Le fruit défendu, une savoureuse énigme
Posté : 03 oct.13, 02:04
Le fruit défendu, une savoureuse énigme
Delphine Horvilleur - publié le 02/10/2013
Dans l’imagerie populaire, le fruit défendu est une pomme. Pourtant, cette dernière n’apparaît nulle part dans la Bible…
L’ image est un cliché publicitaire. On y voit Ève croquer le fruit défendu, rouge et appétissant, symbole de tentation irrésistible et d’interdit transgressé. Cette pomme originelle est celle d’une histoire biblique connue de tous, maintes fois commentée et déclinée. Sa particularité est pourtant… de ne pas apparaître dans la Bible. La Genèse ne parle en réalité d’aucune pomme. D’où vient donc ce malentendu universel ? Quel goût peut bien avoir le fruit défendu ?
Dieu avait bien mis l’humanité en garde. Dès le début de la Bible, le tout premier interdit alimentaire est ainsi formulé : de tous les fruits du jardin vous pourrez consommer, « mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas. Car du jour où tu en mangeras, sûrement tu mourras » (Genèse 2, 17).
Le seul produit interdit, placé au cœur d’un jardin du tout-permis, n’est pas le fruit d’une espèce reconnaissable. Il n’a ni couleur ni saveur définie, et n’est jamais décrit autrement que par la conséquence létale de son ingestion. La célébrissime pomme est totalement absente de la Bible hébraïque, et il faut attendre la culture latine, des siècles plus tard, pour la faire pousser dans le texte via sa traduction. C’est dans un jeu de mots propre à cette langue qu’elle surgit…
Pomme de discorde
La Vulgate, traduction latine officielle de la Bible, réalisée vers la fin du IVe siècle, définit l’arbre de la connaissance comme un « lignum scientiae boni et mali ». Or, mali (de malum en latin) dit dans cette langue à la fois le mal et la pomme. Cette polysémie heureuse va dorénavant figer, pour le lecteur chrétien occidental, l’espèce de l’arbre défendu en un fruit spécifique, une image unique qui va nourrir de siècles en siècles toutes les représentations de cet épisode originel.
Pourtant, le fruit défendu a connu bien d’autres goûts. Dès les premiers siècles de notre ère, la littérature rabbinique en propose d’autres saveurs, cherchant elle aussi à élucider le mystère de l’arbre de la connaissance. Dans le Talmud, les opinions diffèrent quant à son espèce. Un des sages affirme que l’arbre en question n’est autre que la vigne. La Bible ne dit-elle pas, en effet, qu’une fois le fruit consommé, les yeux d’Adam et Ève en furent dessillés et qu’ils « surent qu’ils étaient nus » ? Si l’ingestion produit une telle modification d’état de conscience, c’est peut-être qu’elle est capable d’induire une forme d’état d’ébriété. In vino veritas : dans le fruit fermenté surgirait ainsi la possibilité d’un surcroît de lucidité, connaissance à la fois bonne et mauvaise, source de sagesse ou de chute.
Selon un autre sage du Talmud, l’arbre défendu n’était autre qu’un figuier : pour preuve, il met en avant un verset différent du même chapitre de la Genèse (3, 7). Se sachant nus, Adam et Ève « se cousent des tuniques avec des feuilles de figuier » pour couvrir leurs corps. Ainsi Adam et Ève auraient simplement utilisé les feuilles de l’arbre le plus proche, celui qu’ils venaient de consommer, pour s’en parer sans plus tarder. Pourquoi aller chercher plus loin ?
Le complexe de la pomme
Chercher plus loin, c’est pourtant ce que le Talmud fait par la voix d’un troisième commentateur. Selon lui, l’espèce interdite devait être le blé, « parce que le jeune enfant n’appelle pas ses parents par leurs noms tant qu’il n’a pas consommé de pain. » La consommation du blé, la capacité à l’ingérer et à le métaboliser, aurait quelque chose à voir avec l’acquisition d’une qualité proprement humaine : la capacité à nommer, à maîtriser le langage et, à travers lui, la connaissance.
Pomme, blé, figue ou raisin : quelle importance ? Aucune, si ce n’est le goût d’un texte qui n’a pas fini d’être lu, interprété et imaginé.
En fixant une fois pour toutes une image, celle d’une pomme « canonisée » par une seule lecture possible, l’arbre de la Genèse cesse dans l’imaginaire populaire d’avoir d’autres représentations. Il n’a plus qu’une seule image, une seule odeur, une seule saveur. C’est ce que Marc-Alain Ouaknin appelle le « complexe de la pomme ». « J’appelle “complexe de la pomme” cette attitude face au monde et au savoir qui donne lieu à la transmission de rumeurs, de préjugés, de “on-dit”, d’images et d’idées fausses, jamais vraiment réinterrogés et qui deviennent savoir populaire faisant office de vérité. » L’appauvrissement de la pensée qui menace toute lecture, dès qu’elle se fige, est le propre d’une connaissance devenue mauvaise. Un tel savoir, qui cesse de se renouveler, risque de pourrir sur l’arbre. Le premier interdit alimentaire de la Bible est peut-être celui-là. Il dit à l’homme : assure-toi de ne pas consommer tes textes une fois pour toutes, de ne jamais faire de tes lectures des produits périssables.
http://www.lemondedesreligions.fr/savoi ... 14_110.php
Delphine Horvilleur - publié le 02/10/2013
Dans l’imagerie populaire, le fruit défendu est une pomme. Pourtant, cette dernière n’apparaît nulle part dans la Bible…
L’ image est un cliché publicitaire. On y voit Ève croquer le fruit défendu, rouge et appétissant, symbole de tentation irrésistible et d’interdit transgressé. Cette pomme originelle est celle d’une histoire biblique connue de tous, maintes fois commentée et déclinée. Sa particularité est pourtant… de ne pas apparaître dans la Bible. La Genèse ne parle en réalité d’aucune pomme. D’où vient donc ce malentendu universel ? Quel goût peut bien avoir le fruit défendu ?
Dieu avait bien mis l’humanité en garde. Dès le début de la Bible, le tout premier interdit alimentaire est ainsi formulé : de tous les fruits du jardin vous pourrez consommer, « mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, tu n’en mangeras pas. Car du jour où tu en mangeras, sûrement tu mourras » (Genèse 2, 17).
Le seul produit interdit, placé au cœur d’un jardin du tout-permis, n’est pas le fruit d’une espèce reconnaissable. Il n’a ni couleur ni saveur définie, et n’est jamais décrit autrement que par la conséquence létale de son ingestion. La célébrissime pomme est totalement absente de la Bible hébraïque, et il faut attendre la culture latine, des siècles plus tard, pour la faire pousser dans le texte via sa traduction. C’est dans un jeu de mots propre à cette langue qu’elle surgit…
Pomme de discorde
La Vulgate, traduction latine officielle de la Bible, réalisée vers la fin du IVe siècle, définit l’arbre de la connaissance comme un « lignum scientiae boni et mali ». Or, mali (de malum en latin) dit dans cette langue à la fois le mal et la pomme. Cette polysémie heureuse va dorénavant figer, pour le lecteur chrétien occidental, l’espèce de l’arbre défendu en un fruit spécifique, une image unique qui va nourrir de siècles en siècles toutes les représentations de cet épisode originel.
Pourtant, le fruit défendu a connu bien d’autres goûts. Dès les premiers siècles de notre ère, la littérature rabbinique en propose d’autres saveurs, cherchant elle aussi à élucider le mystère de l’arbre de la connaissance. Dans le Talmud, les opinions diffèrent quant à son espèce. Un des sages affirme que l’arbre en question n’est autre que la vigne. La Bible ne dit-elle pas, en effet, qu’une fois le fruit consommé, les yeux d’Adam et Ève en furent dessillés et qu’ils « surent qu’ils étaient nus » ? Si l’ingestion produit une telle modification d’état de conscience, c’est peut-être qu’elle est capable d’induire une forme d’état d’ébriété. In vino veritas : dans le fruit fermenté surgirait ainsi la possibilité d’un surcroît de lucidité, connaissance à la fois bonne et mauvaise, source de sagesse ou de chute.
Selon un autre sage du Talmud, l’arbre défendu n’était autre qu’un figuier : pour preuve, il met en avant un verset différent du même chapitre de la Genèse (3, 7). Se sachant nus, Adam et Ève « se cousent des tuniques avec des feuilles de figuier » pour couvrir leurs corps. Ainsi Adam et Ève auraient simplement utilisé les feuilles de l’arbre le plus proche, celui qu’ils venaient de consommer, pour s’en parer sans plus tarder. Pourquoi aller chercher plus loin ?
Le complexe de la pomme
Chercher plus loin, c’est pourtant ce que le Talmud fait par la voix d’un troisième commentateur. Selon lui, l’espèce interdite devait être le blé, « parce que le jeune enfant n’appelle pas ses parents par leurs noms tant qu’il n’a pas consommé de pain. » La consommation du blé, la capacité à l’ingérer et à le métaboliser, aurait quelque chose à voir avec l’acquisition d’une qualité proprement humaine : la capacité à nommer, à maîtriser le langage et, à travers lui, la connaissance.
Pomme, blé, figue ou raisin : quelle importance ? Aucune, si ce n’est le goût d’un texte qui n’a pas fini d’être lu, interprété et imaginé.
En fixant une fois pour toutes une image, celle d’une pomme « canonisée » par une seule lecture possible, l’arbre de la Genèse cesse dans l’imaginaire populaire d’avoir d’autres représentations. Il n’a plus qu’une seule image, une seule odeur, une seule saveur. C’est ce que Marc-Alain Ouaknin appelle le « complexe de la pomme ». « J’appelle “complexe de la pomme” cette attitude face au monde et au savoir qui donne lieu à la transmission de rumeurs, de préjugés, de “on-dit”, d’images et d’idées fausses, jamais vraiment réinterrogés et qui deviennent savoir populaire faisant office de vérité. » L’appauvrissement de la pensée qui menace toute lecture, dès qu’elle se fige, est le propre d’une connaissance devenue mauvaise. Un tel savoir, qui cesse de se renouveler, risque de pourrir sur l’arbre. Le premier interdit alimentaire de la Bible est peut-être celui-là. Il dit à l’homme : assure-toi de ne pas consommer tes textes une fois pour toutes, de ne jamais faire de tes lectures des produits périssables.
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