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Évolution des courants dans le monde musulman

Posté : 04 nov.13, 03:44
par Medusa
Bonjour,
Quelles que soient les exactions ou l'entrave à l'exercice démocratique qu'elles commettent, les armées si présentes dans certains pays arabes apparaissent, aux yeux des occidentaux, comme un moindre mal, car elles font rempart à l'islamisation du pouvoir et garantissent une stabilité préférée à l'incertitude des révolutions et à l'immaturité démocratique. La forte réticence des opinions publiques occidentales, relayées par la classe politique, à frapper militairement le régime syrien a d'ailleurs pour ferment leur préférence pour une dictature laïque au spectre islamiste. A quelles conditions peut-on dépasser cette vision ?

Le cas syrien illustre la complexité du sujet. France et Etats-Unis avaient bâti leur argumentaire sur une posture morale, qui s'est retournée contre eux. En effet, quand bien même l'exercice liberticide et même tortionnaire de Bachar Al Assad était unanimement reconnu - à l'exception de la Russie et de quelques autres rares soutiens -, même le Pape avait appelé à ne pas frapper militairement la Syrie, considérant sans doute le régime comme le meilleur soutien des chrétiens minoritaires au Moyen-Orient face au rouleau compresseur sunnite. Lorsque Vladimir Poutine et son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accomplirent leur coup de maître et obtinrent le démantèlement des armes chimiques contre l'abandon des frappes militaires, François Hollande fut contraint tout à la fois de condamner le comportement épouvantable du dictateur syrien et de justifier sa position par la nécessité de ne pas faire le jeu des djihadistes. La marge de manœuvre était très étroite pour expliciter la décision au sein de l'opinion publique française.

En France, la séparation de l'Eglise et de l'Etat a sanctuarisé la laïcité et enraciné la démocratie. Cette vision, que seule la Turquie kémaliste a inscrite dans sa constitution dès 1924, semble aujourd'hui peu imaginable dans les pays musulmans du monde arabe. L'incompréhension de l'occident à l'égard des pays arabes en révolution depuis 2011 tient à l'idée qu'ils devraient instaurer une démocratie telle que ledit Occident la circonscrit. Or, ni l'histoire, ni les particularismes culturels ou religieux, ni le fardeau des despotismes qui s'y sont succédé, ne destinent les pays arabes à calquer ce modèle démocratique. Il leur appartient de définir leur propre schéma. Quels peuvent en être le périmètre mais aussi les obstacles ? A quelles conditions islam et démocratie sont-ils solubles ? Existe-t-il les voies d'un islam politique démocratique ?

Le 5 juillet à Tunis, devant l'Assemblée nationale constituante, François Hollande a publiquement affirmé qu'islam et démocratie étaient compatibles. Cette déclaration est pour le moins curieuse provenant du Président d'une République laïque qui n'est pas habilité à juger des conditions de correspondance de toute religion, quelle qu'elle soit, avec la démocratie. N'est-ce pas aux musulmans eux-mêmes d'en décider ? Surtout qu'en la matière, les interprétations sont multiples, et même antagoniques. Certains considèrent la démocratie consubstantielle à leur identité, d'autres, oulémas saoudiens, islamistes ou radicaux jugent au contraire la démocratie absolument inconcevable ; à leurs yeux, elle incarne en effet l'impiété et le sacrilège absolus puisqu'elle octroie au demos - le peuple constitué et donc faillible - d'être souverain, et donc de pouvoir contredire par la majorité populaire ce que les textes sacrés dictent. Les propos de François Hollande, sans doute destinés à contenter le parti Ennahdha, majoritaire à l'Assemblée, ont suscité de vives polémiques, en Tunisie mais aussi en France, où l'on ne manqua pas de l'interroger sur la légitimité d'autoriser la naissance d'un parti islamiste…

L'occident est écartelé entre deux maladies intellectuellement transmissibles en provenance des Etats-Unis : le modèle américain va triompher, et les pays arabes et musulmans doivent se rallier à la démocratie telle qu'il l'a édictée. La manière, extraordinairement puérile, binaire, et réductrice dont l'examen des révolutions depuis 2011 a fait l'objet en occident en témoigne : les filles devaient défiler dans la rue armées de leurs ipod, iphone, et ipad symbolisant le matérialisme occidental et l'émancipation, la population devait manifester en anglais, les « barbus » devaient avoir disparu, la démocratie et les partis républicains devaient s'imposer naturellement… Puis à la métaphore inepte du « printemps victorieux » s'est substituée celle, tout aussi inappropriée, de « l'hiver islamiste ». Avant que ne surgisse le concept de clash of civilisations et que ne domine le constat que « finalement, ces pauvres pays arabes ne seront jamais que hijab, dictatures, islamisme, terrorisme »…

La réalité est éminemment plus complexe et nuancée, comme l'atteste dans votre ouvrage la narration de ces trente-cinq séjours et de ces centaines de rencontres orchestrés depuis 2011 et mis en perspective de trente premières années d'investigation…

A l'image de l'ambition de ce livre, il est essentiel de chercher à comprendre l'immense variété des pensées et des convictions, et l'étendue des contradictions. Ce monde musulman n'est plus uniforme, il n'est plus isolé ou recroquevillé. La prolifération des outils de communication l'a désenclavé, et l'inonde d'informations et d'images occidentales, notamment au Maghreb où la langue française est extrêmement répandue et permet d'avoir accès à un autre univers. Les populations sont au croisement d'un mouvement antagonique : une verticalité issue de la culture locale et de l'héritage traditionnel, et une horizontalité née de l'ouverture irréversible au monde. Notamment les jeunes, ces populations sont désormais citoyens du monde global, et d'ailleurs les Etats immensément riches du Golfe répandent sur les autres pays arabes une autre vision d'eux-mêmes, bien loin de celle inféodée au diktat occidental qui caractérisait l'époque coloniale. Les nouveaux maîtres du monde des jeunes Maghrébins ne sont plus la France ou les Etats-Unis mais Qatar ou Dubaï où l'on parle arabe et est musulman.

Le monde arabe forme une mosaïque de 22 identités aussi hétérogène que celles constituant la sphère occidentale. Peu semble faire lien entre l'Iran des mollahs chiites, Dubaï l'arrogante, les contrastes de l'Egypte, l'arrivisme et les paradoxes des pétromonarchies. Croyez-vous en l'émergence d'un nationalisme arabe capable de dominer les dissensions théologiques ? Quels pourraient en être les ressorts et les perspectives ?

Par le passé, plusieurs expériences ont été entreprises. Elles ont été élaborées pour riposter successivement à l'empire Ottoman, au colonialisme européen, puis à l'Etat d'Israël. Certaines, comme celle de Nasser et du parti Baas - créé par les minorités alaouites en Syrie ou sunnites en Irak -, promouvaient un nationalisme arabe à fondements principalement laïcs, c'est-à-dire distinguant les identités arabe et musulmane. L'échec face à Israël lors de la Guerre des six jours en 1967 a scellé ces tentatives. S'y sont alors progressivement substitué une revendication islamiste erratique et une aspiration à l'identité arabe auxquelles la chaine de télévision qatarie Al Jazeera offrit une formidable caisse de résonance, aujourd'hui en retrait.

Deuxième gazo-monarchie du monde, le Qatar, petit royaume de 200 000 ressortissants, avait besoin d'« exister » et de nouer des alliances. Ses dirigeants ont alors « travaillé » à ce que le pays soit identifié « porteur » et « promoteur » d'une identité arabe, et pour cela ont créé ce canal télévisuel censé proposer à toutes les formes de pensée de s'exprimer. N'oublions pas le désert médiatique, extrêmement formaté et tout à la solde des régimes en place, qui alors caractérisait le monde arabe. L'irruption d'Al Jazeera fut accueillie comme une bouffée d'oxygène, d'ouverture et de liberté unique. Mais aussi illusoire, factice. Certes, contrairement aux chaines nationales dominées par les dialectes, la langue était celle de l'arabe standard, et cela participa à homogénéiser les consciences et les perspectives des téléspectateurs. Mais elle devint une scène de cirque, où pouvaient débattre un salafiste jusqu'au-boutiste et une lesbienne syrienne vivant en Californie… Et les révolutions l'entraînèrent dans la débâcle, car la direction fit le choix de les traiter partialement, du côté des Frères musulmans à ses yeux seuls détenteurs de « l'intellectuel organique des révolutions » et de la vérité.

Justement, l'une des clés de l'avenir du monde arabe réside dans la lutte que se livrent non seulement chiites et sunnites, mais aussi dans celle qui oppose les deux courants extrémistes salafistes et Frères musulmans. Les premiers sont financés par « l'éléphant » Arabie saoudite, les seconds par « le tigre » Qatar. L'avenir politique du Proche et du Moyen Orient se litdans la guerre d'influence à laquelle se livrent ces deux pétromonarchies qui concentrent une grande partie des réserves gazières et pétrolières… Le contrôle du Golfe arabo-persique - auquel se joint l'Iran - par lequel transite l'essentiel de ces hydrocarbures, est en toile de fond des révolutions arabes. L'intérêt économique peut-il, dans la motivation des belligérants, prendre le pas sur l'enjeu théologique et idéologique ?

La région du Golfe concentre de tels enjeux énergétiques et financiers qu'elle est nécessairement clivée. Et ces enjeux s'imposent à tous les autres car leur propre issue conditionne l'étendue de l'influence idéologique. Le Qatar finance les Frères musulmans - tout comme la Turquie - dans toute la région quand, de son côté, l'intime opposant, l'Arabie Saoudite, soutient les rivaux salafistes. En Syrie, l'indéfectible soutien du Qatar aux groupes islamistes du djihad lui vaut désormais de s'être aliéné l'Iran, avec lequel il partage un gigantesque champ gazier et dont il a besoin pour se protéger de l'Arabie Saoudite…. Aveuglé par sa quête conquérante, le Qatar a commis un péché d'orgueil, et accumule désormais les adversaires. De zéro ennemi, le pays est passé à zéro ami.

De paradoxes, l'Arabie Saoudite ne manque pas, elle non plus. Le pays soutient le salafisme, interprétation extrêmement rigoriste de l'islam, et dont il a inventé la version contemporaine par haine des Frères musulmans qui constituent une sorte d'alternative politique et idéologique à son hégémonie. Cette répulsion est devenue si vive, au fur et à mesure que grandissaient le rayonnement du Qatar et son implication en leur faveur, que l'Arabie Saoudite préfère désormais soutenir les forces laïques lorsqu'elles s'opposent aux Frères musulmans. Ainsi, le général Sissi, aux commandes de l'Egypte depuis l'éviction des Frères musulmans, a reçu 12 milliards de dollars de crédit en provenance de l'Arabie saoudite, des Emirats Arabes Unis et du Koweït.
http://www.latribune.fr/opinions/tribun ... tend-.html