Le Chemin Etroit …
Posté : 11 mai09, 08:43
Le fond de la vie … Le fond de l’homme …
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J’étais devenu l’un des Totenjuden, un Juif de la mort, et j’ai su que le ghetto, l’Umschlagplatz, le wagon qui nous avait conduit à Treblinka, le camp d’en haut d’où je venais, n’étaient rien.
Ici était le fond. Le fond de la vie, le fond de l’homme.
[…]
Ivan, l’immense Ukrainien à la tête minuscule, comme réduite, nous surveillait. Il tuait pour rien. Alors je chargeais les corps les plus lourds, deux parfois, pour prévenir son coup sur le visage qui ferait de moi un klepssudra, pour prévenir son ordre : « Descends ! » C’était la fosse et il forçait même les prisonniers condamnés à se coucher sur les cadavres encore chauds que nous venions de jeter.
Il fallait courir, toujours, et nous soufflions à peine, la faim au ventre. Je choisissais les « dentistes » qui travaillaient vite, inspectant parfois en moins d’une minute la bouche du cadavre, cet homme ou cette femme qui une demi-heure avant était un être de vie, la tête pleine de souvenirs, la mémoire chargée de toutes les richesses des vies passées. Le doigt glissait dans la bouche et la tenaille arrachait. Il fallait choisir un bon dentiste car rester immobile avec un corps à bout de bras quand on est aux limites de l’épuisement est une épreuve insupportable. Et l’homme fatigué doit mourir.
Alors, je courais, rythmant ma respiration, serrant les dents : vivre, Martin, vivre, les tuer. Ces mots m’emplissaient les yeux, la bouche, la tête. Ils étaient ma drogue, ma nourriture. Et le soir quand j’entendais quelqu’un prononcer le mot fatidique : « enlevez », qui signifiait qu’un homme allait enlever la caisse sous les pieds de l’un de ses compagnons pour l’aider à mourir je tentais de bondir. Parfois, j’ai renoncé, gardant mes forces pour sauver ma vie puisque moi je voulais vivre. Parfois l’horreur nous aidait. Quand ils ont mis les nouvelles chambres à gaz en route, nous avons attendu longtemps, appuyés à nos brancards, reprenant souffle, pendant qu’ils n’arrivaient pas à tuer avec ce matériel qu’ils expérimentaient pour la première fois. Ainsi nous avons gagné un peu de repos. Parfois, je rencontrais la complicité folle d’un dentiste qui prenait le risque de me laisser passer après un semblant d’arrêt. Il jouait sa vie. L’un d’eux, un jeune homme maigre avec de longues mains blanches, était d’une dextérité exceptionnelle. Il opérait presque sans regarder, au toucher. Il m’a fait signe de passer avec ces trois corps d’enfants qui avaient à peine cinq ou six ans. Le SS, celui que nous appelions « Idioten » parce qu’il nous abreuvait de ce mot, s’est approché :
« Pourquoi ? A-t-il demandé.
- Ils avaient à peine cinq ans, sûrement pas de dents en or. »
J’écoutais, immobilisé par un Ukrainien qui avait suivi son maître SS.
« C’est une bonne excuse », a dit Idioten.
D’un geste, il a montré la fosse au jeune homme aux longues mains blanches dont le corps est tombé presque en même temps que celui des trois enfants.
Ici il me faudrait une autre voix, d’autres mots.
Parmi les corps chauds nous avons trouvé des enfants encore vivants.
Seulement des enfants contre le corps de leurs mères. Et nous les avons étranglés de nos mains, avant de les jeter dans la fosse : et nous risquions notre vie à faire cela car nous perdions du temps. Or les bourreaux voulaient que tout se passe vite. Ils nous pressaient tant que brusquement le silence s’établissait, nous avions terminé notre tâche, attendant quelques minutes la vague suivante. Nous l’entendions arriver, nous écoutions les cris fous, les aboiements des chiens. Et nous trouvions parfois des hommes mutilés, le bas-ventre en sang. Les chiens dressés par les hommes à pousser les vivants vers la mort.
Il me faudrait une autre voix, d’autres mots pour dire la honte qui me submergeait parfois, par saccades, comme une nausée de vivre encore et puis la rage qui me reprenait de vivre, vivre pour dire ce que nous avions vu, ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils nous avaient contraints à faire. Et plus ils étaient sauvages et plus s’ancrait ma certitude qu’ils seraient vaincus, qu’il n’était pas possible que ce royaume de mort devienne le royaume des hommes. Leur peste cesserait un jour. Et il faudrait être là, témoin et juge, au nom de ces enfants étranglés. […]
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Martin Gray.
« Au nom de tous les miens »
(LdP 4203 ; pages 176-177)
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J’étais devenu l’un des Totenjuden, un Juif de la mort, et j’ai su que le ghetto, l’Umschlagplatz, le wagon qui nous avait conduit à Treblinka, le camp d’en haut d’où je venais, n’étaient rien.
Ici était le fond. Le fond de la vie, le fond de l’homme.
[…]
Ivan, l’immense Ukrainien à la tête minuscule, comme réduite, nous surveillait. Il tuait pour rien. Alors je chargeais les corps les plus lourds, deux parfois, pour prévenir son coup sur le visage qui ferait de moi un klepssudra, pour prévenir son ordre : « Descends ! » C’était la fosse et il forçait même les prisonniers condamnés à se coucher sur les cadavres encore chauds que nous venions de jeter.
Il fallait courir, toujours, et nous soufflions à peine, la faim au ventre. Je choisissais les « dentistes » qui travaillaient vite, inspectant parfois en moins d’une minute la bouche du cadavre, cet homme ou cette femme qui une demi-heure avant était un être de vie, la tête pleine de souvenirs, la mémoire chargée de toutes les richesses des vies passées. Le doigt glissait dans la bouche et la tenaille arrachait. Il fallait choisir un bon dentiste car rester immobile avec un corps à bout de bras quand on est aux limites de l’épuisement est une épreuve insupportable. Et l’homme fatigué doit mourir.
Alors, je courais, rythmant ma respiration, serrant les dents : vivre, Martin, vivre, les tuer. Ces mots m’emplissaient les yeux, la bouche, la tête. Ils étaient ma drogue, ma nourriture. Et le soir quand j’entendais quelqu’un prononcer le mot fatidique : « enlevez », qui signifiait qu’un homme allait enlever la caisse sous les pieds de l’un de ses compagnons pour l’aider à mourir je tentais de bondir. Parfois, j’ai renoncé, gardant mes forces pour sauver ma vie puisque moi je voulais vivre. Parfois l’horreur nous aidait. Quand ils ont mis les nouvelles chambres à gaz en route, nous avons attendu longtemps, appuyés à nos brancards, reprenant souffle, pendant qu’ils n’arrivaient pas à tuer avec ce matériel qu’ils expérimentaient pour la première fois. Ainsi nous avons gagné un peu de repos. Parfois, je rencontrais la complicité folle d’un dentiste qui prenait le risque de me laisser passer après un semblant d’arrêt. Il jouait sa vie. L’un d’eux, un jeune homme maigre avec de longues mains blanches, était d’une dextérité exceptionnelle. Il opérait presque sans regarder, au toucher. Il m’a fait signe de passer avec ces trois corps d’enfants qui avaient à peine cinq ou six ans. Le SS, celui que nous appelions « Idioten » parce qu’il nous abreuvait de ce mot, s’est approché :
« Pourquoi ? A-t-il demandé.
- Ils avaient à peine cinq ans, sûrement pas de dents en or. »
J’écoutais, immobilisé par un Ukrainien qui avait suivi son maître SS.
« C’est une bonne excuse », a dit Idioten.
D’un geste, il a montré la fosse au jeune homme aux longues mains blanches dont le corps est tombé presque en même temps que celui des trois enfants.
Ici il me faudrait une autre voix, d’autres mots.
Parmi les corps chauds nous avons trouvé des enfants encore vivants.
Seulement des enfants contre le corps de leurs mères. Et nous les avons étranglés de nos mains, avant de les jeter dans la fosse : et nous risquions notre vie à faire cela car nous perdions du temps. Or les bourreaux voulaient que tout se passe vite. Ils nous pressaient tant que brusquement le silence s’établissait, nous avions terminé notre tâche, attendant quelques minutes la vague suivante. Nous l’entendions arriver, nous écoutions les cris fous, les aboiements des chiens. Et nous trouvions parfois des hommes mutilés, le bas-ventre en sang. Les chiens dressés par les hommes à pousser les vivants vers la mort.
Il me faudrait une autre voix, d’autres mots pour dire la honte qui me submergeait parfois, par saccades, comme une nausée de vivre encore et puis la rage qui me reprenait de vivre, vivre pour dire ce que nous avions vu, ce qu’ils avaient fait, ce qu’ils nous avaient contraints à faire. Et plus ils étaient sauvages et plus s’ancrait ma certitude qu’ils seraient vaincus, qu’il n’était pas possible que ce royaume de mort devienne le royaume des hommes. Leur peste cesserait un jour. Et il faudrait être là, témoin et juge, au nom de ces enfants étranglés. […]
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Martin Gray.
« Au nom de tous les miens »
(LdP 4203 ; pages 176-177)
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