Révélations sur l'Abbé Pierre : pourquoi maintenant
Abus sexuels dans l'Église L'Abbé Pierre
Pierre Wolf-Mandroux
Par Pierre Wolf-Mandroux, Rachel Notteau
Publié le 22/07/2024 à 16h36
Mise à jour le 23/07/2024 à 14h31
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Révélations sur l'Abbé Pierre : pourquoi maintenant ?
© GILLES BASSIGNAC/GAMMA-RAPHO VIA GETTY IMAGES
Le nom de l'Abbé Pierre, décédé en 2007, est au cœur d'un rapport rendu par le cabinet Egaé. Plusieurs femmes témoignent d'agressions sexuelles ayant eu lieu entre 1970 et 2005.
Le 17 juillet dernier, un rapport a mis en cause l’Abbé Pierre, accusé d’avoir agressé sexuellement plusieurs femmes des années 1970 à 2005. Dix-sept ans après la mort de l’icône, le timing de ces révélations interroge. Loin d’être un complot, il est le fruit du travail de transparence entrepris par l’Église et du complexe cheminement intérieur des victimes.
Il était, et est toujours, le symbole de la lutte contre la pauvreté et le mal-logement. Mais l'Abbé Pierre renfermait aussi en lui une face sombre, si l'on se fie à la lecture du rapport publié par Emmaüs et la Fondation Abbé-Pierre, le 17 juillet dernier. Six femmes rapportent des faits pouvant être qualifiés d'agressions sexuelles ; une septième relate des propos sexistes et des sollicitations indécentes. Les événements présentés se seraient déroulés entre la fin des années 1970 et 2005. Ils impliquent des attouchements de l'Abbé Pierre sur la poitrine de plusieurs femmes, dont une de 16 ou 17 ans, et un baiser forcé sur la bouche.
Les graines de la Ciase
Pourquoi ces affaires n'ont-elles été rendues publiques que maintenant, dix-sept ans après sa mort (1912- 2007), lui qui ne pourra donc pas se défendre? Le travail récent de transparence entrepris par l'Église, à travers la Commission indépendante sur les abus sexuels (Ciase), a été prépondérant. Ses conclusions, rendues en octobre 2021, ont convaincu l'une des victimes de l'Abbé Pierre de prendre la parole. Cette femme, catholique, qui a suivi de près les travaux de la Ciase, a pris rendez-vous début 2023 par mail avec Véronique Margron, dominicaine et figure reconnue de l'écoute des victimes d'abus sexuels dans l'Église. Les graines plantées par le travail de transparence de l'institution ont germé. Car après s'être confiée sans résultat à des responsables d'Emmaüs "il y a longtemps, mais pas cinquante ans non plus", précise Véronique Margron, c'est vers l'Église que cette femme s'est tournée. "Le rapport de la Ciase l'a décidée à témoigner, elle a enfin senti qu'elle serait écoutée", poursuit la religieuse.
Cette femme a ensuite souhaité qu'Emmaüs et la Fondation Abbé- Pierre reconnaissent sa souffrance. Véronique Margron l'a mise en garde: "Ne pas être crue ou entendre sa douleur relativisée peut être extrêmement violent." La religieuse lui conseille de témoigner accompagnée d'un proche, ce qu'elle fait. Cette première rencontre avec les responsables des associations se tient en septembre 2023. Ils semblent sincèrement surpris par les accusations. "Aucun n'a dénigré ou minimisé sa parole", témoigne Véronique Margron, présente.
Un contexte propice
Ça n'a pas toujours été le cas. Les récentes révélations indiquent que l'omerta a longtemps régné chez Emmaüs et que les dérives de l'abbé, connues en interne, n'ont jamais été dénoncées publiquement. "Que rien n'ait été fait à l'époque me met très en colère", déplore Véronique Margron. Une faute que les responsables actuels n'ont pas voulu reproduire. Le 9 février 2024, l'association confie au cabinet Egaé, fondé par la militante féministe Caroline De Haas, le soin de mener l'enquête. Les temps changent, difficile pour elle de faire autrement. Les scandales #MeToo dans le cinéma, le monde du sport, au travail, dans tous les pans de la société, obligent désormais à considérer la parole des victimes de violences sexuelles. Ce contexte politique et médiatique paraît essentiel pour comprendre le timing de ces révélations. À cela s'ajoute le fait qu'Emmaüs, en pleine réorganisation interne en matière de gouvernance, a voulu faire table rase.
Mais un silence de presque cinquante ans, tout de même? Il est certainement lié à la stature de l'abbé, autre raison de la date si tardive de ces divulgations. "Malheureusement, sa figure était à une telle hauteur qu'elle en était devenue parfaitement intouchable, soupire Véronique Margron. Aucune de ses agressions n'était audible. Ou alors l'on devait considérer qu'elles ne pesaient pas lourd à côté du bien qu'il faisait pour les pauvres."
Il apparaît encore plus difficile de parler lorsque l'on doit témoigner contre de grandes figures. "Si on touche à ces personnalités, nous avons l'impression que nous n'aurons plus de saints. L'Abbé Pierre a été élevé au rang de dieu mais il n'était qu'un homme", abonde Isabelle Le Bourgeois, psychanalyste et religieuse auxiliatrice.
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