Marcion, vers 140–145, publie son évangile, l'Évangile de Marcion. On suppose assez souvent que Marcion serait le concepteur du mot «Évangile», cette information est difficile à comprendre, il faudrait alors supposer que les quatre évangiles se seraient intitulés, dans un premier temps, Vie et paroles de Jésus, voire, mais c'est encore plus improbable, qu'ils se seraient intitulés Testament de Jésus. On oublie un peu trop souvent que si le mot grec εὐαγγέλιον (euaggèlion) signifie fondamentalement «Bonne Nouvelle», et encore plus précisément «sacrifice offert à l'occasion d'une bonne nouvelle», il pourrait aussi avoir le sens de «Bon ange», mais l'étude de ce sens particulier sera développé ultérieurement. Cette bonne nouvelle est, pour les chrétiens, la délivrance de la mort, ce qui est étrange puisque nous mourrons toujours; mais il est vrai que la mort sera suivie d'une résurrection. Pour Marcion, la bonne nouvelle, ce n'est ni la mort de la mort ni la résurrection, mais la brisure du monde illusoire lors de la mort de Jésus. Jésus ne ressuscite pas pour Marcion, il est simplement libéré de l'illusion du démiurgique, et la bonne nouvelle réalisée par cette libération, c'est que, tous, nous pouvons connaître cette libération. D'abord, on ne remarque pas assez les accointances bouddhistes des concepts marcionites. En effet, pour Marcion le monde ne fut pas créé par le Dieu Bon, mais par un démiurge appelé YHWH. Ce démiurge est un personnage important de la hiérarchie divine, et constatant les merveilles créées par le Dieu Bon, il décide de l'imiter et de créer un univers qui serait censément aussi parfait que celui du Dieu Bon. Dans la réalité, sa création sera un échec, il ne parvient qu'à fabriquer un monde fragile et imparfait, peuplé de créatures défectueuses. Constatant les innombrables défauts de son œuvre, le démiurge a une idée assez géniale, il va donner aux créatures la Loi avec ses obligations et ses interdits, afin de limiter les dégâts dans son œuvre. La Loi ne sauve pas l'homme, ce thème se retrouvera dans les épîtres de Paul, qui insistera sur la différence avec Jésus qui sauve par sa mort.
Le Dieu Bon ne restera néanmoins pas indifférent à la souffrance des créatures et décidera d'intervenir directement auprès de nous, en se revêtissant d'une chair illusoire, c'est Jésus. Jésus sera mis à mort par le pouvoir, c'est-à-dire les instruments du démiurge. La mise à mort du corps de chair permet à l'homme de retrouver sa condition primordiale. Il est étrange que tout cela soit très bouddhiste. Le Dieu Bon ressemble au dharmakaya dont l'activité incessante consiste en la compassion, Jésus correspond à un nirmanakaya, un corps magique que les bouddhas utilisent pour venir en aide aux créatures illusionnées par l'existence d'un ego. Le démiurge devient une simple personnification du karma qui emprisonne les êtres.
Lorsque Marcion publie son évangile, conforme à celui de Luc, il le fait néanmoins commencer à l'actuel chapitre IV de Luc, au verset 16 pour être précis, qui dit ceci (il remplace Nazareth par Bethsaïde):
Il convient de considérer que Marcion a supprimé les péricopes qui précèdent. Si d'après l'ordre de l'Évangile de Luc, cette péricope succède aux tentations, dans les autres évangiles cette péricope est beaucoup plus tardive, et on ne sait trop pourquoi Luc l'a mise juste après les tentation. Cette péricope trouve sa correspondance dans les évangiles de Matthieu (Mt. 13, 53–58) et de Marc (6, 1–6), bien après la guérison de la fille de Yaïr, par exemple. Néanmoins dans Luc, elle correspond à la première action publique de Jésus. De cela on doit déduire que, pour Marcion, ce qui précède cette péricope, ce sont les Tentations qu'il a supprimé, il a supprimé tout ce qui les précède.Il se rendit à Nazareth/Bethsaïde, où il avait été élevé, et, selon sa coutume, il entra dans la synagogue le jour du sabbat. Il se leva pour faire la lecture, etc.
Voyons les péricopes supprimées par Marcion dans les synoptiques, l'Évangile de Jean ayant une histoire littéraire complexe faite d'écritures et de réécritures (il pourrait provenir de certains passages issus de la version longue de Marc dont deux fragments ont été retrouvés par le professeur Morton Smith, dont un qui reprend la résurrection de Lazare):
- 1 Généalogie de Jésus d'après Matthieu (Matthieu 1, 1–17)
2 Préface de Luc (Luc 1, 1–4)
3 Annonce de Jean le Baptiste à Zacharie (Luc 1, 5–25)
4 Annonce à Marie (Luc 1, 26–38)
5 Annonce à Joseph (Matthieu 1, 18–25)
6 Visite de Marie à Élisabeth (Luc 1, 39–56)
7 Naissance de Jean (Luc 1, 57–80)
8 Naissance de Jésus (Matthieu 2, 1a et Luc 2, 1–7)
9 Les Bergers (Luc 2, 8–20)
10 Les Mages (Matthieu 2, 1b–12)
11 Fuite en Égypte (Matthieu 2, 13–22a)
12 Jésus au Temple, dont circoncision, Siméon, Anne (Luc 2, 21–38)
13 À Nazareth (Matthieu 2, 22b et Luc 2, 39–40)
14 Voyage à Jérusalem (Luc 2, 21–52)
15 Jean le Baptiste, dont arrestation et baptême de Jésus (Matthieu 3, 1–17; Marc 1, 1–11; Luc 3, 1–22)
16 Généalogie de Jésus d'après Luc (Luc 3, 23–38)
17 Tentations et retour en Galilée (Matthieu 4, 1–11; Marc 1, 12–15; Luc 4, 1–15)
On doit bien comprendre la thèse de Marcion:
Les Pères de l'Église ont accusé Marcion d'avoir supprimé les parties sur la naissance de Jésus, sa jeunesse pour affirmer sa thèse que Jésus n'avait pas de naissance humaine.Jésus est le Dieu Bon apparu spontanément à l'époque de Tibère.
Or, cela suppose que les quatre évangiles dont Marcion s'est emparé étaient conformes à ceux actuels, ce qui est moins que certains.
Les synoptique offrent ainsi une convergence importante, excepté quelques points qui sont justement ceux traités par premiers chapitres I et II de Matthieu et Luc, et il convient de se demander si les évangiles que Marcion eut en main contenaient bien ces parties préliminaires, c'est-à-dire les points 1 à 14 et 16.
D'abord les convergences des synoptiques sont plus faciles à expliquer par une rédaction commune (les rédacteurs de Matthieu, de Marc et de Luc travaillant en commun), plutôt que par l'utilisation de sources communes; les divergences entre évangiles, dans le cadre d'une rédaction commune, sont alors un simple artifice littéraire destiné à augmenter la crédibilité des témoignages. Une telle rédaction commune permet de comprendre leurs convergences (il s'agit de rester proche), comme leurs divergences (pas trop proche quand même, de manière à maintenir en éveil l'attention des lecteurs).
Il convient d'éliminer les deux généalogies, elles sont divergentes, les noms après Zorobabel sont fantaisistes et ceux avant Zorobabel ne sont pas pleinement conformes à la tradition biblique, ils ne furent donc même pas capables de lire correctement une Bible. Ces généalogies visent surtout à attester l'origine humaine de Jésus, elles peuvent donc avoir été écrites à cause de Marcion et postérieurement à sa publication des évangiles. Que Marcion n'ait pas connu les généalogies est plus que vraisemblable, ce qui élimine les points 1 et 16. Reste les points 2 à 14 et qui ne concernent plus que Matthieu et Luc.
Un peu avant que Marcion ne publie son évangile, un autre évangile avait été composé, il s'agit du Proto-Évangile de Jacques qui date aussi des années 130–140. Or, on retrouve des éléments de cet évangile dans plusieurs points des parties préliminaires de Matthieu comme de Luc.
Les Mages et la fuite en Égyptes (Matthieu 2, 1–22a) furent influencés par les chapitres XXI et XXII du Proto-Évangile de Jacques, ce qui élimine les points 8, 11 et 12.
Les annonces à Marie et à Joseph ont subi l'influence rédactionnelle des chapitres XI, XIII et XIV du Proto-Évangile de Jacques, ce qui élimine encore que les évangiles que Marcion obtint contenaient les points 4 et 5.
Les Bergers contient des réminiscences du Chapitre XIX du Proto-Évangile de Jacques, mais les effets luminescents sont vus par la sage-femme qui accouche Marie, devenue des Bergers chez Luc.
La naissance de Jésus fut influencée par les chapitres XVII et XVIII du Proto-Évangile de Jacques fortement par Luc, tandis que Matthieu est resté prudent, et c'est normal, il suffisait de se renseigner un tant soi peu pour découvrir que le recensement ordonné par Auguste fut fait dix ans après la mort d'Hérode, et que Jésus est né, d'après Matthieu, avant la mort d'Hérode; Luc, par contre, préfère confirmer que Jésus est bien né pendant le recensement et élimine les passages relatifs aux Mages.
La circoncision de Jésus et sa consécration proviennent de la tradition juive, que d'ailleurs Luc n'a pas compris, ainsi Jésus en tant que Davidide (descendant du roi David, de la tribu de Juda, doit être racheté, il n'aurait été consacré que s'il est un descendant d'Aaron, c'est-à-dire un Qohen fils de Qohen). Siméon est mentionné dans le Proto-Évangile de Jacques qui ne cite pas ses sources, et qui est en réalité Siméon l'Essénien; un prophète mentionné par Flavius Josèphe. Quant à Anne la prophétesse, une veuve, il n'est pas compliqué d'y reconnaître Anne la mère de Marie qui sert au Temple dans le Proto-Évangile de Jacques.
La visite de Marie à Élisabeth est décrite dans le Chapitre XII du Proto-Évangile de Jacques.
Quant à Jésus enseignant au Temple, Flavius Josèphe raconte la même histoire à son propos dans son Autobiographie, et lui-même pourrait s'inspirer d'une biographie de Pythagore.
Reste le problème de Zacharie qui est mentionné dans les Chapitre VIII, X, XXIII et XXIV du Proto-Évangile de Jacques. Ces passages sont problématiques, parce que dans le chapitre X, on a l'impression que le Proto-Évangile de Jacques résume ce que Luc écrit et développe dans les versets 5–25 de son évangile; alors que dans tous les autres cas, ce sont Luc et Matthieu qui semblent utiliser le Proto-Évangile de Jacques. En effet à la fin du chapitre X, on lit:
Et la vraie pourpre et l'écarlate échurent à Marie par le sort, et les ayant reçus, elle alla en sa maison. Et, dans ce même temps, Zacharie devint muet et Samuel prit sa place. Jusqu'à ce que Zacharie t'adressa derechef la parole, ô Marie. Et Marie, ayant reçu la pourpre et l'écarlate, se mit à filer.
Le lecteur est donc censé savoir pourquoi Zacharie est devenu muet, ce qui ne peut-être le cas que si l'auteur du Proto-Évangile de Jacques connaît les versets 5–25 du chapitre I de Luc. Dans le chapitre VIII, Zacharie est mentionné sans préciser sa nature de père de Jean le Baptiste, ce que le rédacteur du Proto-Évangile de Jacques sait parfaitement puisque dans les chapitres XXIII–XXIV, Zacharie est exécuté par ordre d'Hérode, parce que Jésus et les Mages lui ont échappé; il veut donc tuer Zacharie et son fils Jean-le-Baptiste, qui sera sauvé par sa mère Élisabeth qui fuira dans le désert (à Qumran?), mais c'est une autre histoire.
Il semble donc que Marcion a éliminé volontairement les points suivants:
Jean le Baptiste, dont arrestation et baptême de Jésus (Matthieu 3, 1–17; Marc 1, 1–11; Luc 3, 1–22)
Tentations et retour en Galilée (Matthieu 4, 1–11; Marc 1, 12–15; Luc 4, 1–15)
Mais que l'évangile qu'il reçu ne contenait pas les parties préliminaires suivantes qui devaient encore être en cours de rédaction.
1. Inspirée par Flavius Josèphe:
- Voyage à Jérusalem (Luc 2, 21–52)
- Annonce à Marie (Luc 1, 26–38)
Annonce à Joseph (Matthieu 1, 18–25)
Visite de Marie à Élisabeth (Luc 1, 39–56)
Naissance de Jésus (Matthieu 2, 1a et Luc 2, 1–7)
Les Bergers (Luc 2, 8–20)
Les Mages (Matthieu 2, 1b–12)
Fuite en Égypte (Matthieu 2, 13–22a)
Jésus au Temple, dont circoncision, Siméon, Anne (Luc 2, 21–38)
À Nazareth (Matthieu 2, 22b et Luc 2, 39–40)
- Généalogie de Jésus d'après Matthieu (Matthieu 1, 1–17)
Généalogie de Jésus d'après Luc (Luc 3, 23–38)
- Préface de Luc (Luc 1, 1–4)
Annonce de Jean le Baptiste à Zacharie (Luc 1, 5–25)
Naissance de Jean (Luc 1, 57–80)
Cela confirme aussi que les évangiles tels qu'ils sont parvenus jusqu'à maintenant sont 1. une œuvre littéraire 2. dont la rédaction est tardive, ne circulant que confidentiellement dans un groupe très restreint de personnes. On peut assez facilement comprendre que la version du Nouveau Testament dont Marcion s'empara en 138 ne contenait pas encore les parties sur l'enfance. Luc et Matthieu devaient encore travailler sur leurs évangiles, ils se sont inspirés différemment du Proto-Évangile de Jacques, Matthieu retenant les mages et Luc retenant la naissance à l'époque du recensement de la Judée. Le Proto-Évangile de Jacques est une maquette littéraire qu'un des rédacteurs du Nouveau Testament conçu et qui devait inspirer Matthieu et Luc qui ne bénéficiaient peut-être pas de sources claires pour déterminer les origines de Jésus, à moins que l'Esprit Saint ne soit tombé en panne sèche. On ignore aussi, si les origines de Pierre étaient déjà présentes dans les évangiles.
Il convient de se demander, si Marcion eut bien connaissance de quatre évangiles, les synoptiques et celui de Jean, ou s'il eut seulement connaissance des trois synoptiques? À cette question, nulle réponse, malheureusement. Néanmoins, on ne peut exclure que la question de la date de la mort de Jésus n'était pas encore tranchée entre rédacteurs, on sait que Jean fait mourir Jésus pendant l'après-midi, alors qu'a lieu le sacrifice pascale, alors que les synoptiques le font mourir le lendemain du sacrifice pascale. Il est donc probable que la publication par Marcion de son évangile, força les chrétiens à réagir et à publier leur propre version des quatre évangiles, avant qu'elle ne soit expurgée de leurs divergences:
- les deux généalogies
les origines de Pierre
le moment de la mort de Jésus, pendant le sacrifice pascale ou le lendemain.
Jésus est-il l'incarnation du Logos (Jean) ou l'incarnation de l'Esprit Saint, voire adopté par l'Esprit Saint lors de son baptême (synoptiques).
Pour le en français, on peut le trouver ici:
http://remacle.org/bloodwolf/apocryphes/jacques.htm