Quelques principes avant d'aborder les débats sur la prédestination
La question de la prédestination est encore débattue entre les Églises, et ça fait 18 siècles que cela dure, depuis Origène en passant par saint Augustin, et bien sûr Luther et Calvin. Les cinq principes qui suivent ont été élaborés à partir de la lecture des différents textes théologiques sur la prédestination : ce sont les constantes entre tous les textes quand on parle de la prédestination, ce qui ne change pas quand on pose la question de la prédestination. Ce sont en quelque sorte les garde-fous pour qu'une doctrine de la prédestination ne devienne pas anti-évangélique.
Tout d'abord, une première différence, entre prédestination et prescience :
Prédestination : c'est la question de ce que Dieu veut pour les hommes, le destin qu'il envisage pour eux. La question se pose dans le cadre de la relation de Dieu à l'homme.
Prescience : c'est la question de ce que Dieu sait (il saurait, dès le commencement, l'avenir de toute chose, y compris l'ensemble de la destinée et de la vie de chaque homme). La question se pose plutôt d'un point de vue philosophique, dans une réflexion sur les attributs de Dieu, indépendamment de la relation entre Dieu et l'homme.
Donc, cinq principes ou cinq thèses à garder en tête quand on aborde la prédestination :
Sola gratia (la grâce seule)
Dans la théologie protestante, le rapport entre Dieu et l'homme est une relation de grâce (théologie de la grâce) et non pas une relation de mérite (théologie des oeuvres). Quand la théologie insiste sur les oeuvres, on met l'accent sur la volonté de l'homme plus que sur celle de Dieu : c'est par ses bonnes oeuvres que l'homme «gagne son ciel». Dans la théologie de la grâce, c'est Dieu qui choisit de sauver, de justifier l'homme. Il faut garder cela en vue pour «jauger» les idées sur la prédestination (d'autant plus que les polémiques sur la prédestination partent du thème théologique de la grâce).
Solus Christus (le Christ seul)
Le salut de l'homme ne se fait qu'en Jésus-Christ. C'est en lui que notre grâce est réalisée. Dans le développement des discussions sur la prédestination, on en oublie souvent la figure de médiation du Christ.
Prédestination et liberté
La prédestination parle avant tout de la volonté de Dieu : où se trouve donc la liberté de l'homme ? Mais il faut se replacer dans la conception biblique de la liberté : l'homme n'est pas libre quand il est dans le péché. Il ne l'est que quand Dieu lui fait grâce et lui offre la possibilité d'un jugement sur lui-même (cf. Jn 8, 34-36 : «Quiconque se livre au péché est esclave du péché.... si donc le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres»). Ainsi, c'est seulement la prédestination (au sens de «volonté de Dieu pour l'homme») qui le rend libre.
Prédestination et vie chrétienne
Une doctrine doit être jugée d'après son influence sur les chrétiens : est-elle pernicieuse, ou enrichissante ? C'est une conception asse moderne, consistant à juger d'après les résultats. Est-ce que cette doctrine sert la foi ?
Un dilemme qui subsiste
Même si Dieu veut nous sauver (c'est-àdire choisit pour nous le salut en Jésus-Christ), il reste dans l'Évangile la possibilité de l'Enfer (par exemple la parabole de l'ivraie : «comme on arrache l'ivraie et qu'on la jette au feu, il en sera de même à la fin du monde. Le Fils de l'homme enverra ses anges, qui arracheront de son royaume tous les scandales et ceux qui commettent l'iniquité : et ils les jetteront dans la fournaise ardente»; Mat 13, 40-42). Il y a une prédestination au Royaume, mais comment situer l'Enfer ?
On est ici un peu dans le même de dilemme qu'entre l'existence du péché et du mal face à la bonté de Dieu : si Dieu est juste et veut sauver l'homme, comment peut-il y avoir des damnés? La différence, c'est quand dans le premier cas c'est le problème de la création, tandis qu'ici c'est le problème de la rédemption.
Opinions courantes sur la prédestination
Une fois qu'on a situé le problème, quelle est l'image de la prédestination dans l'idée qu'on s'en fait habituellement ?
«La prédestination, c'est que tout est déjà écrit»
La prédestination serait une sorte de «livre du destin», l'idée que tout est déjà prévu, écrit. Un exemple caricatural : quand on a fait la publicité de cette réunion-débat sur la prédestination, quelqu'un nous a répondu : «Ce n'est pas la peine d'en faire la publicité, puisque si je suis destiné à allé à cette réunion sur la prédestination, j'y serais allé de toute façon».
La prédestination n'est pas du tout cette idée que tous les actes des hommes ont déjà été prévus dans leurs moindres détails, et que leurs vies ne sont que l'accomplissement de quelque chose déjà écrit, une sorte de causalité directe suivant un mécanisme divin prédéfini. Cette fatalité, ce fatalisme sont même totalement contraires au Nouveau Testament, qui met l'accent sur la liberté nouvelle en Jésus-Christ.
«La prédestination est une idée désespérante»
Il faut préciser de quoi on parle. Pour Luther, il y a une seule prédestination : Dieu veut sauver l'homme, et réalise son salut. Pour Calvin, il y a une double prédestination : certains hommes sont créés pour le salut, et d'autres pour la damnation.
L'idée désespérante est l'idée de double prédestination, l'idée que certains, dès leur création, dès l'origine, indépendamment de leur vie et de leur foi, seront damnés. Calvin voulait pourtant faire faire une doctrine utile. Quand il parle de double prédestination, il dit bien que cela ne doit pas conduire à un affaissement moral, mais au contraire que cela doit soutenir l'activité de l'homme. Les théologiens calvinistes qui ont suivi sont allés dans une voie beaucoup plus radicale que lui, qui a d'emblée senti que cette doctrine risquait de produire des effets inverses à ceux recherchés. En fait, Calvin n'a pas jamais prêché la double prédestination devant ses fidèles (aucun témoignage n'évoque une telle prédication), alors qu'elle tient une place importante dans son Institution chrétienne : c'est un peu gênant, car un point de théologie est censé être utile pour la foi et donc être prêché.
Calvin veut montrer que toutes les vies humaines manifestent la gloire de Dieu, y compris négativement par la damnation. Mais il ne pousse pas jusqu'à juger l'Église capable d'identifier les sauvés et les réprouvés. Calvin a essayé de trouver une solution au dilemme salut/damnation, à laquelle on arrive inévitablement. Mais sa solution supprime la théologie de la grâce.
Toutes les conceptions de la prédestination ne sont pas désespérantes. Origène défend ainsi le «rétablissement de tous» : tout le monde est prédestiné à être sauvé, et le sera. Barth, le grand interprète de Calvin au XXe siècle, en défendant les positions de Calvin, aboutit à une forme larvée de ce salut pour tous.
Comment peut-on alors définir la prédestination ? C'est l'idée que Dieu nous destine à quelque chose, au sens qu'il nous appelle à un destin, qui est d'être sauvé en échappant au péché et en nous tournant vers notre prochain : ce n'est pas un destin écrit, mais un appel pour chaque homme.
«La prédestination est une position spécifiquement protestante»
À en croire les catholiques, c'est le cas. Il y a eu des catholiques qui croyaient en la prédestination (les jansénistes), mais ils ont disparu. On espère bien que ce n'est pas quelque chose de spécifiquement protestant ! Si c'était le cas, si la prédestination était exclusivement protestante et donc aucunement catholique, elle serait surrajoutée sur l'Évangile. Cela dit, historiquement, c'est vrai que la prédestination est une problématique qui s'est davantage développée chez les protestants. Mais elle n'y est pas née : Origène, Augustin l'abordent.
«La prédestination n'ajoute rien à l'Évangile»
Autrement dit : est-ce que la prédestination ajoute quelque chose à l'Évangile ? En fait, elle n'est pas autre chose que l'annonce de la grâce, l'annonce que Dieu nous destine au salut. C'est aussi une doctrine de consolation : dans le combat contre le péché, ne pas douter que l'on sera sauvé.
La prédestination manifeste la justice de Dieu, avec le sens biblique particulier de «justice», qui n'a rien de juridique/judiciaire : la volonté de Dieu est d'être glorifié. Est juste celui qui se tourne vers Dieu pour lui rendre gloire. Le Fils est dit juste par rapport à Dieu, et est le Fils bien-aimé. Si on devait transposer ça en français moderne, le terme «justice» serait assez proche du terme «amour».
source:
http://www.eleves.ens.fr/talos/topos/pr ... ation.html