menace islamique
Posté : 19 août04, 05:25
L’islam au pied de la lettre
Sous la pression de la mondialisation a émergé un nouveau courant dans l’islam. il se limite à définir un système de normes de comportement. Il refuse ce qui est de l’ordre de la culture au profit d’une sorte d’islam-code, adaptable à toutes les situations, du désert afghan à l’université américaine. tout autant produit qu’acteur de la déculturation moderne, souvent quiétiste, il peut néanmoins créer un terreau favorable à des actions violentes.
Par Olivier Roy
Directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’Echec de l’islam politique, Le Seuil, Paris, 1992, et de Généalogie de l’islamisme, Hachette, Paris, 2002.
Des madrasas (écoles religieuses) talibanes dans le sud de l’Afghanistan aux sites islamiques sur Internet en passant par la télévision saoudienne et par de nombreuses mosquées de la banlieue parisienne ou londonienne, une même vision de l’islam circule, qualifiée de « wahhabite » par les musulmans plus modérés (ou simplement plus traditionnels). Les intéressés récusent en général le terme, lui préférant celui de salafis (1). Il ne s’agit pas ici d’un mouvement structuré, mais d’une vision de l’islam qui donne la primauté à une lecture littéraliste et puritaine du Coran, récusant l’histoire même du monde musulman qui a suivi la société idéale du temps du Prophète et de ses compagnons.
Ce néofondamentalisme (2) veut imposer la seule charia comme norme de tous les comportements humains et sociaux. Il refuse donc très logiquement toute référence à une culture qui se développerait à côté ou au-delà de ce qui est strictement religieux : les arts plastiques, la musique, la philosophie, la littérature, les coutumes nationales, sans parler des emprunts aux autres cultures (fêter la nouvelle année, faire un arbre de Noël) ; il n’entretient par ailleurs qu’une relation instrumentale avec les sciences (oui à l’ordinateur, non à la rationalité scientifique). Cette version de l’islam est très violemment opposée au christianisme et au judaïsme (et accessoirement au chiisme) : cela va de l’assassinat des moines de Tibéhirine (1996) au refus de voir des églises se construire sur le territoire saoudien (à mettre en opposition avec l’ouverture des Frères musulmans égyptiens envers les Coptes (3) ou bien à l’absence de tension en Iran entre chrétiens et musulmans).
L’obsession de cette tendance néo-fondamentaliste est de tracer la ligne rouge entre la vraie religion (din) et l’impiété (kufr), ligne qui passe à l’intérieur même de la communauté musulmane. Elle dénonce donc tous les compromis religieux mais aussi culturels passés avec la culture globale dominante, qui est aujourd’hui celle de l’Occident. Tout se ramène à un code du licite et de l’illicite, y compris dans des détails triviaux comme la manière de se tailler la barbe (les talibans afghans) ou de se brosser les dents. La fatwa (déterminer le caractère licite des actes de tout un chacun, de l’utilisation de la carte bancaire au don d’organe) devient l’activité principale des oulémas ou des prédicateurs autoproclamés.
Contre toute influence occidentale
Cependant, ce « néofondamentalisme » peut se développer dans des contextes sociaux et politiques très variés. Une organisation comme le Jama’at al-Tabligh (connu en France sous le nom de Foi et Pratique) est parfaitement apolitique et légaliste. Mais des imams, dans de petites mosquées de quartier en Europe, vont insister pour que les filles se voilent et n’aillent pas en cours de gymnastique, et inciteront les musulmans à ne pas serrer la main aux femmes ou à ne pas répondre aux cartes de voeux de Nouvel An. A Londres, des prédicateurs comme Abou Hamza et Omar Bakri déversent anathèmes et appels au djihad.
Le Hizb ul-Tahrir (Parti de la Libération), basé à Londres et qui recrute chez des jeunes musulmans de seconde génération, est très radical dans son discours (appel à proclamer immédiatement la renaissance du califat (4) pour tous les musulmans, condamnation radicale de toute participation à la vie sociale et politique des pays d’accueil), mais se garde bien de parler de djihad et ne recourt jamais à l’action violente.
Le wahhabisme saoudien fondé par Abdel Wahhab (1703-1791) pousse très loin le scripturalisme et le refus de tout compromis avec tout ce qui n’est pas le strict islam (au point d’avoir détruit la tombe du Prophète lui-même afin qu’elle ne fasse pas l’objet d’un culte) : il s’est construit contre les autres écoles de l’islam et non contre l’Occident, avec qui il s’est allié sous l’impulsion de la famille des Saoud. Mais il reste obsédé par toute influence culturelle ou religieuse occidentale, d’où des tensions du fait de la présence de troupes américaines. La télévision saoudienne destinée aux musulmans vivant en Occident dénonce toute forme d’intégration, mais soutient la politique pro-américaine de la famille royale.
Enfin, bien sûr, des mouvements comme le Groupe islamique armé (GIA) ou Al-Qaida prônent le djihad, le premier prenant pour cible les autres musulmans (à commencer par les membres du Front islamique du salut, FIS, qui ne l’ont pas rejoint) tout en voulant éradiquer toute présence chrétienne en Algérie, tandis que le second se concentre sur les Etats-Unis d’Amérique. Les anathèmes et les divergences ne manquent pas entre ces mouvements : les salafistes critiquent les « innovations » apportées par le Tabligh ; les partisans de M. Oussama Ben Laden abhorrent la monarchie saoudienne, le Hizb ul-Tahrir a refusé de se lancer dans le djihad prôné par M. Ben Laden. Ils divergent sur le rôle du djihad. Mais tous ont en commun une certaine vision de l’islam, centrée sur la stricte application de la charia, le refus d’un espace culturel autonome, le retour individuel à une pratique stricte de la religion, ramenée à un code du licite et de l’illicite.
De tels courants sont aussi vieux que l’islam. Les talibans afghans rappellent les Almohades du Maroc médiéval, où des tribus, là-bas pachtounes, ici berbères, s’unissent derrière un personnage charismatique pour imposer aux gens de la ville un islam rigoriste fondé sur la seule charia. La question est de savoir pourquoi ce mouvement se développe aujourd’hui dans des milieux en fait modernisés, à commencer par des musulmans vivant en Occident.
Le vecteur de transmission est celui d’écoles religieuses, comme les madrasas du Pakistan ou bien nombre d’instituts islamiques situés en Arabie saoudite ou dans le Golfe. De là sont issus des imams et des prêcheurs qui vont ouvrir des mosquées en Occident ou sont appelés par des communautés locales pour devenir prédicateurs. Le Tabligh est le mouvement qui a le plus systématisé la da’wat, ou prédication, effectuée par des équipes internationales qui font du porte-à-porte chez les musulmans. Cette « wahhabisation » d’une partie de l’enseignement religieux a été visible au Pakistan, où l’école dite de Déoband, naguère porteuse d’une forte identité culturelle associée à l’héritage linguistique et littéraire persan, s’est « wahhabisée » en deux décennies sous l’influence des financiers et prêcheurs saoudiens venus soutenir le djihad afghan contre les Soviétiques.
Les Saoudiens ont joué un rôle-clé dans l’expansion du néofondamentalisme moderne. Afin de couper l’herbe sous le pied tant du nationalisme arabe que du chiisme iranien ou du communisme, ils ont encouragé, au plan religieux, un sunnisme doctrinal très conservateur, mais aussi très hostile à l’Occident (la hiérarchie religieuse en Arabie saoudite est assez indépendante de la maison des Saoud). Les wahhabites saoudiens se sont bien gardés de diffuser le wahhabisme en tant que tel, se contentant de « wahhabiser » l’enseignement des autres écoles en y marginalisant tout ce qui s’articule sur les grandes cultures du monde musulman, et soulignant tout ce qui va dans le sens du hanbalisme (la plus littéraliste des quatre grandes écoles juridiques de l’islam). Le contenu pédagogique s’est rétréci au profit de manuels plus courts axés avant tout sur le fiqh (le droit appliqué) et les ibadat (la dévotion). La durée des études s’est aussi raccourcie : des cycles de trois à cinq ans ont remplacé les quelque quinze années d’études qu’il fallait pour former des oulémas. L’activité principale des maîtres (comme les cheikhs récemment décédés Ibn Baz et Al Albani) est la fatwa (au sens classique de consultation juridique) et la rédaction de traités sur ce qui est licite et illicite, diffusés sous la forme de petits livres didactiques ou bien sur Internet.
Les Saoudiens ont mis toute leur puissance financière au service de la diffusion de cette tendance. Des organisations comme la Rabita (Ligue islamique mondiale) ou le Da’wah ont multiplié la création d’instituts islamiques, de bourses et de madrasas, souvent financés par les banques islamiques saoudiennes ou par des hommes d’affaires, incités à donner directement l’impôt islamique (zakât) à ces institutions. Ils ont ainsi concurrencé des centres plus traditionnels d’enseignement religieux comme l’université d’Al Azhar au Caire. Tant le montant des bourses que les conditions de logement et d’études sont nettement plus favorables en Arabie saoudite qu’en Egypte. Il est aussi plus facile à un jeune réfugié afghan au Pakistan d’obtenir une bourse pour étudier l’islam en Arabie saoudite que l’asile politique en Australie.
Mais la propagande saoudienne a aussi bénéficié de l’approbation tacite des grands pays occidentaux ou musulmans, car elle était vue dans les années 1980 comme un utile contre-feu aux radicalismes de l’époque (l’islamisme iranien ou le communisme). Etant donné l’excellence des relations entre la monarchie saoudienne et les gouvernements occidentaux, on pensait que cette prédication resterait sous contrôle politique. Comment refuser un visa demandé par une ambassade saoudienne ?
Mais tout expliquer par l’argent ne fait pas sens. Si le néofondamentalisme progresse, c’est qu’il répond à une demande sur le « marché religieux ». Tout d’abord les grands mouvements islamistes classiques (Refah turc, FIS algérien, révolution iranienne, Hezbollah libanais, Hamas palestinien, mais aussi une partie des Frères musulmans) ont été soit réprimés, soit normalisés par l’exercice ou l’approche du pouvoir. Ils sont, comme le Hamas palestinien ou le Refah turc, devenus plus nationalistes qu’islamistes. Ils ne répondent pas à la demande d’une jeunesse « dé-territorialisée » et internationalisée, soit par l’exil, soit par les études faites à l’étranger, soit par l’émigration, et qui ne se reconnaît dans aucune cause nationale : Palestiniens de 1948 (comme ceux du camp de Ein el-Hilweh au Liban) qui savent qu’ils ne reviendront jamais sur leurs terres en cas d’accord israélo-palestinien, travailleurs immigrés du Golfe, Saoudiens exclus du jeu politique, jeunes de seconde génération vivant en Occident, jeunes diplômés en religion qui circulent de pays en pays à la recherche de postes ou de bourses. Nombre de Frères musulmans sont employés par des institutions internationales financées par les Saoudiens, faute de trouver position et travail dans leur pays d’origine. Anglais et arabe littéraire moderne remplacent les langues maternelles.
Diverses formes de religiosité peuvent répondre aux demandes nouvelles d’une population musulmane globalisée, mais le néofondamentalisme est parfaitement adapté parce qu’il transforme ce qui est vécu comme déculturation en discours de refondation d’un islam universel, purifié des coutumes et traditions, et donc adaptable à toutes les sociétés. Il définit le monde global comme une oumma virtuelle qui ne demande qu’à être réalisée par l’effort de tous les musulmans. Il s’adresse non plus à des communautés réelles mais à des individus isolés qui font retour sur leur foi et leur identité. Les néofondamentalistes sont ceux qui ont su islamiser la globalisation en y voyant les prémices de la reconstitution d’une communauté musulmane universelle, à condition, bien sûr, de détrôner la culture dominante : l’occidentalisme sous sa forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent qu’un universel en miroir de l’Amérique, rêvant plus de McDo hallal que de retour à la grande cuisine des vrais califes d’autrefois.
En transformant l’islam en un simple système de normes de comportement, en refusant tout ce qui est de l’ordre de la culture au profit d’une sorte d’islam-code en kit adaptable à toutes les situations, du désert afghan à l’université américaine, le néofondamentalisme est tout autant un produit qu’un agent de la déculturation moderne. L’islam des talibans comme le wahhabisme saoudien ou le radicalisme de M. Ben Laden sont hostiles à tout ce qui est de l’ordre de la culture, même musulmane : de la destruction du tombeau du Prophète par les wahhabites à celle des bouddhas de Bamyan ou des tours de New York, on trouve le refus de toute notion de civilisation et de culture, un peu vite qualifié de « nihilisme ».
Ils ne sont pas nihilistes : ils sont fondamentalistes, ils veulent revenir à la pureté d’un islam premier occulté par toutes les constructions humaines. En insistant sur la oumma, ils s’adressent effectivement à une universalité vécue par des musulmans qui ne s’identifient ni à un territoire ni à une nation donnée. La oumma imaginaire des néofondamentalistes est bien concrète : c’est celle du monde global, où l’uniformisation des comportements se fait soit sur le modèle dominant américain (anglais et McDo), soit sur la reconstruction d’un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche, barbe et... anglais). Il y a dans le comportement des néofondamentalistes islamiques bien des traits propres aux sectes fondamentalistes protestantes qui, elles aussi, s’attaquent à la culture au profit d’un code moral de comportement, et trouvent une écoute dans des milieux récemment déculturés (Latinos vivant aux Etats-Unis, par exemple). Le thème du bornagain est aussi central dans les deux fondamentalismes, car il s’agit bien de s’adresser à des gens qui ont rompu avec leur passé (et souvent avec leur famille, comme dans le cas des jeunes terroristes qui ont piloté les avions contre les tours jumelles). Il permet aussi de faire l’impasse du savoir, en s’improvisant prêcheur : point n’est besoin d’études pour dire le vrai. Le néofondamentalisme va de pair avec l’individualisme et l’autodidactisme.
Bien sûr, la radicalisation politique n’est pas une conséquence directe de cette tendance religieuse : il faut un facteur supplémentaire qui est celui de l’islamisation d’un espace de contestation anti-impérialiste et tiers-mondiste (5). Il n’y a pas de lien mécanique entre développement du néofondamentalisme et terrorisme, mais il y a bien un terreau commun, dont le wahhabisme saoudien est sans doute l’expression la plus achevée.
Olivier Roy.
Monde arabe
Islam
Religion
Intégrisme
date - sujet - pays
--------------------------------------------------------------------------------
(1) Référence à ceux qui suivent l’islam des salafs, celui des « prédécesseurs », c’est-à-dire des compagnons du prophète. Lire l’enquête de Xavier Ternisien, dans Le Monde, 25 janvier 2002.
(2) L’Echec de l’islam politique, Seuil, Paris, 1992.
(3) Les Frères musulmans égyptiens ont toujours été soucieux d’éviter tout conflit confessionnel, et ont même coopté à plusieurs reprises des chrétiens. Le parti Wasat, né d’une scission des Frères musulmans, comprend dans son comité directeur un membre de la communauté anglicane.
(4) Le califat a été aboli par Moustapha Kemal en 1924.
(5) « L’islam de Ben Laden », in « La Guerre des dieux », hors-série du Nouvel Observateur, janvier 2002.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | avril 2002 | Page 3
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/04/ROY/16336
TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2004 Le Monde diplomatique.
Sous la pression de la mondialisation a émergé un nouveau courant dans l’islam. il se limite à définir un système de normes de comportement. Il refuse ce qui est de l’ordre de la culture au profit d’une sorte d’islam-code, adaptable à toutes les situations, du désert afghan à l’université américaine. tout autant produit qu’acteur de la déculturation moderne, souvent quiétiste, il peut néanmoins créer un terreau favorable à des actions violentes.
Par Olivier Roy
Directeur de recherche au CNRS, auteur notamment de L’Echec de l’islam politique, Le Seuil, Paris, 1992, et de Généalogie de l’islamisme, Hachette, Paris, 2002.
Des madrasas (écoles religieuses) talibanes dans le sud de l’Afghanistan aux sites islamiques sur Internet en passant par la télévision saoudienne et par de nombreuses mosquées de la banlieue parisienne ou londonienne, une même vision de l’islam circule, qualifiée de « wahhabite » par les musulmans plus modérés (ou simplement plus traditionnels). Les intéressés récusent en général le terme, lui préférant celui de salafis (1). Il ne s’agit pas ici d’un mouvement structuré, mais d’une vision de l’islam qui donne la primauté à une lecture littéraliste et puritaine du Coran, récusant l’histoire même du monde musulman qui a suivi la société idéale du temps du Prophète et de ses compagnons.
Ce néofondamentalisme (2) veut imposer la seule charia comme norme de tous les comportements humains et sociaux. Il refuse donc très logiquement toute référence à une culture qui se développerait à côté ou au-delà de ce qui est strictement religieux : les arts plastiques, la musique, la philosophie, la littérature, les coutumes nationales, sans parler des emprunts aux autres cultures (fêter la nouvelle année, faire un arbre de Noël) ; il n’entretient par ailleurs qu’une relation instrumentale avec les sciences (oui à l’ordinateur, non à la rationalité scientifique). Cette version de l’islam est très violemment opposée au christianisme et au judaïsme (et accessoirement au chiisme) : cela va de l’assassinat des moines de Tibéhirine (1996) au refus de voir des églises se construire sur le territoire saoudien (à mettre en opposition avec l’ouverture des Frères musulmans égyptiens envers les Coptes (3) ou bien à l’absence de tension en Iran entre chrétiens et musulmans).
L’obsession de cette tendance néo-fondamentaliste est de tracer la ligne rouge entre la vraie religion (din) et l’impiété (kufr), ligne qui passe à l’intérieur même de la communauté musulmane. Elle dénonce donc tous les compromis religieux mais aussi culturels passés avec la culture globale dominante, qui est aujourd’hui celle de l’Occident. Tout se ramène à un code du licite et de l’illicite, y compris dans des détails triviaux comme la manière de se tailler la barbe (les talibans afghans) ou de se brosser les dents. La fatwa (déterminer le caractère licite des actes de tout un chacun, de l’utilisation de la carte bancaire au don d’organe) devient l’activité principale des oulémas ou des prédicateurs autoproclamés.
Contre toute influence occidentale
Cependant, ce « néofondamentalisme » peut se développer dans des contextes sociaux et politiques très variés. Une organisation comme le Jama’at al-Tabligh (connu en France sous le nom de Foi et Pratique) est parfaitement apolitique et légaliste. Mais des imams, dans de petites mosquées de quartier en Europe, vont insister pour que les filles se voilent et n’aillent pas en cours de gymnastique, et inciteront les musulmans à ne pas serrer la main aux femmes ou à ne pas répondre aux cartes de voeux de Nouvel An. A Londres, des prédicateurs comme Abou Hamza et Omar Bakri déversent anathèmes et appels au djihad.
Le Hizb ul-Tahrir (Parti de la Libération), basé à Londres et qui recrute chez des jeunes musulmans de seconde génération, est très radical dans son discours (appel à proclamer immédiatement la renaissance du califat (4) pour tous les musulmans, condamnation radicale de toute participation à la vie sociale et politique des pays d’accueil), mais se garde bien de parler de djihad et ne recourt jamais à l’action violente.
Le wahhabisme saoudien fondé par Abdel Wahhab (1703-1791) pousse très loin le scripturalisme et le refus de tout compromis avec tout ce qui n’est pas le strict islam (au point d’avoir détruit la tombe du Prophète lui-même afin qu’elle ne fasse pas l’objet d’un culte) : il s’est construit contre les autres écoles de l’islam et non contre l’Occident, avec qui il s’est allié sous l’impulsion de la famille des Saoud. Mais il reste obsédé par toute influence culturelle ou religieuse occidentale, d’où des tensions du fait de la présence de troupes américaines. La télévision saoudienne destinée aux musulmans vivant en Occident dénonce toute forme d’intégration, mais soutient la politique pro-américaine de la famille royale.
Enfin, bien sûr, des mouvements comme le Groupe islamique armé (GIA) ou Al-Qaida prônent le djihad, le premier prenant pour cible les autres musulmans (à commencer par les membres du Front islamique du salut, FIS, qui ne l’ont pas rejoint) tout en voulant éradiquer toute présence chrétienne en Algérie, tandis que le second se concentre sur les Etats-Unis d’Amérique. Les anathèmes et les divergences ne manquent pas entre ces mouvements : les salafistes critiquent les « innovations » apportées par le Tabligh ; les partisans de M. Oussama Ben Laden abhorrent la monarchie saoudienne, le Hizb ul-Tahrir a refusé de se lancer dans le djihad prôné par M. Ben Laden. Ils divergent sur le rôle du djihad. Mais tous ont en commun une certaine vision de l’islam, centrée sur la stricte application de la charia, le refus d’un espace culturel autonome, le retour individuel à une pratique stricte de la religion, ramenée à un code du licite et de l’illicite.
De tels courants sont aussi vieux que l’islam. Les talibans afghans rappellent les Almohades du Maroc médiéval, où des tribus, là-bas pachtounes, ici berbères, s’unissent derrière un personnage charismatique pour imposer aux gens de la ville un islam rigoriste fondé sur la seule charia. La question est de savoir pourquoi ce mouvement se développe aujourd’hui dans des milieux en fait modernisés, à commencer par des musulmans vivant en Occident.
Le vecteur de transmission est celui d’écoles religieuses, comme les madrasas du Pakistan ou bien nombre d’instituts islamiques situés en Arabie saoudite ou dans le Golfe. De là sont issus des imams et des prêcheurs qui vont ouvrir des mosquées en Occident ou sont appelés par des communautés locales pour devenir prédicateurs. Le Tabligh est le mouvement qui a le plus systématisé la da’wat, ou prédication, effectuée par des équipes internationales qui font du porte-à-porte chez les musulmans. Cette « wahhabisation » d’une partie de l’enseignement religieux a été visible au Pakistan, où l’école dite de Déoband, naguère porteuse d’une forte identité culturelle associée à l’héritage linguistique et littéraire persan, s’est « wahhabisée » en deux décennies sous l’influence des financiers et prêcheurs saoudiens venus soutenir le djihad afghan contre les Soviétiques.
Les Saoudiens ont joué un rôle-clé dans l’expansion du néofondamentalisme moderne. Afin de couper l’herbe sous le pied tant du nationalisme arabe que du chiisme iranien ou du communisme, ils ont encouragé, au plan religieux, un sunnisme doctrinal très conservateur, mais aussi très hostile à l’Occident (la hiérarchie religieuse en Arabie saoudite est assez indépendante de la maison des Saoud). Les wahhabites saoudiens se sont bien gardés de diffuser le wahhabisme en tant que tel, se contentant de « wahhabiser » l’enseignement des autres écoles en y marginalisant tout ce qui s’articule sur les grandes cultures du monde musulman, et soulignant tout ce qui va dans le sens du hanbalisme (la plus littéraliste des quatre grandes écoles juridiques de l’islam). Le contenu pédagogique s’est rétréci au profit de manuels plus courts axés avant tout sur le fiqh (le droit appliqué) et les ibadat (la dévotion). La durée des études s’est aussi raccourcie : des cycles de trois à cinq ans ont remplacé les quelque quinze années d’études qu’il fallait pour former des oulémas. L’activité principale des maîtres (comme les cheikhs récemment décédés Ibn Baz et Al Albani) est la fatwa (au sens classique de consultation juridique) et la rédaction de traités sur ce qui est licite et illicite, diffusés sous la forme de petits livres didactiques ou bien sur Internet.
Les Saoudiens ont mis toute leur puissance financière au service de la diffusion de cette tendance. Des organisations comme la Rabita (Ligue islamique mondiale) ou le Da’wah ont multiplié la création d’instituts islamiques, de bourses et de madrasas, souvent financés par les banques islamiques saoudiennes ou par des hommes d’affaires, incités à donner directement l’impôt islamique (zakât) à ces institutions. Ils ont ainsi concurrencé des centres plus traditionnels d’enseignement religieux comme l’université d’Al Azhar au Caire. Tant le montant des bourses que les conditions de logement et d’études sont nettement plus favorables en Arabie saoudite qu’en Egypte. Il est aussi plus facile à un jeune réfugié afghan au Pakistan d’obtenir une bourse pour étudier l’islam en Arabie saoudite que l’asile politique en Australie.
Mais la propagande saoudienne a aussi bénéficié de l’approbation tacite des grands pays occidentaux ou musulmans, car elle était vue dans les années 1980 comme un utile contre-feu aux radicalismes de l’époque (l’islamisme iranien ou le communisme). Etant donné l’excellence des relations entre la monarchie saoudienne et les gouvernements occidentaux, on pensait que cette prédication resterait sous contrôle politique. Comment refuser un visa demandé par une ambassade saoudienne ?
Mais tout expliquer par l’argent ne fait pas sens. Si le néofondamentalisme progresse, c’est qu’il répond à une demande sur le « marché religieux ». Tout d’abord les grands mouvements islamistes classiques (Refah turc, FIS algérien, révolution iranienne, Hezbollah libanais, Hamas palestinien, mais aussi une partie des Frères musulmans) ont été soit réprimés, soit normalisés par l’exercice ou l’approche du pouvoir. Ils sont, comme le Hamas palestinien ou le Refah turc, devenus plus nationalistes qu’islamistes. Ils ne répondent pas à la demande d’une jeunesse « dé-territorialisée » et internationalisée, soit par l’exil, soit par les études faites à l’étranger, soit par l’émigration, et qui ne se reconnaît dans aucune cause nationale : Palestiniens de 1948 (comme ceux du camp de Ein el-Hilweh au Liban) qui savent qu’ils ne reviendront jamais sur leurs terres en cas d’accord israélo-palestinien, travailleurs immigrés du Golfe, Saoudiens exclus du jeu politique, jeunes de seconde génération vivant en Occident, jeunes diplômés en religion qui circulent de pays en pays à la recherche de postes ou de bourses. Nombre de Frères musulmans sont employés par des institutions internationales financées par les Saoudiens, faute de trouver position et travail dans leur pays d’origine. Anglais et arabe littéraire moderne remplacent les langues maternelles.
Diverses formes de religiosité peuvent répondre aux demandes nouvelles d’une population musulmane globalisée, mais le néofondamentalisme est parfaitement adapté parce qu’il transforme ce qui est vécu comme déculturation en discours de refondation d’un islam universel, purifié des coutumes et traditions, et donc adaptable à toutes les sociétés. Il définit le monde global comme une oumma virtuelle qui ne demande qu’à être réalisée par l’effort de tous les musulmans. Il s’adresse non plus à des communautés réelles mais à des individus isolés qui font retour sur leur foi et leur identité. Les néofondamentalistes sont ceux qui ont su islamiser la globalisation en y voyant les prémices de la reconstitution d’une communauté musulmane universelle, à condition, bien sûr, de détrôner la culture dominante : l’occidentalisme sous sa forme américaine. Mais ce faisant, ils ne construisent qu’un universel en miroir de l’Amérique, rêvant plus de McDo hallal que de retour à la grande cuisine des vrais califes d’autrefois.
En transformant l’islam en un simple système de normes de comportement, en refusant tout ce qui est de l’ordre de la culture au profit d’une sorte d’islam-code en kit adaptable à toutes les situations, du désert afghan à l’université américaine, le néofondamentalisme est tout autant un produit qu’un agent de la déculturation moderne. L’islam des talibans comme le wahhabisme saoudien ou le radicalisme de M. Ben Laden sont hostiles à tout ce qui est de l’ordre de la culture, même musulmane : de la destruction du tombeau du Prophète par les wahhabites à celle des bouddhas de Bamyan ou des tours de New York, on trouve le refus de toute notion de civilisation et de culture, un peu vite qualifié de « nihilisme ».
Ils ne sont pas nihilistes : ils sont fondamentalistes, ils veulent revenir à la pureté d’un islam premier occulté par toutes les constructions humaines. En insistant sur la oumma, ils s’adressent effectivement à une universalité vécue par des musulmans qui ne s’identifient ni à un territoire ni à une nation donnée. La oumma imaginaire des néofondamentalistes est bien concrète : c’est celle du monde global, où l’uniformisation des comportements se fait soit sur le modèle dominant américain (anglais et McDo), soit sur la reconstruction d’un modèle dominé imaginaire (djellaba blanche, barbe et... anglais). Il y a dans le comportement des néofondamentalistes islamiques bien des traits propres aux sectes fondamentalistes protestantes qui, elles aussi, s’attaquent à la culture au profit d’un code moral de comportement, et trouvent une écoute dans des milieux récemment déculturés (Latinos vivant aux Etats-Unis, par exemple). Le thème du bornagain est aussi central dans les deux fondamentalismes, car il s’agit bien de s’adresser à des gens qui ont rompu avec leur passé (et souvent avec leur famille, comme dans le cas des jeunes terroristes qui ont piloté les avions contre les tours jumelles). Il permet aussi de faire l’impasse du savoir, en s’improvisant prêcheur : point n’est besoin d’études pour dire le vrai. Le néofondamentalisme va de pair avec l’individualisme et l’autodidactisme.
Bien sûr, la radicalisation politique n’est pas une conséquence directe de cette tendance religieuse : il faut un facteur supplémentaire qui est celui de l’islamisation d’un espace de contestation anti-impérialiste et tiers-mondiste (5). Il n’y a pas de lien mécanique entre développement du néofondamentalisme et terrorisme, mais il y a bien un terreau commun, dont le wahhabisme saoudien est sans doute l’expression la plus achevée.
Olivier Roy.
Monde arabe
Islam
Religion
Intégrisme
date - sujet - pays
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(1) Référence à ceux qui suivent l’islam des salafs, celui des « prédécesseurs », c’est-à-dire des compagnons du prophète. Lire l’enquête de Xavier Ternisien, dans Le Monde, 25 janvier 2002.
(2) L’Echec de l’islam politique, Seuil, Paris, 1992.
(3) Les Frères musulmans égyptiens ont toujours été soucieux d’éviter tout conflit confessionnel, et ont même coopté à plusieurs reprises des chrétiens. Le parti Wasat, né d’une scission des Frères musulmans, comprend dans son comité directeur un membre de la communauté anglicane.
(4) Le califat a été aboli par Moustapha Kemal en 1924.
(5) « L’islam de Ben Laden », in « La Guerre des dieux », hors-série du Nouvel Observateur, janvier 2002.
LE MONDE DIPLOMATIQUE | avril 2002 | Page 3
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TOUS DROITS RÉSERVÉS © 2004 Le Monde diplomatique.