AL QAIDA MOUVEMENT SOCIAL
Posté : 29 août04, 09:42
Marc Sageman, spécialiste du terrorisme international:
«Al-Qaeda, mouvement social, mais pas groupe hiérarchisé»
Par Pascal RICHE
Psychiatre américain d'origine française, Marc Sageman, 51 ans, est spécialiste du terrorisme. Ancien de la CIA, il dirigea des groupes de moudjahidin en Afghanistan pendant les années 80. Il enseigne aujourd'hui à l'université de Pennsylvanie et vient de publier Understanding Terror Networks (Comprendre les réseaux terroristes, ndlr). Il a constitué une base de données de 382 profils de terroristes se réclamant d'Al-Qaeda ou de mouvements islamistes proches, ce qui lui vaut d'être consulté par l'administration.
Washington a dévoilé des informations trouvées sur les disques durs de Mohammed Naeem Noor Khan (1). Qu'a-t-on appris de nouveau sur Al-Qaeda ?
On a pu constater leur façon de communiquer, en passant par un «coupe-circuit», en l'occurrence l'informaticien Khan. Ce n'est pas surprenant, et cela démontre la difficulté qu'ils ont à communiquer vers l'extérieur. Par ailleurs, on a trouvé des comptes rendus de repérages sur des sites aux Etats-Unis, réalisés il y a plus de quatre ans. Certains ont dit : «C'est alarmant, car Al-Qaeda prépare ses attentats très longtemps à l'avance.» Je ne suis pas convaincu. Les derniers attentats d'Al-Qaeda ont été fomentés en cinq ou six semaines. Je trouve plutôt rassurant que l'on n'ait rien trouvé de plus récent.
Avez-vous fait part de vos conclusions optimistes auprès de responsables américains ?
Oui. Certains d'entre eux - les analystes - sont d'accord avec moi. D'autres non, pour des raisons que je pense politiques.
L'administration a fait savoir qu'Al-Qaeda avait réussi à conserver «certains éléments de son commandement centralisé». Est-ce possible ?
Al-Qaeda est un mouvement social, pas une organisation hiérarchique. Il y a toujours eu une volonté de communiquer, d'envoyer des messages, par cassettes vidéo ou audio... Mais cette volonté ne se traduit pas sur le terrain. Les attentats de Madrid, de Casablanca ou d'Istanbul ont été entièrement conçus, planifiés et réalisés au niveau local. Aucun ordre n'est venu d'une instance centrale.
Que sait-on aujourd'hui d'Al-Qaeda ? Combien de personnes cela représente-t-il ?
Personne ne le sait. L'International Institute for Strategic Studies, à Londres, a calculé qu'Al-Qaeda peut compter sur 18 000 personnes : les 20 000 entraînées en Afghanistan, moins les 2000 tuées ou capturées. En réalité, on sait que 15 % à 25 % des militants entraînés rejoignent Al-Qaeda. Ils seraient donc 1 000 à 3 000. Mais ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose. Car les terroristes ne s'organisent plus comme avant 2001. Ils ne sont pas formés dans des camps d'entraînement. Ce sont des amis, des cousins, qui se retrouvent entre eux, se montent la tête, et un jour ils ont une idée et passent à l'action.
Surestime-t-on Al-Qaeda ?
C'est mon impression. Parce qu'on cherche à prévoir le pire. Les autorités sonnent l'alarme au moindre incident. On envoie à l'aéroport trois agents du FBI parce qu'un type a simplement oublié de retirer un cutter de son sac. Tout est considéré comme suspect. Le danger, c'est que les services de renseignements ne puissent plus repérer, dans ce déluge d'informations - ce «bruit», comme on dit -, les vrais signaux annonçant que quelque chose se prépare.
Vous avez analysé les biographies de près de 400 membres d'Al-Qaeda et d'autres organisations comparables. Quel est le portrait-robot du terroriste d'aujourd'hui ?
C'est un expatrié qui vient de l'élite de son pays. Dans 65 % des cas, il a fait des études supérieures. Il arrive dans un pays d'Europe de l'Ouest, il est dépaysé, ne s'adapte pas bien, se regroupe avec d'autres personnes comme lui. Ils se sentent exclus, frustrés de ne pas avoir une place correspondant à leur talent. Ce ne sont pas des gens très religieux : dans 90 % des cas, ils n'ont pas été élevés dans des écoles religieuses. Ce groupe s'isole de la société. Des liens se créent entre eux, très forts. Ils tournent leur haine vers l'extérieur du groupe. Un jour, un des membres est attiré par un discours religieux radical, et il entraîne tous les autres.
Ce profil a-t-il évolué ?
Oui. Le niveau d'éducation des terroristes se dégrade : dans l'attentat de Casablanca, seulement un terroriste sur quatorze avait fait des études supérieures.
Quel est l'élément déclencheur de la décision de passer à l'acte ?
C'est parfois l'arrestation d'un copain. Ou alors l'invasion de l'Irak : dans le cas de l'attentat de Madrid, c'est la participation de l'Espagne qui a poussé les terroristes à commettre leur attentat. Ils ont vu un document sur Internet, expliquant qu'il fallait frapper l'Espagne pour l'obliger à retirer ses troupes d'Irak : ils l'ont fait. Ils n'étaient même pas membres d'Al-Qaeda, même pas religieux au départ : c'étaient des revendeurs de drogue.
Ces groupes éclosent-ils plus facilement en Europe qu'aux Etats-Unis ?
C'est l'impression que j'ai. L'intégration est un vrai problème en France, en Espagne, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis, l'adaptation est plus facile, parce qu'il y a du mouvement . On peut grimper l'échelle sociale.
Comment faire pour réduire les risques de voir se multiplier ces cellules ?
Il faut changer la politique étrangère des Etats-Unis, qui met en colère les Arabes . Ceux-ci ne voient que la guerre en Irak, le soutien à Israël ou l'appui aux tyrans de leurs pays. Les terroristes sont des gens qui, au départ, cherchent à se raccrocher à une utopie, qui rêvent d'une société juste et sans exclus. Autrefois, le communisme fournissait une telle utopie. Maintenant, c'est l'utopie salafiste, que représente Al-Qaeda, qui remplit le vide. Il faut donc substituer à cette utopie une autre, juste, mais qui puisse cohabiter en harmonie avec la culture de l'Ouest.
(1) Informaticien pakistanais arrêté dans son pays, mi-juillet. Il serait une des sources d'information qui ont entraîné le relèvement le 1er août du niveau de l'alerte terroriste aux Etats-Unis.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=231106
«Al-Qaeda, mouvement social, mais pas groupe hiérarchisé»
Par Pascal RICHE
Psychiatre américain d'origine française, Marc Sageman, 51 ans, est spécialiste du terrorisme. Ancien de la CIA, il dirigea des groupes de moudjahidin en Afghanistan pendant les années 80. Il enseigne aujourd'hui à l'université de Pennsylvanie et vient de publier Understanding Terror Networks (Comprendre les réseaux terroristes, ndlr). Il a constitué une base de données de 382 profils de terroristes se réclamant d'Al-Qaeda ou de mouvements islamistes proches, ce qui lui vaut d'être consulté par l'administration.
Washington a dévoilé des informations trouvées sur les disques durs de Mohammed Naeem Noor Khan (1). Qu'a-t-on appris de nouveau sur Al-Qaeda ?
On a pu constater leur façon de communiquer, en passant par un «coupe-circuit», en l'occurrence l'informaticien Khan. Ce n'est pas surprenant, et cela démontre la difficulté qu'ils ont à communiquer vers l'extérieur. Par ailleurs, on a trouvé des comptes rendus de repérages sur des sites aux Etats-Unis, réalisés il y a plus de quatre ans. Certains ont dit : «C'est alarmant, car Al-Qaeda prépare ses attentats très longtemps à l'avance.» Je ne suis pas convaincu. Les derniers attentats d'Al-Qaeda ont été fomentés en cinq ou six semaines. Je trouve plutôt rassurant que l'on n'ait rien trouvé de plus récent.
Avez-vous fait part de vos conclusions optimistes auprès de responsables américains ?
Oui. Certains d'entre eux - les analystes - sont d'accord avec moi. D'autres non, pour des raisons que je pense politiques.
L'administration a fait savoir qu'Al-Qaeda avait réussi à conserver «certains éléments de son commandement centralisé». Est-ce possible ?
Al-Qaeda est un mouvement social, pas une organisation hiérarchique. Il y a toujours eu une volonté de communiquer, d'envoyer des messages, par cassettes vidéo ou audio... Mais cette volonté ne se traduit pas sur le terrain. Les attentats de Madrid, de Casablanca ou d'Istanbul ont été entièrement conçus, planifiés et réalisés au niveau local. Aucun ordre n'est venu d'une instance centrale.
Que sait-on aujourd'hui d'Al-Qaeda ? Combien de personnes cela représente-t-il ?
Personne ne le sait. L'International Institute for Strategic Studies, à Londres, a calculé qu'Al-Qaeda peut compter sur 18 000 personnes : les 20 000 entraînées en Afghanistan, moins les 2000 tuées ou capturées. En réalité, on sait que 15 % à 25 % des militants entraînés rejoignent Al-Qaeda. Ils seraient donc 1 000 à 3 000. Mais ces chiffres ne veulent pas dire grand-chose. Car les terroristes ne s'organisent plus comme avant 2001. Ils ne sont pas formés dans des camps d'entraînement. Ce sont des amis, des cousins, qui se retrouvent entre eux, se montent la tête, et un jour ils ont une idée et passent à l'action.
Surestime-t-on Al-Qaeda ?
C'est mon impression. Parce qu'on cherche à prévoir le pire. Les autorités sonnent l'alarme au moindre incident. On envoie à l'aéroport trois agents du FBI parce qu'un type a simplement oublié de retirer un cutter de son sac. Tout est considéré comme suspect. Le danger, c'est que les services de renseignements ne puissent plus repérer, dans ce déluge d'informations - ce «bruit», comme on dit -, les vrais signaux annonçant que quelque chose se prépare.
Vous avez analysé les biographies de près de 400 membres d'Al-Qaeda et d'autres organisations comparables. Quel est le portrait-robot du terroriste d'aujourd'hui ?
C'est un expatrié qui vient de l'élite de son pays. Dans 65 % des cas, il a fait des études supérieures. Il arrive dans un pays d'Europe de l'Ouest, il est dépaysé, ne s'adapte pas bien, se regroupe avec d'autres personnes comme lui. Ils se sentent exclus, frustrés de ne pas avoir une place correspondant à leur talent. Ce ne sont pas des gens très religieux : dans 90 % des cas, ils n'ont pas été élevés dans des écoles religieuses. Ce groupe s'isole de la société. Des liens se créent entre eux, très forts. Ils tournent leur haine vers l'extérieur du groupe. Un jour, un des membres est attiré par un discours religieux radical, et il entraîne tous les autres.
Ce profil a-t-il évolué ?
Oui. Le niveau d'éducation des terroristes se dégrade : dans l'attentat de Casablanca, seulement un terroriste sur quatorze avait fait des études supérieures.
Quel est l'élément déclencheur de la décision de passer à l'acte ?
C'est parfois l'arrestation d'un copain. Ou alors l'invasion de l'Irak : dans le cas de l'attentat de Madrid, c'est la participation de l'Espagne qui a poussé les terroristes à commettre leur attentat. Ils ont vu un document sur Internet, expliquant qu'il fallait frapper l'Espagne pour l'obliger à retirer ses troupes d'Irak : ils l'ont fait. Ils n'étaient même pas membres d'Al-Qaeda, même pas religieux au départ : c'étaient des revendeurs de drogue.
Ces groupes éclosent-ils plus facilement en Europe qu'aux Etats-Unis ?
C'est l'impression que j'ai. L'intégration est un vrai problème en France, en Espagne, en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Aux Etats-Unis, l'adaptation est plus facile, parce qu'il y a du mouvement . On peut grimper l'échelle sociale.
Comment faire pour réduire les risques de voir se multiplier ces cellules ?
Il faut changer la politique étrangère des Etats-Unis, qui met en colère les Arabes . Ceux-ci ne voient que la guerre en Irak, le soutien à Israël ou l'appui aux tyrans de leurs pays. Les terroristes sont des gens qui, au départ, cherchent à se raccrocher à une utopie, qui rêvent d'une société juste et sans exclus. Autrefois, le communisme fournissait une telle utopie. Maintenant, c'est l'utopie salafiste, que représente Al-Qaeda, qui remplit le vide. Il faut donc substituer à cette utopie une autre, juste, mais qui puisse cohabiter en harmonie avec la culture de l'Ouest.
(1) Informaticien pakistanais arrêté dans son pays, mi-juillet. Il serait une des sources d'information qui ont entraîné le relèvement le 1er août du niveau de l'alerte terroriste aux Etats-Unis.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=231106