Malgré les précautions considérables prises pour éviter que des variantes de lecture n'affectent le texte du Coran, on peut relever un certain nombre de ces variantes. Al Baidawi en signale quelques-unes dans son commentaire sur les passages suivants : Sourates 3.100 ; 6.91 ; 19.35 ; 28.48 ; 33.6, etc. Cette dernière référence, tirée de la Sourate des Coalisés (AI-Ahzâb) de 5-7 de l'Hégire, est également soulignée par Yusuf Ali. Le texte de Uthman lit :
" Pour les croyants le Prophète a priorité sur eux-mêmes; et ses épouses sont leurs mères. "
Mais nous possédons des témoignages que le texte d'Ubai b. Ka'b comportait :
" Pour les croyants le Prophète a priorité sur eux-mêmes ; et il est un père pour eux et ses épouses sont leurs mères. "(1)
Muhammad Hamidullah traite d'une manière détaillée du problème des variantes dans l'Introduction de sa traduction française du Coran(2). II les classe en quatre groupes :
1. Les variantes dues à une erreur de copie d'un scribe. Ces variantes sont facilement décelable par simple comparaison avec d'autres copies du Coran.
2. Les variantes dues aux notes explicatives marginales. Voici ce qu'écrit Hamidullah:
" Le style du Coran exigeait parfois que même les compagnons du Prophète lui demandent explications ; parfois ils notaient ces explications en marge de leurs copies personnelles pour ne pas les oublier, et il est tout à fait compréhensible que quelquefois les copistes confondirent le texte et le commentaire, en copiant fidèlement une copie à partir de l'ancienne. On connaît le célèbre ordre d'Omar, qui avait interdit formellement d'ajouter le commentaire aux copies du Coran.
Des " variantes " de ce genre il y en a par centaines ; mais le fait que " le Coran de tel maître" a telle addition que n'a pas celui des autres ne laisse pas de doute sur l'origine de cette addition. Les données sur ce genre de variantes chez les auteurs classiques se contredisent aussi parfois : les uns disent que le Coran d'un tel avait cette addition, mais les autres le nient."
3. Les variantes dues à la permission accordée par Muhammad de réciter le Coran en d'autres dialectes que ceux en usage par les habitants de La Mecque.
" Muhammad cherchait à rendre la religion chose facile, à portée des plus humbles. De là, il tolérait des variantes dialectales même pour le texte du Coran, car l'essentiel n'était pas le mot mais le sens ; pas la récitation, mais l'application et l'assimilation. II disait volontiers : Gabriel m'a permis jusqu'à sept lectures différentes du Coran. Tout en gardant pour lui et pour ses concitoyens une certaine façon de lire, il autorisait les membres de diverses tribus à remplacer certains mots par leurs équivalents mieux connus chez eux. Lorsque le dialecte mecquois eut le dessus dans la génération suivante, le calife Othman jugea utile d'ordonner que l'on renonçât dorénavant aux différences autorisées par le Prophète, car, dit Tabari, elles n'étaient pas obligatoires, mais seulement permises. A partir des copies confectionnées par les " provinciaux " et conservées chez leurs descendants, les savants des siècles postérieurs ont pu ramasser un certain nombre de mots, tout à fait équivalents des mots employés dans la vulgate officielle. "
4. Les variantes dues à l'absence, pendant les 150 ou 200 premières années de l'Hégire, des points-voyelles dans les copies manuscrites du Coran, et à l'absence de signes pour différencier la prononciation des lettres écrites de manière identique.
Essayons d'imaginer ce que représente une écriture sans voyelles.
Ecrivons l'expression " la voix porte ," en supprimant les voyelles. Il nous restera : " 1 vx prt " Avec de l'exercice, on finit par s'habituer à cette écriture et, dans un contexte donné, chacun restituera intuitivement les voyelles pour que le phrase ait un sens. Cependant en vocalisant différemment ces mêmes consonnes, on peut obtenir des expressions fort éloignées les unes des autres. Ainsi, dans une salle de conférence ou de concert, " I vx prt " signifiera " la voix porte ", dans un hospice ou une maison pour personnes âgées " I vx prt ", peut signifier" le vieux part " et pour un Marseillais " le vieux port ". On constate que dans la plupart des cas, le contexte ôte l'ambiguïté, mais il peut y avoir des exceptions où le doute subsiste quant à différents sens possibles.
Mais le problème se complique parce qu'en arabe, certaines lettres s'écrivent exactement de la même façon, et seuls les points portés au-dessus ou au-dessous de la lettre précisent la prononciation. Prenons, par exemple, les 5 lettres de l'alphabet arabe ayant le même support. Avec un point au-dessus () elle se lit " n " ; avec deux points au-dessus () " t ", avec trois points au-dessus () ," th " ; avec un point au-dessous ()" b ," et avec deux points au-dessous ()" y ".
Il existe sept autres paires de lettres qui sont différenciées par le nombre de points. C'est encore vrai pour un autre groupe de 3 lettres semblables. En d'autres mots, il n'existe que 15 formes différentes de caractères pour représenter les 28 lettres.
J'ai eu des entretiens avec de nombreux musulmans qui ignoraient que les premiers exemplaires du Coran ne comportaient ni voyelles, ni points pour différencier les consonnes. Peut-être quelques-uns de mes lecteurs l'ignorent-ils aussi. La photo 2 présente les versets 34 à 36 de la Sourate 24, dite Sourate de la Lumière (AI-Nür) tels qu'ils sont écrits dans un ancien Coran exposé au British Museum de Londres. D'après les experts, il daterait de la fin du huitième siècle de notre ère, c'est-à-dire de l'an 150 de l'Hégire (3).
Hamidullah mentionne cette source de variantes par manque de voyelles et de points:
" Enfin, une troisième source de variantes provient de l'écriture arabe de la première époque, avant l'emploi généralisé des points diacritiques : il est parfois possible alors de lire un mot comme un verbe actif ou passif, comme masculin ou féminin, et le contexte admet parfois plusieurs possibilités. "
La photo ci-dessus présente justement une variante de ce type. Le texte qui débute vers la fin de la troisième ligne et se poursuit jusqu'à la fin de la septième ligne se traduit ainsi :
" Dieu est lumière des cieux et de la terre. Il en est de Sa lumière comme d'une niche où se trouve une lampe, la lampe dans un verre, le verre comme un astre de grand éclat : elle tient sa lumière d'un arbre béni, l'olivier, ni d'est, ni d'ouest... "
Dans le texte arabe à partir duquel Yusuf Ali et Hamidullah ont fait respectivement leurs traductions anglaise et française, il est écrit (~ ) ( yüqadu) pour la forme passive du verbe " tient sa lumière" . La forme au masculin se rapporterait normalement au nom masculin "astre" qui précède (kaukab, ~). Mais à la sixième ligne du texte photographié se trouve une lettre avec des points-voyelles. Il s'agit de la lettre (~ ). Les deux points situés au-dessus de la lettre le modifient en féminin passif (~ ) (tüqadu) qui se rapporte alors au nom arabe féminin traduit par " verre" (zujâja, ~) .
Ce Coran a été recopié par un savant à une époque où il était encore possible d'afficher ses préférences pour tel texte plutôt que pour tel autre. Le copiste ou la personne qui lui ordonna de recopier le texte croyait que la forme passive au féminin était plus exacte.
Un traducteur comme Yusuf Ali ne fait état que de deux ou trois variantes dans toute sa traduction ; il donne donc l'impression qu'il y en a fort peu. Hamidullah est l'un des rares auteurs musulmans à reconnaître, comme nous l'avons vu que les variantes de lecture se "comptent par centaines ". En fait, il y en a des milliers.
Nous citerons comme exemple la Sourate du Plateau servi (Al-Ma'ida) 5.63, de l'an 10 de l'Hégire. Voici ce que dit ce verset :
" Dois-je vous annoncer quelque chose de pire que cette rétribution de Dieu ? Celui que Dieu a maudit, et contre lequel Il s'est mis en colère, et dont Il a fait des singes et des porcs et adoré les (idoles) (l'idole, A1-Taghuth).
Cette traduction personnelle est littérale, mais elle est conforme au texte arabe. En effet, à cause des points-voyelles le mot " Dieu ", est sujet du verbe " adorer ". Il est évidemment impossible de trouver dans le Coran une phrase qui présente Dieu comme adorateur des idoles ! Aucun traducteur n'a donc traduit ce texte ainsi, et je sais pertinemment aussi qu'une telle affirmation est inconcevable. Il y a donc un problème quelque part.
Je pourrais mettre en cause, en premier lieu, ma connaissance imparfaite de l'arabe. Ce serait simple si j'étais le seul à être confronté à ce problème. Mais en consultant l'ouvrage de Arthur Jeffrey intitulé Materials for the History of the Text of the Qur'an, on se rend compte rapidement que ce n'est précisément pas le cas.
Jeffrey a trouvé trace de 19 lectures différentes : sept sont attribuées à Ibn Mas`ud, quatre à Ubai b. Ka'b, six à Ibn Abbas et une à 'Ubai b. 'Umair et à Anas b. Malik.(4)
Bien évidemment chacun de ces hommes aurait pu n'avoir qu'une seule variante de lecture. Mais le grand nombre de possibilités de lecture montre que ces savants avaient conscience de la difficulté textuelle.
Voici les différentes lectures proposées par Ibn Mas`ud :
Pour ceux qui ne comprennent pas l'arabe, nous pouvons préciser que ces différentes lectures peuvent se classer en trois groupes : le verbe est considéré comme un pluriel de sorte que ce sont les singes et les porcs qui " adorent les (idoles) Taghout " ; ou bien, le verbe est considéré comme étant au passif, de sorte que " les Taghout sont adorés " par les singes et les porcs ; ou encore, enfin, le mot `abada est considéré comme un nom qui ferait des singes et des porcs les " esclaves " ou les " adorateurs des Taghout ".
De plus, dans les 14 variantes, la seule modification résidait dans un changement de voyelles. Les 5 autres cas ajoutent une ou deux consonnes.
J'ai délibérément choisi de reproduire toutes tes lectures attribuées à Ibn Mas'ud, parce que c'est la première lecture (caractérisée par le double astérisque **) qui a retenu l'attention de tous les traducteurs. Alors le verset devient :
" ... Dieu a transformé en signes et en porcs ceux... qui ont adoré (l'idole) Taghout... "
Le fait même que cette lecture problématique ait été maintenue alors qu'il eut été si facile de l'éliminer en modifiant deux ou trois points-voyelles prouve le soin apporté à la copie des textes après l'introduction de la vocalisation.
En paraphrasant l'observation du Dr. Bucaille à propos des écrits apocryphes chrétiens, je dirais :
On peut regretter la disparition d'un grand nombre de recueils anciens du Coran déclarés non-nécessaires par Uthman, alors qu'ils auraient permis aux musulmans contemporains de connaître le texte authentique des passages difficiles, tels que celui que nous avons évoqué concernant les Taghout.