Déjouons les manipulations sémantiques
Posté : 30 août07, 22:09
Les mots des média.
Lorsque la télévision évoque les enfants ou leurs parents, les mots mère et grand-mère sont presque toujours remplacés par maman et mamie. C’est si fréquent dans les journaux télévisés, par exemple à propos de scolarité ou de puériculture, qu’on ne le remarque plus.
Or il est étrange qu’un registre de langue enfantin soit utilisé par un professionnel de l’information s’adressant à un public adulte, dans un cadre formel. Entendra-t-on un jour un présentateur déclarer : le prix du lolo a augmenté de 3% ?
Comment expliquer cette altération du niveau de la langue ? Il est intéressant de se demander d’abord en quoi consiste le registre enfantin ; il se caractérise par :
Une réduction morphologique : dodo (de dormir) est une simplification phonétique.
Un appauvrissement lexical : un seul mot suffit par champ sémantique : Bobo désigne aussi bien une contusion qu’une coupure, etc.
Un affaiblissement des éléments syntaxiques porteurs de sens : rareté du futur, du conditionnel, des connecteurs logiques (quoique, donc...).
Un renforcement du contenu affectif par rapport au rationnel (méchant au lieu de criminel, pathogène, dangereux, etc).
Ainsi en utilisant ce registre le locuteur non seulement présume qu’il s’adresse à un public d’un niveau intellectuel non adulte, à qui il doit s’adresser en termes simplifiés, mais il renonce à une qualification précise du sujet évoqué ; de plus, il enrobe son message dans une couche d’affect qui a peu à voir avec l’exposé des faits. Pourquoi donc ce recours à des « mots de bébé » dans des bulletins d’information ?
On sait que les journaux télévisés sont depuis longtemps soumis à la course à l’audience. Pour capter l’attention des spectateurs, exactement comme on raconte des histoires à des enfants, les télévisions traitent déjà l’information davantage par l’illustration subjective qu’en la présentant factuellement. Les cas particuliers (« Il s’appelle Jean, il est cultivateur près d’Agen ... ») priment sur la recherche et la présentation structurée des faits permettant de se faire une opinion. Innombrables sont les témoignages subjectifs d’individus choisis sur on ne sait quel critère : « oui, je suis inquiet (ou en colère, ou optimiste, au choix)... ». Comme dans un conte, peu importe finalement pourquoi et comment au juste on en est arrivé là : la présentation des faits s’amenuise de plus en plus au profit du message émotionnel.
Ainsi, le langage enfantin concourt en fait à une dégradation générale du traitement de l’information, qui tend à infantiliser l’audience par un choix de mots, un angle de vue qui privilégient le subjectif et l’affectif, tout en tronquant le contenu informatif. En parlant des mamans et en mettant en scène l’actualité comme une docu-fiction, il est clair qu’on cherche à susciter compassion, identification ou étonnement, et non à décortiquer les faits ni à comprendre les mécanismes concrets, politiques, économiques ou sociaux qui les sous-tendent.
Une distorsion similaire a lieu lorsqu’un journaliste utilise l’expression la grogne. Désormais, toute catégorie de personnes qui proteste ou revendique « grogne ». Ce terme très familier - lui aussi étonnamment déplacé dans le contexte d’un bulletin d’information - est très péjora tif (les animaux, cochons et chiens, grognent) ; il est donc significatif qu’il se substitue à protester, ou remettre en question.
En effet les positions prises par des groupes professionnels sont en général fondés sur des faits (baisse de revenu, nouvelle mesure préjudiciable à leurs intérêts...) et la façon naturelle et neutre de présenter leur démarche serait de parler de désaccord ou de protestation. Or le terme le plus souvent retenu est celui qui évoque au pire le cochon et au mieux le « râleur », c’est-à-dire celui qui proteste abusivement. Ceux qui sont en désaccord sont d’emblée discrédités, ramenés au niveau de mauvais coucheurs. Cela contribue à une forme de propagande orientée dans le sens de l’acceptation du monde tel qu’il est : le refus, l’opposition sont traitées avec mépris. Car un grognement, comme un râle, ne porte pas de message structuré, il est inarticulé et exprime un malaise (autre terme subjectif abusivement substitué à la description des faits), une agressivité ou une douleur, et il n’y a pas à y répondre comme on le fait à des arguments ou à une proposition
ce que sont pourtant les revendications -... il faut simplement attendre que cela passe.
Dans un autre domaine, toujours dans les émissions d’information, on relève l’emploi de formules telles que « le lieu où le Christ est né », « la montagne ou Moïse ... » sans mention du fait que ces assertions ne sont tenues pour vraies que par ceux qui croient en une religion. Pour nombre d’auditeurs la restriction « d’après la religion chrétienne » (ou juive, ou autre) est implicite. Mais pas pour tous, loin de là : pour beaucoup d’autres, le présentateur du journal se doit de ne dire que des choses avérées, sauf mention explicite d’un doute (« Monsieur X aurait
je dis bien aurait détourné une somme... »). Ces auditeurs entendant parler de « la ville où le Christ est mort et a ressuscité » peuvent penser que si le fait est cité comme avéré par une personne responsable d’informer des millions de gens, c’est qu’il est vrai ou qu’il y a une forte présomption pour qu’il le soit. De même l’emploi de l’expression « Saint Père » pour désigner le pape est également orienté. Car si l’on peut à la rigueur admettre une telle formule de convenance pour s’adresser au pape, en revanche lorsqu’un journaliste parle de lui, ce n’est que comme chef d’une église, qui n’est saint que pour ses adeptes.
Plus que le mensonge, qui finit par être découvert, la manipulation du langage luimême est une falsification grave. Ouvrons les oreilles et ne nous laissons pas abuser par les mots trompeurs des media qui s’efforcent jour après jour de formater leur audience et de saper la pensée et l’esprit critique.
Michel LEVY
Source: http://www.mensa.fr/spip/article.php3?id_article=13
Lorsque la télévision évoque les enfants ou leurs parents, les mots mère et grand-mère sont presque toujours remplacés par maman et mamie. C’est si fréquent dans les journaux télévisés, par exemple à propos de scolarité ou de puériculture, qu’on ne le remarque plus.
Or il est étrange qu’un registre de langue enfantin soit utilisé par un professionnel de l’information s’adressant à un public adulte, dans un cadre formel. Entendra-t-on un jour un présentateur déclarer : le prix du lolo a augmenté de 3% ?
Comment expliquer cette altération du niveau de la langue ? Il est intéressant de se demander d’abord en quoi consiste le registre enfantin ; il se caractérise par :
Une réduction morphologique : dodo (de dormir) est une simplification phonétique.
Un appauvrissement lexical : un seul mot suffit par champ sémantique : Bobo désigne aussi bien une contusion qu’une coupure, etc.
Un affaiblissement des éléments syntaxiques porteurs de sens : rareté du futur, du conditionnel, des connecteurs logiques (quoique, donc...).
Un renforcement du contenu affectif par rapport au rationnel (méchant au lieu de criminel, pathogène, dangereux, etc).
Ainsi en utilisant ce registre le locuteur non seulement présume qu’il s’adresse à un public d’un niveau intellectuel non adulte, à qui il doit s’adresser en termes simplifiés, mais il renonce à une qualification précise du sujet évoqué ; de plus, il enrobe son message dans une couche d’affect qui a peu à voir avec l’exposé des faits. Pourquoi donc ce recours à des « mots de bébé » dans des bulletins d’information ?
On sait que les journaux télévisés sont depuis longtemps soumis à la course à l’audience. Pour capter l’attention des spectateurs, exactement comme on raconte des histoires à des enfants, les télévisions traitent déjà l’information davantage par l’illustration subjective qu’en la présentant factuellement. Les cas particuliers (« Il s’appelle Jean, il est cultivateur près d’Agen ... ») priment sur la recherche et la présentation structurée des faits permettant de se faire une opinion. Innombrables sont les témoignages subjectifs d’individus choisis sur on ne sait quel critère : « oui, je suis inquiet (ou en colère, ou optimiste, au choix)... ». Comme dans un conte, peu importe finalement pourquoi et comment au juste on en est arrivé là : la présentation des faits s’amenuise de plus en plus au profit du message émotionnel.
Ainsi, le langage enfantin concourt en fait à une dégradation générale du traitement de l’information, qui tend à infantiliser l’audience par un choix de mots, un angle de vue qui privilégient le subjectif et l’affectif, tout en tronquant le contenu informatif. En parlant des mamans et en mettant en scène l’actualité comme une docu-fiction, il est clair qu’on cherche à susciter compassion, identification ou étonnement, et non à décortiquer les faits ni à comprendre les mécanismes concrets, politiques, économiques ou sociaux qui les sous-tendent.
Une distorsion similaire a lieu lorsqu’un journaliste utilise l’expression la grogne. Désormais, toute catégorie de personnes qui proteste ou revendique « grogne ». Ce terme très familier - lui aussi étonnamment déplacé dans le contexte d’un bulletin d’information - est très péjora tif (les animaux, cochons et chiens, grognent) ; il est donc significatif qu’il se substitue à protester, ou remettre en question.
En effet les positions prises par des groupes professionnels sont en général fondés sur des faits (baisse de revenu, nouvelle mesure préjudiciable à leurs intérêts...) et la façon naturelle et neutre de présenter leur démarche serait de parler de désaccord ou de protestation. Or le terme le plus souvent retenu est celui qui évoque au pire le cochon et au mieux le « râleur », c’est-à-dire celui qui proteste abusivement. Ceux qui sont en désaccord sont d’emblée discrédités, ramenés au niveau de mauvais coucheurs. Cela contribue à une forme de propagande orientée dans le sens de l’acceptation du monde tel qu’il est : le refus, l’opposition sont traitées avec mépris. Car un grognement, comme un râle, ne porte pas de message structuré, il est inarticulé et exprime un malaise (autre terme subjectif abusivement substitué à la description des faits), une agressivité ou une douleur, et il n’y a pas à y répondre comme on le fait à des arguments ou à une proposition
ce que sont pourtant les revendications -... il faut simplement attendre que cela passe.
Dans un autre domaine, toujours dans les émissions d’information, on relève l’emploi de formules telles que « le lieu où le Christ est né », « la montagne ou Moïse ... » sans mention du fait que ces assertions ne sont tenues pour vraies que par ceux qui croient en une religion. Pour nombre d’auditeurs la restriction « d’après la religion chrétienne » (ou juive, ou autre) est implicite. Mais pas pour tous, loin de là : pour beaucoup d’autres, le présentateur du journal se doit de ne dire que des choses avérées, sauf mention explicite d’un doute (« Monsieur X aurait
je dis bien aurait détourné une somme... »). Ces auditeurs entendant parler de « la ville où le Christ est mort et a ressuscité » peuvent penser que si le fait est cité comme avéré par une personne responsable d’informer des millions de gens, c’est qu’il est vrai ou qu’il y a une forte présomption pour qu’il le soit. De même l’emploi de l’expression « Saint Père » pour désigner le pape est également orienté. Car si l’on peut à la rigueur admettre une telle formule de convenance pour s’adresser au pape, en revanche lorsqu’un journaliste parle de lui, ce n’est que comme chef d’une église, qui n’est saint que pour ses adeptes.
Plus que le mensonge, qui finit par être découvert, la manipulation du langage luimême est une falsification grave. Ouvrons les oreilles et ne nous laissons pas abuser par les mots trompeurs des media qui s’efforcent jour après jour de formater leur audience et de saper la pensée et l’esprit critique.
Michel LEVY
Source: http://www.mensa.fr/spip/article.php3?id_article=13