. Le commentaire du passé doit le céder à une esthétique du vivre, engoncée dans l’actualité. Vivre est à la fois une donnée factuelle, qui relève du constat, mais c’est aussi la source de toute valeur, et qui ne peut qu’instituer des normes : « la plus radicale des réalités et l’inévitable idéal » écrit Guyau. L’idéal, puisqu’il doit y en avoir pour échapper à une indifférence qui nous serait fatale, sera immanent, et consistera à approfondir cette volonté de vivre, à accroître l’intensité de son existence, à développer ses facultés, sous toutes leurs formes, y compris les plus imprévisibles. Persévérer dans sa vie individuelle, afin d’obtenir, par ricochet, le plus de plaisir : voilà l’idéal.
Mais n’est-ce pas dangereux ? Ne risque-t-on pas de promouvoir un égoïsme qui conduirait à la violence, à l’agression, à une concurrence impitoyable ? Non pas, répond Guyau, car si l’égoïsme est naturel, son approfondissement produit son autre : la générosité. La loi de la vie, en effet, commence par la nutrition : nous devons nous approprier les moyens de notre conservation. Mais, sous l’effet d’une accumulation de force, cette gravitation autour de soi est appelée au décentrement : nous vivons trop pour ne vivre que pour nous-mêmes, nous devons sortir et donner de nous-mêmes. La fécondité aussi est naturelle. Développer sa vie, c’est donc accroître cette fécondité de l’intelligence, dans la science et la philosophie, de la sensibilité, dans les œuvres d’art, et de la volonté, dans le travail. C’est encore, simplement et naturellement toujours, avoir des enfants, et se dévouer à leur éducation. En un mot, aimer, c’est s’obliger : l’amour de l’artiste pour le beau, du savant pour le vrai, du parent pour son enfant, toutes ces formes de la fécondité concourent à ce sacrifice de l’intérêt sans arrière-goût d’ascétisme. Nous œuvrons ainsi, sans vraiment nous en rendre compte, à répondre à cet appel de la vie, qui, comme le feu, « ne peut se maintenir qu’à condition de se répandre » : l’obligation est naturelle, et plus fréquente qu’on ne le croit. Aussi l’exigence d’un surplus de vie, à quoi se ramène toute la morale, nous conduit insensiblement à accroître le sentiment de solidarité : le danger de l’égoïsme ne guette pas celui qui vit pleinement, mais seulement celui qui manque de l’essentiel, qui est trop pauvre pour pouvoir donner.
Mais on négligerait l’originalité de l’apport de Guyau si on s’arrêtait à cette thèse immanente et pour ainsi dire vitaliste d’une persévérance dans la vie. L’auteur de la belle Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction va plus loin, et ose s’affranchir non seulement de toute norme transcendante mais aussi de tout modèle immanent. « Il n’y a plus de Christ : que chacun de nous soit son Christ à lui-même ». C’est là le sens du beau concept d’anomie, qui n’envisage l’obligation que dans le cadre d’une quête de sens personnel, et non comme une sujétion à des normes considérées comme absolues – concept si radical et innovant qu’il a été déprécié par toute une tradition sociologique qui s’est scandalisée de l’émancipation de l’individu. Ce concept résonne comme une charge critique contre Kant, d’abord : l’autonomie, obéissance à l’impératif catégorique, est une forme de « despotisme intérieur », qui ne pense l’individualité que dans l’optique de sa subordination à un impératif universel qui l’étouffe. Or l’individualité est première, et la loi doit être seconde, pour éviter qu’elle ne vampirise et mutile le réel, à la manière d’un lit de Procuste. Mais l’anomie sonne comme une charge critique également contre toute forme de soumission, de conformité à un modèle de vertu ou à une norme autoritaire de conduite : la générosité est à inventer, et l’avenir est au pluralisme éthique. Certains esprits s’en désolent, et peuvent tenter de conjurer la diversité ; mais il faut se réjouir de cette différenciation croissante, et l’appeler de ses vœux même, car tant que les individus développent leur vie, sur la voie de la générosité donc, ils seront capables d’autorégulation et même d’heureuses inventions en matière morale. On ne rend pas service à la morale en interdisant la profusion de ses formes et la création des valeurs, bien au contraire, pas davantage qu’on n’œuvre dans l’optique de la vie en la confinant à certaines expressions figées, et toujours les mêmes. Une société qui ne place pas sa confiance dans les capacités d’innovation du sujet, qui ramène toute exception à une déviance, et ne propose, pour toute réponse que plus de surveillance et d’incitation au conformisme, ne peut que servir une version diminuée de la morale, réduite à une obéissance servile – triste caricature d’une vie morale en berne, et pathétique témoignage d’une crainte devant les ondoyances surprenantes du réel.
À une époque de suspicion systématique, où le politiquement correct impose son empire, et où l’exercice de la pensée même apparaît trop souvent comme un vecteur d’immobilisme, la philosophie courageusement sceptique de Guyau qui cherche à mordre sur l’avenir résonne comme un enthousiasme stimulant. Oui, la morale a encore un sens, et ce sens est celui de la générosité, du partage, du dévouement qui s’inscrit dans notre être biologiquement social : notre être ne vibre vraiment que lorsqu’il prend autrui pour objet. Quant à l’avenir, il ne sera moral et vivant que si notre présent l’est déjà ; et notre présent ne vaudra que si l’on ose vivre, que si l’on prend le risque, inconsidéré peut-être, aux yeux de certains, de devenir soi-même, d’incarner son idéal. N’est-ce pas là une tâche naturelle, qui, sans en appeler à un héroïsme étranger au quotidien, pourrait et devrait constituer l’horizon d’une existence qui, pour s’épanouir, refuse toute soumission et tout refuge derrière un modèle rassurant ? La morale n’a de sens qu’à condition de pouvoir se ressourcer dans cet accroissement de la vie qui prend conscience de lui-même, et la théorie ne pourra produire d’heureux effets qu’à condition de renoncer à tout absolu, et d’abandonner le sujet à lui-même, à la création de son mode de vie.
Peut-être la solution à notre inquiétude de l’avenir passe-t-elle d’abord par la morale, une morale vivante et vivifiante, personnelle et radicalement antidogmatique – et non pas la politique, génératrice intarissable de déceptions.
Re: Un athé devient croyant
Posté : 14 déc.15, 08:14
par indian
hermes a écrit :La morale est, à notre époque comme à toutes les autres, une urgence.
Non pas la moraline, c’est-à-dire ce catalogue de commandements qu’on prescrit aux autres pour mieux s’en dispenser soi-même. Non pas des sermons, des « il faut » et des « tu dois » qui n’ont jamais eu prise sur l’être. Mais la morale, au sens d’une réflexion sur les fins à viser dans l’existence et sur les moyens d’y parvenir ; la morale comme question du sens de la vie, de notre vie, et qui seule lui donne de l’épaisseur et de la consistance.
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Peut-être la solution à notre inquiétude de l’avenir passe-t-elle d’abord par la morale, une morale vivante et vivifiante, personnelle et radicalement antidogmatique – et non pas la politique, génératrice intarissable de déceptions.
À mon humble avis... je dirai: ''Bien sur que ca passe par la moral et des valeurs humaines''
Et bien sur que certaines personnes auront besoin d'un cadre stricte, clair , légal, ''tu dois'', ''il faut''...
Ce n'est tout de même pas donné à tous de prendre conscience, réfléchir, remettre en doute, questionner.
Nous avons tous et chacun nos propres qualités, potentiels, conditions.
Comme vous dites:
une morale vivante et vivifiante, personnelle et radicalement antidogmatique – et non pas la politique, génératrice intarissable de déceptions
J'aime bien le choix de vos mots
Surtout le ''anti-dogmatique''
... si c'est l'absence d'endoctrinement et de brainwash dont vous faites état...
Politique génératrice de déception???
Parlez-vous de l'oligachie, du capitalisme, de la pseudo-démocatie actuelle? ou des précédents modes de contrôle des civilisations?