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le phénomène Coranique de Malek Bennabi

Posté : 04 févr.08, 06:12
par Aperto libro
Extrait de « le phénomène Coranique » de Malek Bennabi, 1946, édité par "International Islamic Federation of Student Organizations"

Dans l’étude du phénomène coranique, on ne saurait se passer de la connaissance aussi exacte que possible du « Moi » mohammadien. Cette donnée y est aussi nécessaire que l’est un système de repères dans l’étude des propriétés analytiques d’une fonction géométrique.

Le phénomène à examiner est, en effet, lié à la personne de Mohammed et, pour conclure sur la nature de ce lien, un premier pas serait d’établir un critère préliminaire constitué par tous les éléments propres à éclairer un « moi » qui est objet, témoin et juge en la matière.

Par conséquent, il y a lieu de s’entourer quant à ce témoin et à ce juge, des garanties qui nous permettent d’accorder le crédit nécessaire à son témoignage et à son jugement. Cela ne nous empêchera pas de faire, d’autre part, un second pas et un second critère nous permettant de juger directement par nous-mêmes du phénomène. Mais pour le moment, il est naturel de se poser, au sujet du témoin, les questions qu’on se pose ordinairement relativement au crédit moral et intellectuel de celui dont on voudrait enregistrer le témoignage. En particulier, sa lucidité d’esprit et sa sincérité ne doivent faire aucun doute pour être utilisables comme éléments historiques essentiels du problème.

Dans ce but, peut-être faudrait-il exposer tous les détails de la vie de Mohammed : chaque détail étant susceptible de fournir une donnée intéressant ce critère.

Mais nous n’estimons pas nécessaire d’accrocher dans une galerie déjà très riche, un nouveau portrait de Mohammed.

Le lecteur qui voudrait satisfaire le désir légitime de mieux connaître la figure prodigieuse de cet homme, a le loisir de consulter les nombreuses « Sirat En-Nabi » de l’école traditionaliste (voir Ibn Ishâq, Ibn Mess’ud, etc…) où les études biographiques sorties des imprimeries modernes.

Pour nous, il s’agit surtout d’esquisser un portrait psychologique dans lequel le détail biographique n’importe que sous ce rapport-là. Cette mise au point étant faite, la vie de Mohammed présente à nous comme deux étapes successives : l’époque précoranique s’étendant sur une durée de quarante ans, et l’époque coranique embrassant tout le laps de la révélation, soit trente trois années. D’ailleurs, chacune de ces étapes est marquée par un événement capital qui y introduit une césure importante, la partageant en deux périodes secondaires.

En effet, le mariage avec Khadidja constitue, relativement à l’époque pré coranique, une solution de continuité remarquable puisque le futur prophète va s’absorber, semble-t-il, dans une raite mystique jusqu’à la nuit mémorable de la révélation.

De même, la « Hidjra » apportera-t-elle dans l’époque Coranique, la coupure qui va séparer l’ère de la simple prédication de celle des triomphes militaires et politiques qui ouvriront au jeune empire musulman, la scène de l’histoire.

Nous allons examiner très sommairement ces périodes successives, en notant pour chacune d’elles les événements qui ont pu marquer la personnalité de Mohammed ou qui ont pu filtre marqué par elle afin d’éclairer autant que possible la nature du n entre le « Moi » mohammadien et le phénomène coranique.


Époque pré-Coranique, l’enfance et l’adolescence jusqu’au mariage


Une pieuse tradition commune à tous les peuples a toujours entouré de légende le berceau et la tombe des hommes prodigieux.

La tradition musulmane a, elle aussi, entouré le milieu familial, la naissance et l’enfance de Mohammed, de miracles annonciateurs de sa prodigieuse et unique destinée. Mais il n’est pas nécessaire de s’inquiéter de leur degré d’historicité puisqu’ils ne concernent pas directement notre sujet.

Nous porterons plus d’attention aux détails qui vont révéler peu à peu le caractère particulier de cet enfant qui ne cessera d’être, pour la douce Halima, sa nourrice, un sujet de joie et d’inquiétude à la fois.

L’enfant pousse chez elle comme une plante robuste du désert. Mais alors qu’il est encore au sein, il pleure chaque fois qu’on découvre sa nudité pour la toilette. Pour arrêter ses pleurs, sa nourrice n’avait qu’à le sortir, quand c’était la nuit, devant la tente :l’enfant aussitôt était absorbé par le paysage nocturne du firmament qui semblait exercer une irrésistible attraction sur ce regard où perlait encore la dernière larme.

L’enfant, grandi, va jouer maintenant dans les parages de la tente avec ses frères de lait.

Cependant, un épisode se produisit certainement qui changea le cours de la vie pour l’enfant. Quel était au juste cet événement ?

Un jour, dit-on, l’un des frères de lait du nourrisson était rentré essoufflé pour raconter, en bégayant, à la pauvre Halima effrayée, un épisode bizarre qui serait survenu à Mohammed. Celle-ci, bouleversée, serait partie sur le champ à la recherche et à la rencontre de son nourrisson qui lui aurait confirmé son aventure : « Deux hommes vêtus de blanc, aurait-il dit, s’étaient saisis de moi et, m’ayant ouvert la poitrine et le cœur, m’en ont extirpé comme un grumeau noir » (N. D. L. - Aucune source historique ne confirme cette anecdote).

La tradition voit dans cette scène l’extirpation symbolique du péché originel. Et certains exégètes y rapportent les versets suivants

« Ne t’avons-nous pas ouvert le cœur et ne t’avons-nous pas déchargé du fardeau qui accablait tes épaules ? » (CORAN XCIV - V. 1, 2.)

Toujours est-il que Halima avait ramené l’enfant à la Mecque alors qu’il avait quatre ou cinq ans.

Que pouvait-il avoir gardé dans son esprit de ce stage à la vie païenne et bédouine ?

Rien, assurément, qui ait pu imprégner son « Moi » en vue de la vocation future. Mais, peu après, la mort de sa mère Amina survenant, et l’enfant n’ayant plus de toit paternel, son grand-père Abd-El-Muttaleb le recueille.

Peu après, la mort frappe encore ce vieillard, et !’enfant est confié à son oncle paternel Abou Taleb, le père d’Ali. Mohammed avait alors sept ou huit ans.

Son tuteur, dans le foyer duquel, l’abondance ne régnait pas, s’occupait comme guide et intendant des caravanes mecquoises. Il allait ainsi périodiquement vers les centres syriens pour troquer les produits de l’Inde et du Yémen contre ceux des pays méditerranéens.

C’est ainsi qu’à l’occasion d’un de ces départs de caravanes, Mohammed, alors âgé de onze ou douze ans, supplia son oncle de l’emmener. Mais ce dernier refusa, ne désirant pas s’embarrasser d’un aussi jeune compagnon dans un voyage long et pénible. Cependant, l’enfant insista, fondit en larmes et se jeta dans les bras de son tuteur qui céda finalement devant une demande aussi émue.

Donc, voilà pour Mohammed l’occasion d’entrer en contact, pour la première fois, avec le monde extérieur. Jusqu’à douze ans, il avait ainsi vécu exclusivement dans un milieu arabe idolâtre, en gardant, dans les environs de la Mecque, les quelques chameaux de son oncle. C’est dire que jusque là aucune circonstance particulière d’ordre culturel n’avait encore marqué son existence d’orphelin vivant pauvrement Mais ce voyage inopiné va mettre sur le chemin de l’enfant le premier incident qui intéressera directement la future vocation.

En effet, quand la caravane eut atteint la ville de Bosra, en Syrie, le supérieur d’un monastère des environs fit un chaleureux accueil à la caravane des étrangers et leur accorda l’hospitalité chrétienne. Prenant ensuite à part l’oncle de Mohammed, le prêtre, que l’histoire nommera Bahira, lui dit

« Retourne avec ton neveu à la Mecque... L’avenir présage des événements glorieux au fils de ton frère ».

Abou Taleb avait-il accordé de l’importance à ce banal incident de voyage et en avait-il même fait part à son neveu, lui, qui devait mourir sans vouloir confesser l’Islam jamais ? En tout cas, le chef de la caravane mecquoise dut d’abord s’acquitter de sa mission commerciale avant de reprendre le chemin du retour. Quant à l’enfant - à supposer même qu’il en eut vent - l’incident ne sembla pas avoir rien changé à sa manière de vivre comme tous les jeunes koréïchites. La tradition, si attentive aux faits de son histoire, n’avait rien noté de particulier depuis cet incident historique qui pu déceler quelque chose comme un « chemin de Damas » pour le futur prophète.

Mohammed a atteint l’adolescence dans sa ville natale où il se mêle maintenant à la jeunesse en subissant même ses tentations, sans y succomber pourtant. Les occasions de débauche n’y manquent pas cependant. Les lanternes rouges accrochées aux portes des courtisanes attirent cette jeunesse mecquoise, passionnée pour les armes, le charme féminin et la poésie. On s’enivre, rêvant aux prouesses d’Antar et aux aventures amoureuses d’Amrou El-Kais. Chacun nourrit l’espoir d’immortaliser son nom en accrochant un jour une « mo’allaquat » aux parois de la « Kaaba ».

Mohammed est emporté dans ce tourbillon. Parfois même, il ressent l’aiguillon de ses jeunes sens : il se dirige lui aussi vers le haut quartier de la ville, vers... une lanterne rouge. Mais toujours un incident fortuit vient l’en détourner. Sur ce point, ce n’est plus la légende qui parle, mais le témoin lui-même, c’est-à-dire l’histoire fondée sur les hadiths authentiques

D’ailleurs nous possédons sur ce point, un recoupement intéressant : le futur prophète rencontre certainement dans le tourbillon de cette jeunesse, plusieurs de ses futurs compagnons qui devinrent dans la suite, comme Omar, les champions, les héros et les martyrs de sa cause.

Il y a dans ce recoupement historique, un témoignage tacite des plus illustres noms de l’histoire musulmane, les « Walid » les « Othman » etc, qui portaient déjà sur le futur prophète un jugement laconique mais combien éloquent : El Amin. Il était à leurs yeux, dés cette époque, le fidèle, le sûr (Amin), et ce témoignage historique apporte pour le portrait psychologique que nous envisageons, un détail précieux.

Cependant, cette existence normale et simple se continue pour Mohammed sans rien de particulier dans sa trame quotidienne jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans. Mohammed est encore célibataire : il n’a pas su se marier, car pour prétendre à la main d’une honorable mecquoise, il aurait fallu verser une dot importante que ne lui permettait pas sa très humble condition.


Epoque pré-Coranique, Le mariage et la retraite


Cependant, à l’âge de vingt-cinq ans, un esclave nommé Maissarra vint lui faire des ouvertures de mariage. Il s’agissait d’une riche et noble veuve de la Mecque, nommée Khadidja. Mohammed refusa en faisant valoir sa trop modeste situation par rapport à la position considérable de l’épouse qu’on lui proposait. Mais l’émissaire, intelligent, avait su apaiser ses scrupules : Khadidja étant d’ailleurs intervenue elle-même pour le décider. Nous devons même à cette intervention un détail précieux pour l’histoire du phénomène coranique. Il devait sans doute exister à la Mecque, vers cette époque-là, une psychose particulière, comme il y en a toujours eu partout à la veille des événements importants comme la guerre par exemple. Les Mecquois s’attendaient au prophète promis dans la postérité d’Ismaël. Khadidja nourrissait secrètement l’ambition d’épouser le Prophète attendu et le voyait en Mohammed, auquel elle fit part, très loyalement- d’ailleurs, de ses sentiments particuliers à son égard. Mais, lui se défendit non moins loyalement d’être ce prophète-là.



la circonstance du mariage qui nous laissa un précieux document biographique, en l’espèce de la « Khitba » (allocution dite à l’occasion des fiançailles) que l’oncle du prophète prononça selon la coutume koréichite



« Louange à Dieu », dit-il, en présence des principaux Koréïchites réunis au domicile de l’épouse. « Louange à Dieu qui nous a fait naître de la postérité d’Abraham et d’Israël et qui nous a donné en héritage le territoire sacré. Mohammed, fils d’Abdallah, mon neveu, est privé des biens de la fortune, de ces biens qui ne sont qu’un dépôt qu’on rendra tôt ou tard. Mais il surpasse tous les autres Koréichites en vertu, en intelligence, en lignée et en grandeur d’âme. Mohammed, dis-je, mon neveu, a une inclination envers Khadidja, et celle-ci éprouve le même sentiment pour lui. Je déclare que, quelle que soit la dot nécessaire pour conclure ce mariage, je la verserai pour lui ».



Voilà donc marié cet homme « privé des biens de la fortune » mais doué de « vertu et de grandeur d’âme ».



Ces traits correspondent bien à la physionomie d’El Amin, et coïncident, de toute façon, avec le portrait historique du héros de la plus grande épopée le l’histoire religieuse.



Mais voici que son existence normale va brusquement changer : Mohammed va se retirer de la société mecquoise, s’écarter de son milieu, se recueillir dans une retraite qui aura son dénouement au Mont Hira.



Quel bagage spirituel et intellectuel avait-il pu emporter dans cette retraite d’où jaillira, quinze ans plus tard, la lumière coranique ?



Nous savons qu’à son époque, les mœurs païennes de son milieu se superposaient à un vieux ton de monothéisme traditionnel qui se reflète d’ailleurs assez bien dans la Khitba d’Abou Taleb. Mais ce monothéisme atavique n’implique aucun culte particulier : la Ka’aba était surtout le temple des idoles ou la scène politique des familles patriciennes. Quand à la vie culturelle de la Mecque, elle s’était depuis longtemps organisée selon la règle d’un syncrétisme intertribal : Hobal, El-Lat, Uzza, es arabes, ni leurs coutumes, surtout guerrières. Cela explique ’ailleurs la lutte âpre qui s’engagera bientôt entre les tenants de et ordre djahilien et l’Islam naissant. Même ce vénérable et oble koréïchite qu’était Abou Taleb, dont on vient de citer les aroles si nobles et si élevées de sa « khitba », mourut sans abjurer cependant les idoles, malgré les supplications désespérés de son neveu.



Telle était la vague idée que le futur prophète pouvait avoir emporté dans sa retraite sur la religion de l’ancêtre Abraham. Il faut ajouter, toutefois, que cette religion avait survécu dans un état plus pur chez quelques mystiques qu’on nommait à époque : « les Hanifs ». Ces « hanifs » étaient des hommes assez curieux qui se séparaient de l’idolâtrie de leur époque pour se consacrer à l’adoration d’un Dieu unique (1). Mais la vie mystique de ces ascètes ne s’accompagnait d’aucune règle particulière ni d’aucune forme liturgique. A fortiori, ne devaient-ils point avoir de filiation spirituelle avec une secte quelconque des Écritures. La chronique de l’époque ne signale aucune église à la Mecque ni aucune synagogue ni de Monastère dans les environs.



Les « hanifs » se retiraient simplement dans quelque lieu solitaire sans rompre d’ailleurs tout à fait avec le siècle. Pour seule règle mystique, ils pratiquaient le « Zuhd » ou renoncement, ce qui indique assez l’empreinte du désert sur leurs âmes. En effet, le « Zuhd » est dans le tempérament même du Bédouin dont la fortune est constamment à la merci d’une sécheresse ou une razzia. Dans les mots mêmes qu’Abou Taleb a prononcés l’occasion des fiançailles de Mohammed sur les « les biens qui ne sont qu’un dépôt qu’on rendra tôt ou tard » s’exprime bien plus l’âme du désert que l’esprit des couvents.



L’effort mystique des « hanifs » ne tend ni vers la morale chrétienne ni vers la légalité mosaïque, mais vers quelque chose comme une simple discipline individuelle dont nous trouvons expression morale la plus sublime dans les poésies de Kuss, lequel - si même il avait été chrétien comme on le dit - n’a laissé pour l’histoire que des vers étincelants du plus pur génie du désert.



Mais, apparemment, l’empreinte abrahamique était encore assez sensible dans le milieu djahilien à cette époque, puisqu’il surgissait, ça et là, un « hanif ». Mais cette empreinte est uniquement de tradition arabe, et n’avait rien de commun avec ta pensée judéo-chrétienne dont le courant spirituel avait pris naissance bien longtemps auparavant, avec le premier mouvement prophétique en Israël, c’est-à-dire avec Moïse.



Même de nos jours, après treize siècles de cette culture islamique qui a forcément imprimé son caractère à l’esprit arabe du désert, le folklore monothéiste n’y est pas encore tellement répandu, et beaucoup de musulmans du Nord du « Nejd » ignorent encore assez la chronologie judéo-chrétienne (2).



Par conséquent, il n’est pas logique de supposer aux « hanifs » plus de connaissances qu’à nos contemporains, sur le courant de pensée et l’histoire du monothéisme. Il est facile d’imaginer, avec quel maigre viatique, avec quelles notions ordinaires et dans quelles intentions normales, Mohammed va, après son mariage, s’isoler de son siècle, comme le faisait le « hanif » de son époque. Il est toutefois utile de préciser que les conditions que nous venons de noter sont d’autant plus certaines dans le cas de Mohammed, qu’il était « Ummi » : un analphabète à qui, par conséquent, aucune information religieuse écrite n’était possible. C’est là, d’ailleurs, une remarque superfétatoire, puisque comme nous le montrerons plus loin, cette source écrite elle-même faisait défaut.



Maintenant, sur cette retraite de quinze années, quels renseignements avons-nous ?



A part quelques détails biographiques, relatifs à la vie conjugale et familiale de Mohammed, nous ne savons rien quant à l’organisation de sa vie spirituelle à cette époque.



Va-t-il se plonger dans une profonde méditation du problème religieux, guidé par une sorte d’intuition de la future vocation ? L’éminent orientaliste Dermenghem a répondulà-dessus d’une façon affirmative. Mais cette réponse nous semble plutôt due à l’imagination de l’auteur qui n’avait pas apparemment recueilli sur ce point, un témoignage historique pourtant inattaquable, celui du Coran. Or, ce livre nous dépeint rétrospectivement l’état d’esprit chez Mohammed avant la révélation dans les termes suivants : « Tu n’aspirais pas certes à recevoir le Coran. Ce n’est qu’une faveur de ton Dieu. Ne prête point d’appui aux incroyants ». (Cor. XXVIII. - V. 86).



Qu’est-ce à dire, sinon que Mohammed ne nourrissait aucune espérance à un rôle messianique pour lui-même, ni avant ni pendant sa retraite. C’est pourtant bien la signification psychologique du verset dont la portée historique a échappé à M. Dermenghem bien qu’il n’ait jamais douté de l’historicité du Coran.



Il faut noter d’ailleurs qu’une telle signification n’est liée qu’à une seule condition nécessaire et suffisante : la sincérité absolue de Mohammed. C’est précisément le but de ce critère d’établir cette condition préalable essentielle afin de voir dans le Coran, en plus de son caractère historique certain, un miroir rétrospectif, quelque chose comme un rétroviseur, dans lequel nous pouvons saisir, par réflexion, les divers états qui ont marqué l’histoire intime du « Moi » mohammadien. En sorte que nous pouvons voir dans le verset ci-dessus, la peinture exacte de l’état d’âme chez Mohammed à l’époque du Ghar Hira.



Il n’y a donc aucune raison de prêter au fidèle « El Amin » une intention apprêtée de préméditer, au moment où il va se retirer du monde, après son mariage. Les conclusions du présent critère renforceront, chemin faisant, ce jugement anticipé.



Il y a cependant un point obscur : les historiens modernes s’étonnent que la tradition possédât si peu de renseignements sur cette retraite qui est pourtant la période capitale - au point de vue psychologique - pour l’histoire de la future vocation.



En effet, nous ne possédons que très peu de détails là-dessus. Mais il n’y a rien d’étonnant à cela : l’histoire ne pouvait que suivre les traces du futur prophète dans la mémoire de ses contemporains. Or, il s’est précisément effacé et dérobé aux regards de son temps pour demeurer durant quinze ans le solitaire de la Mecque ou du Mont Hira. Et nous trouvons dans sa discrétion sur ce point, la preuve que la tradition parfois accusée de majorations - est au contraire d’une parfaite circonspection, quand les détails historiques lui font réellement défaut.



Faute de ces détails, pour nous-mêmes, nous sommes obligés de recourir aux recoupements et aux documents psychologiques fournis par le Coran. Nous justifions cette position par la pérennité du « moi » mohammadien durant toutes les étapes de sa vie, depuis la scène de son mariage, qui nous a permis de recueillir quelques données positives sur ce moi



Or, cet homme, qui s’est éclipsé de la scène de l’histoire durant quinze ans, va y reparaître pendant vingt-trois ans pour vivre, penser, parler et agir plus que jamais en pleine lumière. En effet, nous connaissons, en ce qui concerne la période coranique, même jusqu’aux détails futiles de sa vie conjugale grâce à cette tradition, tout à l’heure si discrète. Il est donc possible d’éclairer les traits essentiels de sa retraite par les recoupements de sa vie ultérieure. Or, c’est Mohammed lui-même qui nous indiquera plus tard sa manière d’employer son temps. En-Nawawi rapporte en effet le hadith suivant : « Le croyant doit partager sa vie entre l’adoration de Dieu, la contemplation de son oeuvre et l’effort quotidien pour assurer son existence terrestre ».



Si nous admettons la pérennité du « Moi » mohammadien, voilà donc tracé pour nous le programme de vie que devait suivre Mohammed, notamment dans la période de sa retraite. D’ailleurs les habitudes se fixent plus particulièrement chez l’adolescent pour se refléter par la suite dans toute sa vie, et c’est, pensons-nous, le cas pour Mohammed, quand son épouse Aicha lui fera plus tard une remarque empreinte du souci de sa santé sur ses très longues stations debout, dans ses prières surérogatoires. C’était là, certainement, une habitude fixée chez le prophète depuis l’époque de sa retraite.



Donc, si le Prophète accordait une si large part à la prière dans son emploi du temps, alors que les soucis des détails matériels de sa mission le pressaient, combien plus librement ne devait-il pas s’y consacrer quand il n’avait encore à faire face à aucun détail de la vie matérielle et publique. Par conséquent, il n’y a pas lieu de s’étonner de trouver si peu de documents sur cette période de sa vie qui était positivement sans histoires.



Ce n’est que vers la fin de cette période que les échos de cette retraite parviendront au monde extérieur avec la nouvelle sensationnelle de la venue du Prophète attendu.

Notes :


Abu-dharr EP-Ghifari vécut dans cet état, trois années avant de connaître le Prophète et d’embrasser l’Islam.

Raswan : étude sociologique.
***************

Le Messager : Période mecquoise, la première révélation


Mohammed a maintenant quarante ans. Le rideau se lève de nouveau sur son histoire ; mais nous le retrouvons dans une profonde crise morale.

Depuis quinze ans, il n’avait été qu’un simple Hanif partageant son temps, selon son mot même, entre l’adoration de Dieu et la contemplation de son oeuvre sublime. Le ciel profond qui couvre de son dôme d’azur le paysage embrasé du Djebel En-Nour, attire encore son regard, comme jadis il attirait celui de l’enfant, devant la tente de la nourrice. Mais Mohammed n’est pas un esprit systématique à la recherche d’une théorie sur les origines et l’harmonie de l’univers, ni un caractère inquiet à la recherche d’une certitude. Sa certitude, il l’a eue depuis toujours et surtout depuis sa retraite : il croit au Dieu unique d’Abraham.

C’est bien à tort, nous semble-t-il, que la critique moderne, M. Dermenghem notamment, voit dans cette phase une période de recherche et d’inquiétude : une sorte d’adaptation et d’incubation chez Mohammed.

Bien au contraire, les documents de l’époque prouvent que le problème métaphysique ne hantait pas sa conscience, puisqu’il en avait d’ores et déjà la solution, en partie intuitive et personnelle et en partie atavique, parce que sa foi au Dieu unique vient du lointain ancêtre Ismaël.

Cette remarque est essentielle pour l’étude du phénomène coranique par rapport à un « Moi » mohammadien tel qu’il résulte réellement des données historiques.

Il convient de signaler, particulièrement, qu’aucune préoccupation personnelle ne hante ce contemplatif solitaire absorbé dans le problème religieux, à la manière des mystiques de l’Inde ou des Soufis de l’Islam et à la recherche d’une simple morale plutôt que d’une vocation. Entre son « Moi » et la réalité métaphysique qu’il contemple, on ne peut établir, en ce qui concerne cette époque du moins, le lien d’une pensée systématique. Ce n’est pas là une simple affirmation, mais la définition du seul état de ce « Moi » compatible avec toutes les autres conditions psychologiques telles qu’elles se dégagent de l’histoire du personnage et du témoignage rétrospectif du Coran.

Cependant, vers la quarantaine, on le retrouve avec une préoccupation dominante, douloureuse même : il doute.

Il ne doute pas de Dieu - sa certitude à cet égard n’a jamais failli - mais il doute de lui-même.

Pourquoi et comment ce doute est-il venu à son âme ? Pourquoi, dans le champ de sa contemplation, trouve-t-il maintenant l’ombre de sa personne, le spectre de son « Moi », se profiler sur le fond de ses médications religieuses jusqu’à en devenir presque le point central ?

La tradition, occupée des seuls détails chronologiques de la vie de Mohammed, ne fournit aucun renseignement sur cet état psychologique pourtant capital. Mais nous avons toutefois dans le verset cité plus haut (1) et dans la réplique de Mohammed à Khadidja, lors des ouvertures de leur mariage, la réponse au problème que pose pour nous l’état d’âme dans lequel nous le retrouvons vers la fin de sa retraite.

Sans nous apporter toute l’explication du doute mohammadien, le verset et le détail biographique cités, attestent néanmoins que ce doute ne résulte pas d’une téméraire espérance, d’une folie égocentriste, d’une hypertrophie du « Moi » chez Mohammed. On est obligé d’y voir la conséquence d’un état subjectif accidentel dans lequel le prophète s’était trouvé soudain avec la prescience, le pressentiment de quelque chose d’extraordinaire touchant à son propre destin. A quoi attribuer ce pressentiment qui plane maintenant en lui, en écorchant d’une façon aussi douloureuse la nature positive de son esprit ?

Simple élaboration du subconscient ou intuition d’un proche et extraordinaire dénouement ?

Certaines espèces animales ont l’instinct des phénomènes et des bouleversements qui doivent, dans un proche avenir, affecter les lieux qu’ils habitent. Telles fourmis de l’Amérique quittent leurs lieux à la veille où il va s’y déclarer un incendie. Dans le Sud Constantinois, une espèce de rongeurs quitte ses terriers dans les lits des oueds, à la veille des grands orages.

Mohammed avait-il, de la même manière, la prémonition du phénomène coranique qui allait bientôt l’embrasser et submerger tout son être ?

Quant à y voir une élaboration du subconscient, il faudrait pouvoir expliquer par là toute la matière du Coran et sa pensée discursive ainsi que l’aspect phénoménal de sa manifestation chez Mohammed, Or, comme on le soulignera plus loin, cela n’est point possible.

Toutefois, Mohammed va s’ouvrir de ses angoisses à sa douce épouse ; il se plaint à elle amèrement : il se croit fou, possédé, se juge l’objet de quelque sortilège maléfique.

La noble Khadidja le console et le rassure

« Dieu », lui dit-elle, « n’abandonne pas l’homme qui n’a jamais menti, qui assiste l’orphelin et secourt le faible, Dieu ne l’abandonne pas à la dérision des démons ».

Dans ces propos historiques, apparaît indiscutablement la notion du « Dieu Unique » qui devait être courante dans le milieu familial de Mohammed, dés avant sa vocation.

Cette constatation permet de déduire par recoupement la conviction personnelle de Mohammed sur ce point durant sa retraite et elle ajoute ainsi une donnée essentielle pour le portrait psychologique qu’il s’agit de dessiner. De toute façon, après ces apaisements, Mohammed reprenait régulièrement le chemin de sa retraite où il était de nouveau assailli par le doute et gagné par le trouble irritant qui caractérisent tous ses états d’âmes vers cette époque. Maintenant, encore plus, car il sent une présence comme une ombre qui rôde autour de lui.

Il sort de sa retraite, il arpente fébrilement les sentiers embrasés du Djebel En-Nour ; il étouffe de l’inconnu qu’il sent suspendu à son âme ; il n’en veut plus.

Le voici penché sur un ravin ; il voit une issue à son drame... au fond de l’abîme. Il va pour se délivrer de son obsession, et fait un pas en avant. Mais plus prompte que son geste, une voix l’arrête : « O Mohammed, tu es le Prophète de Dieu ».

Il lève la tête : il voit l’horizon irradié d’une éblouissante lumière. Il est bouleversé, ébloui. Il se tourne d’un autre côté, mais l’apparition ne quitte pas le champ de sa vue : elle est partout, aux quatre points cardinaux.

Il tombe évanoui.

S’étant réveillé, il s’enfuit vers la Mecque. Il retrouve sa douce confidente. Elle est surprise de son air dramatique, de son état fébrile : lui si soigneux, qui ne négligera jamais un détail de sa toilette, est là maintenant avec les cheveux ébouriffés, la mine défaite, les vêtements en désordre. La douce Khadidja surmonte son propre émoi, soigne son époux et avec de nouvelles paroles ramène la paix dans son âme bouleversée.

Il reprend le chemin du djebel En-Nour.

La nuit vient sur sa retraite au Ghar Hira. Il s’endort quand une perception inconsciente le réveille : Il sent une présence.

Devant ses yeux, il aperçoit maintenant « un homme vêtu de blanc

L’inconnu s’approche de lui et lui dit

- Lis.

Je ne sais pas lire, répond Mohammed, qui voudrait s’éloigner, fuir l’ensorcellement de la voix qui répète

- Lis.

- Je ne sais pas lire, répond encore Mohammed.

- Lis, répète de nouveau la forme immatérielle qui sera désormais l’assidu visiteur du Prophète



« Lis au nom de Dieu créateur qui a créé l’homme d’une « adhérence ».
« Lis, ton Dieu est le plus généreux.
« Il instruisit l’homme par le calam et lui enseigna ce qu’il ignorait ». (Cor. XCVI - V. 1, 2, 3, 4, 5).

Ce fut pour Mohammed et pour l’histoire la première manifestation du phénomène coranique qui va embrasser les vingt-trois dernières années de la vie du Prophète.

Dés cet instant, le Prophète illettré a l’impression « qu’un livre venait d’être imprimé dans son coeur ».

Mais il ne lui est pas permis de le feuilleter à loisir et de le parcourir à sa guise : il lui sera révélé au fur et à mesure des besoins de sa mission. Parfois, la révélation tarde, même quand un cas urgent presse cependant : soit qu’une décision est à prendre ou qu’une loi est à formuler dans tel cas précis soumis à l’arbitrage de Mohammed, la révélation se fait attendre.

Au début surtout - précisément après la première révélation que nous venons de citer - Mohammed attendra bien longtemps, plus de deux ans, avant de revoir son étrange visiteur, et d’entendre sa voix.

Il en est désespéré, le doute s’empare de nouveau de son esprit épris de certitude : il croit avoir été abusé par ses sens, ou bien il se voit abandonné de la puissance dont il s’était cru guidé un instant. Cette incertitude est douloureuse pour son âme. Elle s’y glisse comme un reptile venimeux qui enlace ses pensées et ses sentiments, brisant d’un serrement d’anneau l’élan instinctif de cette âme vers une certitude positive.

De nouveau : moments douloureux, minutes pathétiques pour Mohammed qui cherche désespérément autour de lui et en lui-même la source mystérieuse d’où avait jailli le premier verset du Coran. Appel désespéré d’une âme tourmentée, d’une conscience douloureusement troublée, appel à une voix qui ne répond ou qui ne veut plus répondre : toujours le silence pendant plus de deux ans.

L’esprit de Mohammed s’agite en vain dans le débat de son cas singulier, sans en trouver l’explication. Il sombre dans la lassitude et le corps rompu, par une extrême tension nerveuse, il s’anéantit comme une chose inerte dans le sommeil.

Sur lui veille un ange gardien : Khadidja.


Période mecquoise, l’apostolat


C’est après un de ces moments de profond abattement. Mohammed dort. Son épouse, avec des mots pleins de sollicitude maternelle, vient de calmer pour un instant sa crise, et après l’avoir revêtu de son manteau, l’invite à se reposer.

Il dormait comme un enfant qui vient de pleurer, le cœur gonflé d un gros chagrin. A son tour, l’inquiétude de la tendre épouse est apaisée par la respiration calme du dormeur. Elle sort doucement pour éviter de le réveiller.

Mais la voix du Mont Hira retentit soudain aux oreilles du dormeur qui se relève fébrilement



« O Toi, homme couvert d’un manteau,
Lève-toi pour prêcher.
Ton Seigneur Tu dois glorifier... » COR LXXIV - V. 1, 2, 3.

Mohammed en est abasourdi et accablé à la fois parce que dans sa surprise, il réalise brusquement toute la portée de l’ordre inattendu qu’il reçoit.

Khadidja le retrouve assis, plongé dans sa méditation. Etonnée de le trouver réveille, elle lui demande : « Pourquoi, O Abul-Kacem, ne dors-tu pas ? »

Il lui répond douloureusement : « C’en est fait pour moi du sommeil : je n’ai plus le droit de me reposer. L’ange m’ordonne de prêcher... Mais qui croira en moi ? »

Ainsi de même que la première crise avait eu un dénouement inattendu pour Mohammed, le dénouement de celle-ci semblait le surprendre encore davantage, et surtout l’accabler. Sa surprise lors de la première révélation et, cette fois, son accablement devant l’investiture inattendue qu’il recevait sous la forme d’un ordre, marquent, pour nous, deux états psychologiques particulièrement intéressants pour l’étude du phénomène coranique par rapport au « Moi » mohammadien.

Il y a lieu de noter que l’étape de ce « Moi », entre les deux crises et les deux dénouements en question, n’était nullement marquée par une espérance messianique, mais seulement par la recherche d’un état de grâce entrevu lors de la première révélation. Il y a lieu, de noter, également, pour l’intervalle considéré, l’effort désespéré de Mohammed pour recouvrer cet état de grâce.

Cet effort nous semble souligner en effet d’un trait caractéristique l’indépendance du phénomène coranique, par rapport au « Moi » de notre sujet. On ne saurait admettre évidemment que le second dénouement eut si tardé, s’il avait été lié seulement au subconscient d’un homme qui précisément, n’avait pas cherché à contenir et à refouler le phénomène en lui, mais avait, au contraire, tendu toute sa volonté, et tout son être, à favoriser sa manifestation.

Ces détails psychologiques mettent tout le relief nécessaire à la résolution finale de Mohammed à accepter sa mission comme une investiture lui venant d’en Haut.

Il l’accepte, en effet, et n’y faillira jamais, même pas sous les huées des enfants de la Mecque, ni sous les sarcasmes, les menaces et les coups des Koraïchites, comme Abou Lahab. Rien plus ne l’y fera renoncer : ni les intérêts sacrifiés de sa famille, ni les supplications de son vénérable oncle Abou Taleb. quand les Mecquois feront pression sur lui pour mettre fin au scandale de son neveu. On lui proposera même à cette occasion la plus honorifique position dans l’administration de la cité. Tout cela ne dévia pas Mohammed de sa voie fixée pour jamais depuis le dénouement de sa seconde crise. Quand son oncle vint lui faire les ouvertures des Koraïchites, en lui mettant sous les yeux les mesures draconiennes qu’ils envisageaient au cas où il refuserait. Mohammed répondit en fondant en larmes

« Par Dieu, oncle, même s’ils (les Koraïchites) mettaient le soleil sur ma main droite et la lune sur ma main gauche, je n’abandonnerais pas cette mission, jusqu’à ce que Dieu la fasse triompher ou que je périsse en l’accomplissant ».

Devant une telle résolution, le noble vieillard ne put qu’assurer son neveu de sa protection jusqu’au bout.

De fait, les Koréïchites décidèrent la mise au ban de leur société de Mohammed et de tous les siens. Cette décision fut prise sous la forme d’un pacte mecquois affiché à l’intérieur de la Ka’aba.

La famille frappée de cette excommunication était privée de tout lien avec la ville, même du commerce moral et du simple mariage avec les autres familles.

La tradition rapporte que ce pacte aurait été rongé par les vers et que Mohammed en aurait eu la vision : les Koréichites auraient eu alors à reconsidérer leur attitude et à rapporter la loi d’excommunication.

Quoi qu’il en soit, « le pacte maudit » était tombé en caducité, et la famille d’Abou Taleb était autorisée à rentrer de nouveau à la Mecque après de biens longues et dures épreuves.

Mohammed reprit aussitôt sa méditation sur le parvis du temple sacré. Mais les grands de Koraïche organisèrent le complot du silence autour de sa prédication : ils interdisaient aux gens d’écouter la récitation du Coran.

Mohammed voyait que le succès ne venait pas à sa prédication. Il décida de la porter plus loin, à Taïf. Mais là, il subit les pires humiliations et le plus dur traitement de sa carrière. La foule lui lança des pierres et sema des épines sur son chemin ; des enfants excités le poursuivirent de leurs huées. L’apôtre alla se réfugier sous le mur d’une clôture. Son cœur était ulcéré de tant d’incompréhension et de méchanceté. Mais son âme ignorait la rancune. Il leva seulement les yeux au ciel pour murmurer une prière empreinte de la plus pathétique ferveur que l’âme humaine ait pu jamais exprimer dans un pareil moment de détresse : « Je me réfugie en Toi, Mon Dieu, murmura-t-il, contre ma faiblesse et mon impuissance. Tu es le Dieu des faibles, mon Seigneur et mon Dieu. Si je ne suis pas l’objet de ta colère, je ne crains rien. Je me réfugie dans la lumière de ta face qui affermit le monde et l’au-delà du monde. Il n’y a de force et de secours qu’en toi ».

Après ce pénible échec, le Prophète s’en retourne à la Mecque. Mais là une autre épreuve plus douloureuse l’attend : la mort vient lui enlever son unique protecteur, son oncle Abou Taleb.

Mais la scène de cette agonie nous laissera de précieux détails historiques pour le portrait psychologique de Mohammed à cette époque. C’était, en effet, pour lui, l’instant le plus terrible de sa carrière. Sa piété filiale se conjuguait au souci du Prophète pour sauver une âme particulièrement chère qui refusait obstinément le salut. Le neveu est épouvanté à la pensée que son oncle mourra idolâtre. Minute bouleversante pour lui, en qui parle le prophète qui veut, coûte que coûte, sauver l’âme de celui qui fut le meilleur des pères pour lui.

La voix entrecoupée de sanglots, il implore en vain le vieillard mourant de confesser l’Islam.

Mais, ramassant ses ultimes forces, ce dernier répond

« Fils de mon frère, je me rendrais volontiers à ton désir si je ne craignais le déshonneur ; mais je ne veux pas laisser croire aux Koraïchites que la peur de la mort m’aura converti à l’Islam ».

Et le neveu eut l’inconsolable douleur de voir son cher oncle partir de cette vie sans avoir quitté l’idolâtrie de ses pères.

Mais une autre perte plus douloureuse encore devait l’endeuillir bientôt. Peu de temps après, en effet, Mohammed perdait sa tendre et vertueuse compagne.

Cette double disparition le touchait dans ses plus profonds sentiments d’homme, et l’atteignaient tout autant dans les intérêts de sa mission : il perdait, avec son oncle et son épouse, l’appui moral et matériel qu’il possédait à la Mecque. D’ailleurs, son séjour va tout de suite y devenir impossible. Les Koraïchites, que le prestige personnel d’Abou Taleb retenaient jusque là, se déchaînaient maintenant. Ils voudraient la mise à mort de Mohammed pour sauver leurs intérêts politiques et leurs privilèges commerciaux parmi les tribus arabes.

Un complot se tramait : toutes les tribus devaient y mettre la main, afin que le sang de la victime ne retombât sur aucune en particulier.




Notes :

(1) Cor XXVIII, V.86.