"Maintenant, René Quinton se trouve au pied du mur, c'est-à-dire face à la redoutable pierre de touche qu'est l'expérimentation.
Si mon hypothèse est juste, pense-t-il en cherchant des exemples de preuves physiologiques, on doit pouvoir impunément retirer une partie du plasma sanguin d'un animal puis remplacer ce plasma par une quantité égale d'eau de mer. De même, on doit pouvoir sans danger l'injecter à l'organisme une quantité considérable d'eau de mer. Enfin, on doit pouvoir faire vivre dans l'eau de mer des globules blancs qui ne subsistent dans aucun milieu artificiel...
C'est ici que beaucoup de chercheurs, même courageux, même très confiants dans la justesse de leur hypothèse, auraient pris quelques précautions. II eût été facile, en effet, de réaliser des expériences dans l'isolement total afin de ne pas perdre la face si l'expérimentation démentait le postulat.
Mais René Quinton choisit le risque, le défie, et devant l'épreuve qui s'impose refuse les faux-fuyants. C'est au Laboratoire de physiologie pathologique des Hautes Etudes du Collège de France, le laboratoire de Marey, dont il est assistant, et en présence de plusieurs chercheurs qu'il va administrer la preuve de ce qu'il avance. Nous sommes en 1897.
Dans le groupe d'expériences dont je vais parler en premier lieu, il se propose de soustraire à un chien, par saignée à blanc, une partie de son milieu intérieur, et de la remplacer par une quantité égale d'eau de mer ramenée à l'isotonie - je reviendrai plus tard sur cette notion, elle aussi capitale.
Ensuite, la saignée à blanc détermine la mort de l'animal si celui-ci est abandonné à lui-même. De plus, elle lui soustrait non seulement une partie considérable de son milieu intérieur proprement dit, mais aussi la partie cellulaire que l'eau de mer ne peut lui restituer. D'une part, la fonction respiratoire sera ainsi atteinte dans sa partie vive par manque d'oxygénation. D'autre part, il y aura en même temps soustraction de tous les globules blancs venus avec le sang, au moment même où l'organisme de l'animal, opéré sans précautions spéciales, aura a lutter contre l'infection déterminée par l'intervention en elle-même. La saignée à blanc met donc la bête aux portes de la mort, et ce-ci représente les conditions les plus défavorables pour résister victorieusement au cas où l'eau de mer présenterait le moindre inconvénient toxique. Pour que l'expérience réussisse malgré tant de facteurs défavorables, il faut que l'eau de mer présente effectivement une analogie parfaite avec le milieu intérieur. Peut-on dire qu'un échec, dans des conditions aussi risquées aurait prouvé réellement une erreur de conception? Certes non, tant les difficultés étaient importantes.
Laissons la parole aux faits dans toute la sécheresse de l'exposé scientifique, non sans imaginer aisément le pathétique de la situation, la curiosité, l'anxiété probable du jeune savant malgré la maîtrise qui fit dire à Marey : "René Quinton possède le génie de l'expérience, et il sait choisir l'expérience cruciale."
« Chien de dix kilos. Saigné à blanc, sans précautions d'asepsie, de 425 grammes par l'artère fémorale, en quatre minutes, soit un vingtième du poids du corps. Le réflexe cornéen est aboli. Devant l'impossibilité d'exprimer plus de sang, l'injection d'eau de mer commence. Injection en onze minutes de 532 cc d'eau de mer à 23 degré C. Le réflexe de la cornée reparaît. L'animal, détaché, montre un abattement considérable. Il s'affaisse et parvient tout au plus à se lever. La peau du cou garde le pli qu'on lui imprime. La marche est impossible, la respiration haletante très courte. Placée sur une couverture, la bête y reste étendue sans mouvement.
"Deuxième jour. - Le lendemain, 21 heures après la saignée, l'animal trotte. Mais les globules rouges sont tombés de 6,800,000 avant l'expérience à 2,900,000, l'hémoglobine est passée de 19 à 12. Ces chiffres témoignent de l'énorme saignée pratiquée.
"Troisième jour. - L'état change, la plaie suppure, la fièvre prend: 40 degré C. La tristesse et l'abattement deviennent extrêmes; l'état apparaît comme grave. L'intérêt expérimental s'accroît, le problème devenant celui-ci: pour lutter contre l'infection, l'organisme, appauvri par la saignée pourra-t-il, en présence de l'eau de mer injectée, accomplir sa leucocytose?
"Quatrième jour. - L'état se prolonge avec la même gravité. Mais l'examen du sang donne: globules rouges: 3,020,000; globules blancs: 24,000; hémoglobine: 16. La leucocytose est donc accomplie. Dans la soirée même, l'animal mange quatre cents grammes de viande.
"Ensuite, le rétablissement est rapide. Le huitième jour, l'exubérance devient exagérée malgré la jambe qui recommence à peine à faire son office. Cet excès de vivacité s'accentue encore les jours suivants."
J'ai souligné les passages qui me semblent devoir retenir tout particulièrement l'attention. L'excès de vivacité, d'exubérance, signalé ici se retrouvera toujours dans les expériences du même genre, comme si l'organisme avait trouvé dans l'eau de mer un apport vitalement supérieur à son propre milieu intérieur soustrait. Il faut ajouter qu'en 1902, cinq and plus tard, le chien qu'on avait nommé Sodium en souvenir de l'expérience vivait toujours; il périt peu après dans un accident.
Cette "survitalité", cette longue survivance doivent être signalées et mises en valeur. Plus tard, un médecin, le docteur Tussaud, dira qu'il a obtenu les mêmes résultats que René Quinton en injectant à un chien, préalablement saigné à blanc, du simple sérum physiologique. Mais en poussant l'enquête, on apprit que l'animal n'avait survécu que deux mois, et dans le plus extrême état d'abattement se traînant avec peine dans le laboratoire. Il a donc aucune mesure entre les résultats, le sérum physiologique n'est qu'un pâle ersatz d'eau de mer, René Quinton en apportera d'ailleurs plus tard les preuves et d'autres après lui.
Peut-être ai-je donné une légère entorse à la chronologie, cette expérience se classant, d'après l'énumération de René Quinton, dans le second groupe. Mais il procède ainsi davantage pour des raisons d'exposition scientifique, et a effectivement commencé par saigner les chiens à blanc, pour les ressusciter ensuite grâce aux injections à l'eau de mer.
"J'ai assisté personnellement, avec le docteur Hallion, à la première expérience faite jadis par René Quinton au Collège de France, écrivit plus tard Charles Julliot. Et je vois encore, à quelque trente-cinq ans de là, notre saisissement à tous trois lorsque nous avons vu revenir à la vie et se caler à nouveau sur ses pattes cet animal qui revenait de si loin."
J'aime ce saisissement de René Quinton, pourtant toujours si sûr de lui, à ce résultat impatiemment attendu, et l'on imagine si bien la stupéfaction des apprentis sorciers devant le malheureux chien à ressusciter!
Le premier groupe d'expériences, qui frappe sans doute moins l'imagination, est pourtant tout aussi significatif pour les biologistes et physiologistes. On se propose ici d'injecter l'eau de mer par voie veineuse, à un Vertébré supérieur. Si le milieu intérieur de l'animal est un milieu marin, l'eau de mer devra se comporter dans l'organisme comme un milieu vital, c'est-a-dire n'y déterminer aucun phénomène toxique. La quantité injectable prévue pour le premier chien est ici énorme: 6 kg 600 g, pour un animal de 10 kg, soit les soixante-six centièmes de son poids.
La témérité de René Quinton semble vraiment déraisonnable, puisque rien ne l'empêchait de commencer par des doses bien moins élevées. Il y a une sorte de démon chez cet homme, comme un besoin prométhéen de violer le secret de la nature non seulement en bravant, mais aussi en provoquant les dieux...
Ce n'est vraiment pas par hasard qu'il met ainsi, une fois de plus, systématiquement, routes les chances contre lui. Tout porte à croire qu'on ne va pas introduire impunément dans un organisme une quantité aussi considérable de liquide étranger, si vital soit-il ! On va imposer à l'économie une surcharge anormale, brusque ou prolongée, suivant la vitesse, forte ou faible, de l'injection. Quant au rein, par lequel s'effectue l'élimination du liquide étranger, on lui demandera un effort hors de toute proportion avec son travail coutumier.
Ce n'est pas dans les expériences de René Quinton que je prendrai cette fois ma référence, mais en reproduisant la fiche d'expérimentation du docteur Hallion, membre de l'Académie de Médecine. Non à cause de cette distinction, mais seulement parce que Hallion, voulant savoir jusqu'où on pouvait avancer dans cette voie ouverte par René Quinton, injecta à un chien 10,400 kg d'au de mer - 104% de son poids - en onze heures quarante minutes... exactement comme si l'on injectait, à un homme pesant 60 kilos, de midi à minuit environ, 62,400 kg d'eau de mer! Voici donc, fidèlement recopié, le résumé de l'expérience Hallion-Carrion dont le compte rendu fut communiqué, ainsi qu'il avait été fait pour celles de René Quinton, à la Société de Biologie:
"Chien basset mâtiné. Poids ramené, dix kilos. Température rectale: 39.7 degrés C. Température de l'injection: 35 à 40 degrés C. environ.
"L'injection intraveineuse d'eau de mer dure onze heures quarante. Elle atteint, au bout de ce temps, les cent quarte centièmes du poids du corps de l'animal.
"... Pendant toute la durée de l'injection, aucune agitation, aucune diarrhée, aucune albuminurie, tous les réflexes. L'animal ne cesse de suivre de l'oeil l'opérateur et réagit à chaque caresse. La température rectale, à variations très réduites, descend au plus bas à 36.8 degrés C. A la fin de l'injection, 37.2 degrés C. L'animal a reçu à ce moment 10,400 kg d'eau de mer, et excrété 3,400 kg d'urine environ.
"... L'animal mis sur pied une heure dix après la fin de l'injection, se promène aussitôt avec toutes les apparences d'un chien normal, sauf une légère boiterie due à la ligature des pattes, maintenue durant toute la durée de l'expérience. Une heure dix ensuite, température rectale: 39 degrés C.
"Le lendemain, quatorze heures après la fin de l'injection, !'animal, remarquablement vif et gai, galope et saute dans le laboratoire. II mange en deux fois six cents grammes de viande et boit cent grammes d'eau. L'urine recueillie pendant la nuit donne un léger nuage d'albumine.
" Le surlendemain et les jours suivants, le chien continue à présenter le même aspect, plus vif qu'avant l'expérience. Ni diarrhée, ni vomissement, aucun trouble. L'albumine décroît et disparaît."
Poussé par sa passion expérimentale, René Quinton élargit ce premier groupe en injectant à un chien, mais cette fois brusquement, une quantité considérable d'eau de mer, de façon à ne pas donner au rein le temps de l'éliminer et à transformer ainsi l'organisme en une masse d'eau marine. Les dangers d'une telle tentative sont effroyables pour la pauvre bête, par la surcharge énorme et brusque qu'elle impose à l'économie. En 90 minutes, on injecte à ce chien de 5 kilos une quantité de 3,500 kg d'eau de mer. Rapidement, il se produit un énorme ballonnement abdominal rendant la bête méconnaissable, avec ralentissement cardiaque la température, de 38.2 degré C au départ, tombe à 32.5 degrés C; L'élimination rénale diminue. Puis le réflexe cornéen disparaît.
Aussitôt l'injection terminée, la température remonte, l'élimination rénale s'accélère, le réflexe cornéen reparaît. Détaché, l'animal titube. Son ballonnement le rend méconnaissable. Il fait quelques pas et s'affaisse. Le choc à été violent, il a du mal à se remettre! Mais au onzième jour, "... l'animal, entièrement remis, témoigne d'une gaieté et d'une exubérance extrême, malgré un séjour de cinq jours dans les caves. Son poids n'a pas varié, il est revenu à cinq kilos".
René Quinton aborde maintenant le troisième groupe d'expériences, tellement hasardeuses que ses maîtres au Collège de France, Balbiani, Malassez, Henneguy, passionnés par ses recherches, lui déconseillent pourtant une expérimentation qui ne pouvait qu'échouer, sans que cet échec, étant donné les difficultés apparemment insurmontables de la tâche, eût d'ailleurs la moindre signification. René Quinton lui-même ne croit pas à la réussite, il le dira plus tard, mais il est de ceux qui tiennent à honneur d'expliquer l'inhumaine devise: "Il n'est pas besoin d'espérer pour entreprendre..."
D'ailleurs, le globule blanc était la cellule de choix, et si le jeune savant prouvait sa survie dans l'eau de mer, la partie était définitivement gagnée. Toutes les autres cellules de l'organisme ne vivent que d'une vie locale, les globules rouges eux-mêmes, malgré leur apparence de mobilité et leur diffusion, sont limités à un système vasculaire clos. Le globule blanc seul vit essentiellement de la vie générale de l'organisme, au contact de chacun des tissus, dans toutes les régions de l'économie. Mais sa délicatesse est telle qu'il ne vit dans aucun milieu artificiel, toute solution artificielle déterminant rapidement sa mort. Seuls, les liquides naturels de l'organisme le maintiennent vivant.
L'expérience porte sur les Poissons (tanche), les Batraciens (grenouille), les Reptiles (lézard), les Mammifères (homme, lapin, chien), les Oiseaux (capucin de Chine, poule). Une unité de sang est prélevée sur chaque sujet et diluée dans l'eau de mer afin d'observer la continuité où l'arrêt de la vie du globule blanc dans ce nouveau milieu.
Le succès total: dans tous les cas, les globules blancs baignés du liquide marin ont continués, chez toutes les espèces expérimentées, à présenter les signes divers d'une vie normale, adhérence, réfringence, mouvements amiboïdes. Ainsi, à travers tout l'embranchement des Vertébrés, les expériences du Groupe III démontrent, elles aussi, la persistance du milieu marin originel comme milieu vital des cellules organiques.
René Quinton et son entourage de savants peuvent maintenant conclure. Dans le premier groupe, on a injecté à un organisme une quantité d'eau de mer équivalente environ à trois fois la masse de son milieu intérieur. Comme le rein éliminait à la vitesse de l'injection, et que cette élimination portait évidemment sur le milieu intérieur en même temps que sur le liquide d'injection, il en résultait d'abord qu'à la fin de l'expérience, une partie très importante du milieu intérieure devait se trouver éliminée et remplacée par l'eau de mer. Le nouveau milieu intérieur, baignant toutes les cellules organiques, était donc en partie de l'eau de mer, introduite expérimentalement. Or, non seulement cette substitution n'a pas nui à la vie générale de l'organisme, mais encore l'animal a présenté ensuite un aspect plus vif qu'avant l'expérience. Le travail rénal peut permettre d'apprécier l'intégrité de la vie cellulaire en présence de l'eau de mer, puisque les cellules rénales du Chien, éliminant à l'état normal 150 grammes d'urine en douze heures, en ont éliminé durant l'expérience jusqu'à dix kilos, soit soixante fois plus. Dans les expériences du deuxième groupe, l'injection d'eau de mer pratiquée immédiatement après la saignée à blanc, a permis la leucocytose, la lutte victorieuse contre l'infection. la reconstitution rapide des forces, la réparation étonnamment prompte des globules rouges. L'eau de mer a ainsi fait la preuve de toutes les qualités qu'on aurait pu attendra du milieu intérieur lui-même.
Enfin, dans les expériences du troisième groupe, le globule blanc, témoin par excellence du milieu intérieur, a prouvé que l'eau de mer, substituée totalement au milieu intérieur de divers animaux, permet la survie d'une des cellules les plus délicates de l'organisme.
S'agit-il là d'une série de hasards heureux? On peut gagner ainsi le gros lot à la loterie... mais pas dix fois de suite, le calcul des probabilités s'y oppose! Et l'identité du milieu intérieur des Vertébrés et de l'eau de mer ne peut s'expliquer par un concours de circonstances, comme on l'a suggéré parfois à la légère. L'Oiseau et le Mammifère supérieur ne vivent pas exclusivement près de la mer ou sur la mer; ils ne se nourrissent pas d'aliments dont les sels sont les sels marins. Leur alimentation de base est végétale, donc très éloignée de la composition saline des mers. De même que pour la température, il s'agit donc là d'un phénomène de constance se rapportant à l'origine même de la cellule, à la conservation par le milieu intérieur, malgré des conditions nouvelles, du milieu marin originel.
Bien qu'il n'ait pas encore, à l'époque, établi les preuves chimiques, René Quinton considère donc que son hypothèse est devenue une loi, la loi de constance marine, qu'il formule ainsi:
La vie animale, apparue à l'état de cellule dans les mers, tend à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série zoologique, les cellules constitutives des organismes dans le milieu marin des origines.
Note: René Quinton évaluait le milieu intérieur au tiers du poids d'un organisme, proportion très inférieure aux estimations actuelles les plus modérées."
RÉFÉRENCES :
"Le secret de nos origines", auteur: André Mahé, publié par le Courrier Du Livre, Paris, pages 39-45.
Pour la source primaire, voir: "L'eau de mer, milieu organique" par René Quinton, publié par Mason 1905, 1912 et republié en 1995.