L'islam, les infidèles et le jihad
Posté : 12 avr.16, 07:18
Ce qui suit est une brève synthèse personnelle sur le rapport que l'islam entretient avec l'infidélité et les infidèles dans l'ensemble de son corpus de textes, le Coran, quelques tafsir renommés au sein de l'umma, la sunnah, la sirah rassul Allahet le fiqh. Il s'agit d'une brève étude qui est le fruit de mes recherches personnelles sur le sujet : diverses encyclopédies, dictionnaires et auteurs sont cités. Je suis évidemment disponible pour d'éventuelles précisions qui s'avéreraient nécessaires. J'ai conscience de la longueur de cette synthèse qui, bien que courte, partielle et infime sur la question (il ne s'agit que d'une introduction), demeure toutefois assez longue : aussi point n'est besoin de la lire entièrement. Vous êtes libres d'en lire un bout et de réagir sur celui-ci, ou de tout lire si le cœur vous en dit. Je suis évidemment ouvert aux critiques, si elles sont pertinentes, respectueuses et sensées. J'attends avec intérêt la réaction de nos amis musulmans. A vos clavier, chers internautes !
Introduction
Étymologiquement, il n'y a aucune difficulté à reconnaître que le terme, dérivant de la racine j.h.d., indique une espèce d'effort à produire et à tenir sur la durée, spécifiquement en vue d'un idéal difficile à atteindre. Il connote donc implicitement une certaine idée de résistance et d'endurance. De là à en déduire immédiatement, comme certains auteurs se plaisent à le faire, non seulement qu'il ne s'agit que d'un « effort moral en vue d'une purification personnelle » mais encore plus que le terme en lui-même n'implique aucune notion de violence ni de coercition, il y a plus d'un pas que nous nous refusons fermement à franchir. Joseph Bosshard nous avait bien mis en garde contre ce qu'il appelait « la vaine polémique autour du mot jihâd » : si l'intérêt même d'examiner l'origine étymologique du mot peut s'avérer nécessaire, il n'en demeure pas moins qu'une telle approche se prête à d'importantes limites. Tout le monde sait bien que les mots se déforment au cours des siècles, et que leurs significations peuvent varier et changer de manière surprenante, du tout au tout : « c'est [ici] une banalité [linguistique] de premier ordre »[4] qui nous incite à penser que, fonder toute une série de réflexions sur le jihad en se basant uniquement sur une approche philologique de la question ne peut être suffisant. De fait, il semble absolument important d'analyser les différents corpus canoniques de la religion musulmane pour avoir une assez bonne vue sur le sujet : d'abord le Coran, naturellement, et son exégèse, mais également la Tradition islamique au sens large et la position juridique des différentes écoles musulmanes. Il serait évidemment insensé de traiter de la question du jihad en faisant l'impasse sur de pareilles données, rigoureusement indispensables pour comprendre l'essor des violences religieuses, du fondamentalisme et même simplement l'attitude de certains croyants affiliés à l'Islam. Malheureusement, ce genre d'informations demeure aujourd'hui encore bien souvent difficiles d'accès, profondément enfouis dans d'obscures bibliothèques où la connaissance de l'Islam et surtout de la langue arabe s'avère, sinon indispensable, au moins recommandé ; et le citoyen lambda n'a généralement pas plus le temps de remonter aux sources littéraires que le loisir de rechercher par lui-même ces éléments, pourtant gages d'une certaine réflexion intellectuelle. Aussi, c'est précisément à ce niveau que nous nous proposons d'intervenir dans ce petit billet, certes modestement et à notre niveau, mais de manière suffisamment claire et objective pour en retirer une assez bonne vue du sujet. Il s'agira donc d'un bref survol de la question du jihad, abordant, d'une part ses fondements scripturaires supposés dans la religion musulmane, et d'autre part la doctrine juridique dont le droit musulman (fiqh) l'a presque continuellement affublé au cours de l'histoire, de façon à pouvoir enfin essayer de satisfaire, à la fin de cette courte étude, à la problématique fondamentale qui embrasse et sous-tend implicitement l'ensemble du sujet à savoir : est-ce qu'au fond, par le biais du jihad, l'Islam est réellement une religion violente ?
TYAN E., art. "Ḏj̲ihād" in « Encyclopédie de l'Islam », t. II, Brill, 1965, pp. 551-553.
RIES J., « Guerre et paix : une approche du thème selon la Bible et le Coran », in « Guerre et Paix - War and Peace » (Acta Orientalia Belgica, IX), Louvain-Bruxelles-Louvain-la-Neuve, 1994, p. 22.
BOSSHARD J., « Le Coran face au commandement « Tu ne tueras point » », in DELCAMBRE A.-M., BOSSHARD J. & alii, « Enquêtes sur l'islam », Desclée de Brouwer, 2004, Paris, pp. 169-172.
[4] Ibid, p. 170.
a) Le Coran.
Livre saint des musulmans, le Coran paraît faire depuis quelques années l’objet d’un engouement spécial de la part des Occidentaux. Il faut dorénavant, semble-t-il, lire le texte même pour se forger une idée sur l’Islam, et surtout sur la question de la violence et du terrorisme. La religion a-t-elle quoi que ce soit à voir avec les exactions commises en son nom, ou bien ne sont-elles que des perversions contemporaines ? La question, brûlante, est lancée. Essayons d’apporter quelques éléments de réponse.
L’infidélité
Il est vrai, tout d’abord, que la Révélation comporte « des versets extrêmement durs pour les ennemis d'Allah »[5], comme l’écrit Anne-Marie Delcambre. De fait, le Coran est né dans un contexte de forte polémique, et l’on ne s’étonnera pas de remarquer qu’il a développé en contrepartie une véritable théorie de l’infidélité où différentes thématiques se trouvent développées. Tâchons d’en évoquer quelques-unes.
Dans le cadre d’une apologétique où la foi apparaît évidente et indéniable à quiconque veuille y réfléchir en toute bonne foi (rhétorique du signe à laquelle le Coran se livre souvent), la première approche de l’infidélité s’apparente ainsi à de l’incompréhension : devant tant de preuves et d’éléments tangibles, on ne saisit pas comment la mécréance peut exister. « C’est là Allah, votre Seigneur, la Vérité […] Comment pouvez-vous être détournés [d’Allah] ? » (X, 32) s’indigne par exemple le Coran. « Eh quoi » se lamente-on, « ne comprendrez-vous pas ? » (XXIII, 80) « Combien peu vous réfléchissez ! » (VII, 3). Devant tant de signes probants, l’infidélité apparaît donc comme un mystère incompréhensible dont la bonne intelligence semble demeurer propriété exclusive d’Allah. « Pourquoi ces infidèles, en constatant un tel phénomène, ne croient-ils pas ? » se questionne ainsi avec intérêt ibn Kathir, célèbre commentateur du Livre saint, sans parvenir à apporter d’autre réponse que celle bien penaude consistant à déclarer qu’Allah, sachant le mieux, « guide et égare qui Il veut » selon ses impénétrables desseins…
Mais le Livre va indéniablement plus loin. D’inintelligible, d’incohérent et d’inexplicable, l’infidélité se mue rapidement dans la rhétorique coranique, en ingratitude, en perversion et en phénomène profondément contre-nature. « Croyez-vous que Nous vous ayons créés sans but ? » (XXIII, 115), questionne la Révélation à certaines reprises. « Eh quoi, ne comprendrez-vous pas ? » (XXIII, 80). « Une création à la légère est l’hypothèse de ceux qui sont infidèles », mais « Nous n’avons pas créé le ciel, la terre et ce qui est entre eux, à la légère » (XXXVIII, 27). Nous touchons ici à une donnée fondamentale du discours et de l’anthropologie coranique : la fin ultime de l’existence humaine nous est affirmée résider dans l’adoration pure et simple d’Allah, Créateur de toutes choses et Dispensateur de bienfaits. « Je n’ai créé les Démons et les Hommes que pour qu’ils m’adorent » (LI, 56), révèle Allah à Son Prophète. « Dirige tout ton être vers la religion exclusivement [pour Allah] », lit-on encore dans le Coran, « telle est la nature qu'Allah a originellement donnée aux hommes » (XXX, 30). Et Abul Ala Maudoudi ne trahit certes pas le message coranique lorsqu’il commente : « L’homme qui nie Dieu est appelé Kâfir, « dissimulateur » car, par son incrédulité, il cache ce qui est inhérent à sa nature et à son âme - puisque sa nature est instinctivement orienté vers l’Islam. »[6] En ce sens, l’infidélité est profondément perverse car elle force par sa propre volonté quelque chose ou quelqu’un à agir contrairement à sa propre nature, à son être, à son ontologie même et à ce pour quoi il est. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir nombre de versets coraniques véritablement « déshumaniser » les infidèles et les assimiler à des bêtes stupides et veules, du vulgaire bétail : ils sont similaires à « du bétail contre lequel on hurle et qui entend seulement cri et invective [confus] » (II, 171), « ceux-là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore » (VII, 179). Et ibn Kathir, célèbre autorité en matière d’exégèse, de commenter : « Ces gens-là «sont ni plus ni moins que des bêtes» qui n’entendent pas la voix de la vérité, ne la conçoivent pas et ne voient pas la bonne voie. » […] Ces bêtes sont créées pour répondre à l’appel du berger de par leur nature à l’inverse de l’incrédule qui n’est créé que pour adorer Dieu seul sans rien lui associer […]. Quant à l’impie parmi les hommes, les bêtes sont meilleures que lui, voilà le sens des paroles divines: «Que dis-je, ils sont plus égarés encore que des bêtes! Tel sont les insouciants. »
D’où résulte une séparation profonde entre infidèles et croyants ainsi que l’a remarqué depuis déjà bien longtemps Roger Arnaldez : « Le Coran distingue radicalement l’infidèle et le croyant. »[7] Non seulement il y a eux, et nous (« Celui qui suit l’agrément du Seigneur est-il comme celui qui a encouru le courroux d’Allah et dont le refuge est la Géhenne ? » (III, 62), « A vous votre religion, et à moi ma religion » (CIX, 6)), mais nous sommes plus encore profondément différents les uns des autres : « Les infidèles parmi les gens du Livre, ainsi que les Associateurs », affirme le Coran, « iront au feu de l'Enfer, pour y demeurer éternellement. De toute la création, ce sont eux les pires. », mais « […] ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres […] sont les meilleurs de toute la création. Leur récompense auprès d'Allah sera les Jardins de séjour, sous lesquels coulent les ruisseaux, pour y demeurer éternellement […] » (XCVIII, 6-7). Sans avoir besoin d’évoquer nombre de passages coraniques, nombreux au vu du fait que le Livre se plaise à élever entre fidèles et infidèles un puissant antagonisme et un violent contraste, on remarquera que dès la première sourate, la fatiha, qui demeure de par son utilisation pratique dans la prière musulmane l’un des passages les plus connus et usités dans le monde islamique, il est fait mention de groupes théologiquement bien distincts au sein de l’humanité, parmi lesquels ceux qui ont reçu « des bienfaits » de la part d’Allah ; ensuite, ceux qui sont l’objet de Son « courroux » ; et enfin, ceux qui sont « égarés ». Depuis 14 siècles, l’exégèse islamique s’accorde presque unanimement pour identifier dans ces dernières catégories respectivement les juifs et les chrétiens, tous deux « gens du Livre » : or, une telle lecture est susceptible de poser des problèmes. Le grand juriste Sami Aldeeb raconte ainsi à titre anecdotique avoir vu, dans une vidéo, une petite fille de deux ans répondre à des questions sur la religion. « Parmi celles-ci : qui sont les gens contre lesquels Dieu est en colère? Et la petite fille de répondre: ce sont les juifs. Et qui sont les égarés? Ce sont les chrétiens. » Notre auteur s’interroge dès lors légitimement : « Quel espoir pouvons-nous avoir en nos jeunes gens si on leur enseigne une telle discrimination dès leur plus tendre enfance ? »[8]
Le jihad
Jusqu'ici, nous nous sommes tenus à dresser aussi objectivement que possible le tableau de l'infidélité que le Coran nous offre : et au vu des fortes polémiques engendrées aux moments de sa Révélation, d'abord via les païens idolâtres de la Mecque, la masse « grossière » des Quraychites incrédules et dénégateurs, ensuite au travers des « gens du Livre » chrétiens et juifs et des différentes controverses théologiques suscitées à l'époque, spécifiquement judaïques, et dont le Coran garde encore maintes traces, on ne s'étonnera pas de constater que la description de la mécréance dans la rhétorique coranique soit aussi sombre que possible, et pour le moins préoccupante. Mais qu'en est-il du rapport qu'il faille entretenir avec les infidèles ?
Partant du postulat indéniable qu'il existe des versets coraniques appelant à la guerre sainte, il nous faut cependant remarquer que le Livre peut contenir différentes sensibilités, « des textes divergents voire contradictoires » quant aux rapports qu'il faille entretenir avec les infidèles. « La doctrine », note l'Encyclopédie de l'Islam, « les classe, sauf quelques variantes de détail, en quatre catégories successives :
- ceux qui ordonnent le pardon des offenses et incitant à l'appel à l'Islam par la persuasion.
- ceux qui ordonnent le combat pour repousser les agressions.
- ceux qui ordonnent l'initiative de l'attaque, mais en dehors des quatre mois sacrés.
- ceux qui ordonnent l'initiative de l'attaque, absolument en tous temps ou tous lieux. »[9]
Grosso-modo, ils correspondent aux différentes périodes et phases historiques de l'apostolat du Prophète, à travers lesquelles, comme l'écrit Sabrina Mervin, « il passa du statut de contribule, à La Mekke, à celui d'envoyé de Dieu, puis de prophète, et enfin de chef de guerre et de chef d'État à Médine. »[10] On conçoit qu'il y a de toute évidence un choix à faire ici prévaloir entre les différents courants que le Coran propose dans les rapports aux infidèles : doit-on donner la préséance aux versets mecquois « tolérants » ou au contraire aux versets médinois belliqueux ? De ce côté-là, l'Islam sunnite prit rapidement sa décision, ainsi que le note l'Encyclopédie précédemment mentionnée : « La doctrine considère que les textes postérieurs abrogent les textes antérieurs contraires (théorie du naskh) de telle sorte que, seuls restent définitivement valables ceux de la dernière catégorie [...]. »[11] Alfred Morabia n'hésite pour sa part pas à confirmer de son côté : « Dorénavant, si l'on suivait le cours nouveau pris par les injonctions divines, « ceux qui avaient reçu l'Écriture » et ne suivaient pas « la religion de Vérité » étaient voués aux gémonies, et condamnés à être combattus jusqu'à subir un régime humiliant. Traitement somme toute similaire à celui réservé auparavant aux seuls « Associateurs » qui rejetaient la croyance en un Dieu unique. »[12] Il nous revient par ailleurs de noter que la préséance des versets médinois sur les versets mecquois semble bien faire l'unanimité au sein de l'umma lorsqu'elle est de facto possible : un célèbre penseur musulman « moderne » de la fin du XXème siècle, le soudanais Mahmoud Mohammed Taha, n'a-t-il pas été pendu pour apostasie au milieu des années 80 pour avoir vouloir inverser la tendance ?
« En conséquence », continue la dite Encyclopédie, « la règle, en la matière, est formulée en ces termes absolus : « la lutte (djihâd) est obligatoire même s'ils (les infidèles) n'ont pas eux-mêmes commencé ». Et comme le montre une récente étude minutieuse de Sami Aldeeb[13], le consensus règne là aussi dans les exégèses islamiques sur le sujet : sur 72 commentateurs examinés et analysés, des origines de l'Islam à nos jours, seuls trois, tous soufis, nient le caractère offensif du jihad (pour, par ailleurs, ne favoriser que le fameux jihad « spirituel » au détriment du texte coranique même, étant entendu que sur les 41 occurrences dans lesquelles la racine j.h.d. [jihad] est présente dans le Coran, ainsi que l'affirmait Marie-Thérèse Urvoy, elle détient au moins dans 8 cas un signification purement belliqueuse, en sorte qu'il devient « illégitime d'affirmer que le jihâd coranique est uniquement spirituel. »)[14]« Dans l'ensemble », conclut à son tour Aflred Morabia, « les docteurs de l'époque classique firent prévaloir la nécessité de mener gihâd contre les Infidèles, non à cause de la menace qu'ils feraient peser sur l'ordre musulman, mais à cause même de leur infidélité. La thèse du gihâd offensif fut finalement adoptée par toutes les écoles juridiques. La règle définitive est qu'il faut mener un combat offensif et permanent contre les impies, même s'ils n'ont pas pris l'initiative des combats. Leur impiété est une atteinte à l'Islam et aux droits d'Allâh. »[15]
Le fanatisme
[...]
Nous nous arrêterons ici dans notre brève étude du rapport à l'infidélité que le Coran entretient. A celui qui voudra arguer de la contextualisation historique qu'il faille avoir face à ces versets, il nous faudra cependant rappeler l'approche islamique du Livre, qui est déterminante pour comprendre la violence des musulmans. Nous savons que la Révélation dicte et contient la parole d'Allah à l'état brut. Le Coran n'est pas un livre comme n'importe quel autre : décrété incréé et éternel, le Verbe divin ne saurait être soumis à une quelconque contextualisation historique. Ses décrets et injonctions doivent prévaloir à jamais. « Les enseignements de l'Islam sont éternels », écrit ainsi Abul Ala Maudoudi, « car ils ont été révélés par Allah, qui connaît le passé, le présent et l'avenir, et qui est lui-même éternel. C'est le savoir humain qui est limité, c'est l'œil humain qui ne peut distinguer dans la pénombre des perspectives futures, et non pas Dieu dont le savoir est au-delà des limitations de temps et d'espace. »[16] C'était déjà ce que Roger Arnaldez affirmait : « Les docteurs de l'Islam voient dans le gihâd un commandement de Dieu, dont la nature ne saurait se définir par des conditions variables de temps et de lieu, même s'il est admis que la révélation en a été faite à l'occasion de situations concrètes dans lesquelles se trouvait le Prophète (ce qu'on appelle les « circonstances de la Révélation » : asbâb al-nuzûl). »[17] Aussi, l'argument, pertinent au premier abord, devient nul et non avenu en connaissance de la théologie scripturaire islamique.
[5] DELCAMBRE A.-M., « L'islam des interdits », Desclée de Brouwer, 2003, p. 18.
[6] MAUDOUDI A.-A., « Comprendre l'islam », Islamic Foundation, 1973, pp. 18-19.
[7] ARNALDEZ R., « L'homme selon le Coran », Hachette Littératures, 2002, coll. « Pluriel », p. 206).
[8] On lira sur le sujet ALDEEB S., « La Fatiha et la culture de la haine. Interprétation du 7ème verset à travers les siècles », Centre de droit arabe et musulman, 2014, p. 6. Voir http://goo.gl/sbP0h3 pour la vidéo.
[9] TYAN E., op. cit., pp. 551-553.
[10] MERVIN S., « Histoire de l'islam. Fondements et doctrines », Flammarion, 2000, p. 48.
[11] TYAN E., ibid.
[12] MORABIA A., « Le Gihad dans l'Islam médiéval », Albin Michel, 1993, Paris, p. 125.
[13] ALDEEB S., « Le jihad dans l'islam. Interprétation des versets coraniques relatifs au jihad à travers les siècles », Centre de droit arabe et musulman, 2016, 262 p.
[14] URVOY M.-T., art. "Guerre et paix" in AMIR-MOEZZI M.-A. (dir.), « Dictionnaire du Coran », Robert Laffont, Paris, 2007, p. 375.
[15] MORABIA A., op. cit., p. 199.
[16] MAUDOUDI A. A., op. cit., p. 82.
[17] ARNALDEZ R., in MORABIA A., op. cit., p. 9.
b) La Tradition
Si le Coran ou plutôt, dans la question qui nous intéresse, la lecture sunnite du Coran est nécessaire pour découvrir au premier abord la théologie musulmane dans son rapport à l'infidélité, il ne faudrait cependant guère omettre qu'il existe en parallèle tout un corpus de texte tel la sunnah dont la sacralité n'est plus à souligner et dont l'importance demeure considérable. De quoi s'agit-il ?
La sunnah, ou la Tradition islamique, est un concept s'inscrivant pleinement dans la psychologie que l'ensemble des musulmans porte pour Mahomet, suprême modèle des croyants. L'importance du prophète dans la foi islamique est un élément qui ne saurait être négligé. Depuis toujours, sa place demeure foncièrement haute auprès de l'ensemble des croyants, et pourrait-on même dire, fondamentale : si après l'affirmation de l'unité de Dieu (tawhid), la croyance en Mahomet est le second objet de la profession de foi musulmane (shahadda), ce n'est pas pour rien. Il semble bien y avoir eu de tout temps une puissante symbiose entre les musulmans et leur prophète, dont tout croyant sincère ne mentionne jamais le nom sans pieusement ajouter : « que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui » (salla l-lâhu halayhi wa sallam). Ainsi, Abul Ala Maudoudi n'hésite pas à affirmer que « sa vie toute entière est un exemple de vérité, de noblesse, de pureté de nature, de pensée élevée, de la forme la plus exaltée d'humanité » et de souligner que « son caractère est irréprochable et sa vie [...] exempte de faiblesse ».[18] Nous n'insisterons jamais assez sur l'importance et le poids que l'imitation de l'exemple de Mahomet a dans la foi islamique pour l'ensemble des croyants : il y a toute une psychologie musulmane tournée vers le prophète[19], dont la vie sur terre est précisément vu comme ayant apporté, via la « Révélation » coranique, la lumière aux ténèbres, la foi aux impies, la science aux ignorants et la vertu aux pervers.
Il nous faut dès lors voir et comprendre la sunnah comme une tentative visant à satisfaire l'extrême engouement que les croyants ont pu développer, au cours de l'histoire, pour l'Envoyé d'Allah. On relaye ainsi diverses informations généralement (mais pas toujours) au sujet du prophète : il peut s'agir d'une parole, d'un acte, d'un trait spécifique à sa personne, ou même de l'attitude qu'il a pu tenir devant telle situation ou dans tel contexte. En tant que réceptacle de la révélation, le Prophète était évidemment l'intermédiaire direct entre Dieu et les hommes, entre la parole divine et les attentes humaines ; et en tant que tel, prophète et envoyé de Dieu, il demeure aujourd'hui encore un « excellent modèle » (XXXIII, 21) dont les actes, les paroles et la vie même sont vus et considérés comme un archétype idéal et constant de piété qu'il faille, sinon directement s'y calquer au moins très largement s'en inspirer. Partant de ce postulat, il devient évidemment nécessaire de s'interroger sur la personne de Mahomet et de remonter aux sources littéraires le concernant directement, afin de mieux cerner son influence sur la question qui nous importe : le jihad.
Qu'est-ce que la sunnah peut nous affirmer sur le sujet ? Les croyants musulmans, plongés dans sa légende dorée, n'hésiteront pas à l'image d'Abul Ala Maudoudi à souligner sa « conduite noble et digne », « sa sympathie infinie », véritable « lait de la tendresse humaine » « [qui] lui attira même l'amitié de ses ennemis »[20], et ils auront en partie raison. Nous ne pouvons pas ignorer la magnanimité, la grandeur et même la bienveillance que le prophète a pu bien souvent manifester au cours de sa vie. Mais faut-il uniquement s'en contenter, et ne relever et ne considérer que cette figure bienveillante de l'Envoyé d'Allah ? Ce serait faire fi d'une autre partie de sa personnalité qui n'eut de cesse d'alimenter sa légende noire[21]. Car il est incontestable que Mahomet ait pu également parfois avoir un comportement proprement inacceptable au regard de la morale contemporaine. A un moment historiquement situé de son apostolat, pour reprendre les termes d'Alfred Morabia, « Muhammad, cessant d'être l'Avertisseur qu'il s'était voulu dans les premières années de sa prédication, se transforma [...]en militant, en chef de parti, en Prophète Armé ».[22] D'après la biographie du Prophète (sirah), « toutes les batailles où l'Envoyé d'Allâh participa par lui-même furent au nombre de vingt-sept » et « le nombre de ses expéditions et de raids fut trente-huit »[23]. Nous savons que le prophète connut nombre d'affrontements au cours de sa carrière : la très célèbre bataille de Badr (624) qui se soldera par une victoire des musulmans, celle d'Uhud (625) qui finira par la défaite de l'umma ou encore la fameuse bataille du Fossé (626), où les croyants durent subir le siège de la part de nombreux ennemis coalisés, sont autant de campagnes que l'on peut aisément utiliser et citer à titre d'exemple : mais au-delà même des guerres, batailles et autres razzias qui marquèrent durablement sa carrière prophétique, il nous revient également de constater parmi d'autres exactions que le prophète ordonna par exemple à de nombreuses reprises de faire assassiner certains « poètes » et autres personnes qui n'eurent d'autre tort que de réciter des vers moqueurs ou critiques à son égard, allant même jusqu'à invoquer la bénédiction divine sur les croyants qui se chargeraient de la besogne[24] : la sirah nous cite par exemple le dialogue à travers lequel Mahomet demande incidemment à assassiner Ka'b b. al-'Ashraf : « l'Envoyé d'Allâh dit : « Qui me débarrasserait d'Ibn al-'Ashraf ? » Muhammad b. Maslamah, frère des Banû 'Abd al-'Ashhal, alors répondit : « Moi, ô Envoyé d'Allâh, je m'en chargerai, je le tuerai. » L'Envoyé d'Allâh lui dit : « Fais-le si tu peux ».[25] La biographie se plaît également à raconter qu'il a pu, sinon ordonné[26], au moins laisser opérer de terribles massacres, parmi lesquels celui de la tribu juive des Banû Qurayzah. Nous ne savons pas précisément le tort que cette tribu a pu faire au prophète : ne firent-ils rien pour aider l'umma durant le siège de la bataille des Fossé, ou bien négocièrent-ils avec les ennemis de Mahomet ? Les informations sont contradictoires à leur sujet, mais le fait demeure bel et bien qu'ils ont été entièrement massacrés. La biographie de Mahomet raconte ainsi l'épisode : « Puis l'Envoyé d'Allâh alla au marché d'al-Madînah qui est encore aujourd'hui son marché, et a fait creuser des fossés. Il les fit venir, et les fit décapiter dans ces fossés, on les fit venir à lui par groupes. Parmi eux se trouvèrent l'ennemi de Dieu Huyayy Ibn 'Akhtab, et Ka'b b. 'Asad leur chef. Ils étaient au nombre de six cents, ou de sept cents ; celui qui multiplie leur nombre dit qu'ils étaient entre huit cents et neuf cents ».[27] Tout cela est bien connu des premières biographiques islamiques du prophète, et n'est guère caché : pis encore, cela est enseigné. Répétons-le donc : ces zones d'ombre, ces tâches noires de la vie du prophète existent bel et bien dans les premiers documents historiographiques que l'umma nous offre à propos de son Prophète. Il est dans bien des cas inutile de vouloir les nier ou même de les minimiser. Les faits sont là, il nous revient de les accepter.
Au-delà du comportement et des actes du prophète dont tout croyant peut et doit néanmoins s'inspirer, il nous faudrait également nous intéresser sur la façon dont le prophète considéra le jihad. Car c'est bien lui qui lia irrémédiablement les actes purement guerriers et militaires à la révélation divine, c'est lui qui confondit profondément la religion et la violence et joua constamment sur les deux tableaux, à tel point que leur union finira par profondément structurer, définir et façonner l'essence et le visage de l'Islam. On rapporte souvent la tradition selon laquelle, en pleine bataille de Badr, un croyant aurait demandé à Mahomet : « ô Envoyé d'Allâh ! Qu'est-ce qui fait rire le seigneur de la part de son serviteur [= qu'est-ce qui rend le serviteur de Dieu très agréable auprès de lui] ? » Et le prophète de répondre : « C'est le fait qu'il se plonge au milieu de l'ennemi sans être cuirassé. » Alors, nous raconte la sirah, notre homme « enleva la cuirasse qu'il portait, la jeta loin, prit son épée et combattit l'ennemi jusqu'à ce qu'il fût tué », ce qui soit-dit en passant peut largement servir de base théologique pour légitimer l'action de nos actuels kamikazes. C'est bien lui qui exhorta également à l'abnégation totale, et au fanatisme, à des passions aveugles et irraisonnées, au point d'arriver à des résultats complètement ahurissants. On raconte ainsi que l'Envoyé d'Allah avait dit : « Tuez tout homme juif dont vous vous emparez. » Alors, Muhayyisah [...] sauta sur Ibn Sunaynah, un commerçant juif qui le fréquentait et faisait du commerce avec lui et le tua. Huwaysah[frère de Muhayyisah] n'était pas encore musulman, et il était plus âgé que Muhayyisah. Quand Muhayyisah tua Ibn Sunaynah, Huwaysah se mit à battre Muhayyisah en disant : « ô ennemi de Dieu ! L'as-tu tué ? Peut-être y a-t-il de la graisse dans ton ventre qui vienne de son argent ! » Alors Muhayyisah répondit : « Je jure par Dieu que celui qui m'a ordonné de le tuer est quelqu'un qui, s'il m'ordonne de te tuer, je te couperai le cou » - Cette parole fut la cause de la conversion de Huwaysah à l'Islam. En effet, Huwaysah lui dit : « Ah ! Si donc Muhammad t'ordonne de me tuer, tu me tueras ? ! » Muhayyisah répondit : « Oui, certes. Je jure par Dieu que si Muhammad m'ordonne de couper ton cou, je le ferai. » Alors Huwaysah dit : « Une religion qui te rend ainsi est quelque chose d'extraordinaire ! » Et Huwaysah a (aussitôt) embrassé l'Islam ». Par la suite, les traditions vantant l'excellence et les mérites du jihad, et l'abnégation totale qu'il faille avoir et posséder pour plaire à Allah et à Son Prophète, n'auront plus jamais de cesse de s'accumuler sur les traces de l'Envoyé d'Allah : « le djihâd est le monachisme de l'Islam », il est un « acte de dévotion pure » ; il est « une des portes du Paradis » ; de grandes récompenses célestes sont assurées à ceux qui s'y adonnent ; ceux qui y périssent sont des martyrs de la foi etc. On voit donc que la violence et le fanatisme qui demeurent aujourd'hui encore, on le sait, pleinement d'actualité, étaient déjà bien vivaces à l'époque même du prophète de l'Islam, et s'enracinent directement dans l'ombre de sa guidance et de son exemple. Il serait vain et malhonnête de nier, comme certains auteurs se plaisent à le faire, cette dimension proprement guerrière et parfois barbare que la vie du Prophète a pu avoir, au gré des nécessités et des injonctions coraniques : et surtout l'aspect problématique car normatif et exemplaire des dits, faits et gestes attribués à l'Envoyé d'Allah : « celui-ci », note Alfred-Louis de Prémare, « est source d'autorité, de loi et d'exemplarité morale pour l'ensemble de la communauté ; il est « le beau modèle », comme on le qualifiera plus d'une fois dans les hadîth, et ses expéditions militaires sont autant d'exempla, constituant une geste à glorifier et à imiter »
[18] MAUDOUDI A. A., op. cit., pp. 42-43.
[19] On se plait généralement à citer le célèbre vers du poète Mohamed Ikbal pour illustrer à merveille cet aspect de la foi musulmane : « Vous pouvez nier Dieu, mais vous ne pouvez pas nier le Prophète. » ([...], art. "Muḥammad" in « Encyclopédie de l'Islam », t. VII, 1993, p. 379).
[20] MAUDOUDI A. A., op. cit., p. 68.
[21] « Mesuré par l'exhortation chrétienne à la paix », écrit Albrecht Noth dans un article traitant de la polémique religieuse médiévale contre le prophète, « un fondateur de religion qui déclare des activités de guerre méritoires d'un point de vue religieux – comme le montrent largement le Kur'an et la tradition islamique (djihād, maghāzi) – qui appelle ses partisans à la bataille et agit en chef de guerre lui-même ne peut être acceptable [pour une conscience chrétienne]. Des razzias, avec, comme princeps latronum dans l'avant-garde le pseudo-prophète en personne, qui déclare honteusement qu'elles sont conformes aux ordres divins, étaient plutôt inspirées par la poursuite du pouvoir et la convoitise du butin. » (NOTH A., art. "Muḥammad.", « Encyclopédie de l'Islam », t. VII, 1993, p. 381).
[22] MORABIA A., op. cit., p. 55.
[23] IBN 'ISHÂQ (trad., intr. et notes BADAWI 'Abdurrahmân), « La vie du Prophète Muhammad l'Envoyé d'Allâh », t. 2., Albouraq, Beyrouth, 2001, pp. 534-535. (Par la suite abrégé en Sirah I ou II, en fonction du tome).
[24] Sirah II, p. 23.
[25] Sirah II, p. 21.
[26] « La tradition a d'ailleurs essayé de faire retomber sur Sa'd b. Mu'adh la responsabilité du carnage des Kurayza (cf. Hassan b. Thâbit, n° CLXVII, qui affirme la complète loyauté de Sa'd). Mais différentes indications prouvent que ce fut le Prophète lui-même qui prit la décision. L'expulsion et l'élimination de ces trois tribus juives permirent à Muhammad de se rapprocher de son but, qui était l'organisation d'une umma sur des bases strictement religieuses. » ([...], op. cit., p. 379).
[27] Sirah II, p. 192.
c) Le droit musulman
L'islam ne se résume pas au Coran et à la sunnah : il nous faut encore compter sur le droit musulman. Des origines de l'Islam à nos jours, il n'y eut jamais de séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Si le Prophète lui-même était à la fois guide spirituel et chef de tribu, si le Coran offre à l'occasion quelques versets législatifs notamment sur les châtiments corporels que la Tradition complètera grandement, il devient grandement difficile de délier ce qui semble être par essence intrinsèquement lié. Dans son Introduction au droit musulman, Sami Aldeeb souligne trois conceptions possibles de l'origine de la Loi : d'abord en tant qu'imposition d'un dictateur, puis en provenance du peuple par voie démocratique ; enfin, en tant qu'émanation de la divinité, soit directement à travers la révélation transmise à un prophète, soit indirectement à travers les autorités religieuses censées représenter la divinité sur terre. L'Islam se retrouve sans aucun doute dans la dernière catégorie, comme l'auteur l'affirme lui-même.[28]
Il s'agit donc d'analyser la façon dont les juristes musulmans ont considéré le jihad exhorté par le Coran et expérimenté par le bel exemple du Prophète, c'est-à-dire de découvrir la doctrine. De fait, nous savons que le fiqh al-jihad a commencé à développer ses principes juridiques en reprenant une bonne partie de la théorie du Coran. Partant de la dualité et de l'antagonisme sévère que la Révélation instaure entre fidèles et infidèles, le fiqh aura tôt fait de diviser le monde, de la même façon : d'un côté le dar al-harb (littéralement : maison de la guerre) entre les mains des impies, et de l'autre le dar al-islam (maison de l'islam) où la religion règne, et avec elle, la piété, la paix, la vérité. La vision musulmane que donnera le droit de cette lutte pour Allah est celle d'un combat à mener pour propager la vérité en terre de mensonges, la piété en terres impies, la lumière aux ténèbres : en un mot, faire triompher la parole et la religion d'Allah. « Le gihâd est au service de Dieu et non à celui des hommes. C'est un droit de Dieu. Il fait partie du culte qui doit Lui être rendu. Et le Croyant doit consacrer, à la Voie d'Allâh, la même ardeur et la même constance (sabr) que déploie le moine chrétien au service de sa religion. L'Apôtre n'a-t-il pas proclamé que « le monasticisme de la Communauté musulmane est le gihâd ? »[29] Son but ne réside toutefois pas nécessairement dans la conversion des populations infidèles (de facto, la conversion forcée est interdite dans la religion musulmane) que dans l'instauration de la pax islamica dans le monde entier, c'est-à-dire de la religion véridique, de la Loi islamique, de la piété, de la morale, etc. Partant de certains versets dont le caractère impératif ne fait pas le moindre doute, le droit musulman a tôt fait d'affirmer que le jihad est une obligation : « ce précepte », souligne ainsi l'Encyclopédie de l'Islam, « est affirmé dans toutes les sources. »[30] Néanmoins, il nous faut noter qu'il est obligatoire pour la communauté islamique en général, et qu'il n'est pas un devoir personnel pour chaque musulman libre de sexe masculin (sauf en cas de légitime défense), et que si ce devoir est accompli par un nombre suffisant de croyant, cela « dispense les autres individus du devoir d'y pourvoir d'eux-mêmes »[31]: cela peut juridiquement expliquer pourquoi la majorité des musulmans demeure pacifique et que le jihad n'est que l'objet de quelques illuminés passionnés par la foi. S'il n'est pas du tout observé, c'est la communauté entière qui pèche « envers la prescription divine d'étendre la Parole et la Loi d'Allâh » : et le musulman qui refuse l'appel à la guerre sainte « mérite qu'aucun homme ne soit rendu à sa dépouille après sa mort, châtiment post-mortem exceptionnel dans la Loi musulmane. »[32]: selon ibn Hazm « il n'est de péché plus grave, hormis l'impiété, que de contester le devoir de gihâd contre les Impies. »[33] Comme nous l'avons déjà précédemment montré, notamment via l'étude de monsieur Aldeeb sur l'exégèse du jihad, le caractère offensif de la guerre sainte ne fait aucun doute : « En conséquence [de quoi] » note l'Encyclopédie de l'Islam déjà précédemment citée, « la règle, en la matière, est formulée en ces termes absolus : « la lutte (djihâd) est obligatoire même s'ils (les infidèles) n'ont pas eux-mêmes commencé ». « La théorie d'un gihâd uniquement défensif », remarque à son tour Alfred Morabia, « – le fait est incontestable –, ne trouva guère d'échos auprès des juristes de l'époque médiévale. »[34] Enfin, contrairement à ce que certains se plaisent à affirmer, le jihad de musulmans contre musulmans existe, et demeure celui mené contre les apostats, les hérétiques, les « mauvais » musulmans : elles ont un précédent historique et théologique dans les guerres de Ridda mené par le premier successeur du prophète, le calife « bien-guidé » Abou Bakr : « un gihâd entre Musulmans était donc légitime, si tel devait être l'intérêt de la Ummà dans sa double quête de pureté et d'unité. »[35], et l'on alla même « jusqu'à proclamer que le gihâd mené contre les rebelles et les schismatiques était aussi valable, sinon davantage, que celui conduit contre l'Infidèle. »[36]
Concernant les règles de guerre proprement dites, qu'on nomme siyar, le droit musulman n'est pas en reste sur le sujet : car si le Coran contient assurément l'appel au jihad, il n'est pas un code militaire et n'a pas de droit de la guerre. Les juristes ont donc du se pencher sur la question, et ont tiré une réglementation de la guerre à partir de la conduite du prophète. Naturellement, le prophète a pu accomplir au cours de sa mission prophétique différents actes : et les écoles juridiques pourront diverger sur certains points. Ainsi, nous explique Roger Arnaldez, « Comme il [le prophète] mit le feu aux palmeraies de la tribu juive des Banû'l-Nadîr, certains considèrent qu'il est permis de brûler les récoltes, les arbres et les cultures, voire d'incendier les maisons ou de les démolir. Néanmoins le premier calife Abû Bakr a recommandé de ne couper aucun arbre fruitier et de ne pas dévaster les terres cultivées. On a donc le choix entre ces deux façons d'agir. En revanche, il n'est permis ni de blesser, ni de tuer les animaux qu'élèvent les infidèles, sauf s'ils servent à l'alimentation de l'armée musulmane. Néanmoins certaines écoles juridiques (les hanéfites et les mâlékites) autorisent la mise à mort de tous ces animaux. Il faut laisser la vie aux femmes et aux enfants, à moins qu'ils ne soient utilisés à quelque service par les infidèles combattants. Certains pensent qu'il est permis de tuer tous les infidèles, qu'ils combattent ou non : commerçants, serviteurs à gages ou homme de peine, vieillard, aveugles, infirmes, paysans, évêques, prêtres, moines. D'autres admettent des exceptions en faveur des vieillards et des moines à condition qu'ils soient à l'intérieur de la clôture de leur monastère. »[37] Autant dire que les siyar peuvent profondément varier d'une école juridique à l'autre (il y a 4 écoles juridiques sunnites). Mais un consensus semble exister sur un certains nombre de points, par exemple sur le fait d'appeler les adversaires à la conversion avant le combat (encore que « l'opinion générale s'est faite, à la longue, qu'on ne devait adresser de sommation qu'à ceux – de plus en plus rares – qui n'avaient pas eu connaissance du Message de l'Envoyé d'Allâh »), sur la possibilité de faire une trêve dont la durée ne saurait excéder une décennie (à l'exemple du prophète et du traité d'Houdaybiya), sur la mise à mort ou l'asservissement des polythéistes qui refusent d'embrasser l'Islam, etc. Concernant les femmes et les enfants, la majorité admet le droit de ne pas les tuer : cependant, « on doit les réduire en esclavage, et les répartir entre les combattants, en qualité de butin » ainsi que l'affirme très nettement Alfred Morabia.[38] De manière général, on fait peu de cas de la vie de l'infidèle qui, résidant en dar al-Harb, n'est lié à l'Islam par aucune convention. Le droit juridique musulman le désigne sous le terme de harbi : « il se trouve, aux yeux de la Loi, dépourvu de tout droit et de toute protection. En principe, on peut impunément verser son sang, et s'emparer de ses biens sans être inquiété. »[39] C'est exactement ce que confirmait à son tour l'Encyclopédie de l'Islam : « Tout incroyant qui ne paye pas la djizya et n'appartient pas à un peuple dont les relations avec l'État islamique sont réglées par traité [...] », peut-on lire, « est halāl al-dam (à tuer sans craindre de punition) et peut à n'importe quel moment être tué par un Musulman [...].»[40] On observera donc que fidèle à l'enseignement du Coran, le droit musulman s'est plu à séparer et à distinguer radicalement le croyant de l'infidèle, le musulman de l'impie et d'en tirer les conséquences théologiques découlant de la lecture du Coran et de l'exemple du prophète qui peuvent considérés ensemble largement légitimer et justifier théologiquement les exactions actuelles. « Cette prescription », conclut l'Encyclopédie, « n'est que la conséquence de la loi du djihād, et Muhammad lui-même en a souvent fait usage. »
[28] ALDEEB S., « Introduction au droit musulman », Centre de droit arabe et musulman, 2012, p. 13.
[29] MORABIA A., op. cit., p. 200.
[30] TYAN E., ibid.
[31] MORABIA A., op. cit., p. 448.
[32] MORABIA A., op. cit., p. 251.
[33] Ibid.
[34] MORABIA A., op. cit., p. 200.
[35] MORABIA A., op. cit., p. 299.
[36] MORABIA A., op. cit., p. 304.
[37] ARNALDEZ R., « L'islam », Desclée/Novalis, 1988, pp. 145-146.
[38] MORABIA A., op. cit., p. 235.
[39] MORABIA A., op. cit., p. 212.
[40] SCHACHT J., art. "Ḳatl.", in Encyclopédie de l'Islam, t. IV, 1978, p. 803.
Introduction
Étymologiquement, il n'y a aucune difficulté à reconnaître que le terme, dérivant de la racine j.h.d., indique une espèce d'effort à produire et à tenir sur la durée, spécifiquement en vue d'un idéal difficile à atteindre. Il connote donc implicitement une certaine idée de résistance et d'endurance. De là à en déduire immédiatement, comme certains auteurs se plaisent à le faire, non seulement qu'il ne s'agit que d'un « effort moral en vue d'une purification personnelle » mais encore plus que le terme en lui-même n'implique aucune notion de violence ni de coercition, il y a plus d'un pas que nous nous refusons fermement à franchir. Joseph Bosshard nous avait bien mis en garde contre ce qu'il appelait « la vaine polémique autour du mot jihâd » : si l'intérêt même d'examiner l'origine étymologique du mot peut s'avérer nécessaire, il n'en demeure pas moins qu'une telle approche se prête à d'importantes limites. Tout le monde sait bien que les mots se déforment au cours des siècles, et que leurs significations peuvent varier et changer de manière surprenante, du tout au tout : « c'est [ici] une banalité [linguistique] de premier ordre »[4] qui nous incite à penser que, fonder toute une série de réflexions sur le jihad en se basant uniquement sur une approche philologique de la question ne peut être suffisant. De fait, il semble absolument important d'analyser les différents corpus canoniques de la religion musulmane pour avoir une assez bonne vue sur le sujet : d'abord le Coran, naturellement, et son exégèse, mais également la Tradition islamique au sens large et la position juridique des différentes écoles musulmanes. Il serait évidemment insensé de traiter de la question du jihad en faisant l'impasse sur de pareilles données, rigoureusement indispensables pour comprendre l'essor des violences religieuses, du fondamentalisme et même simplement l'attitude de certains croyants affiliés à l'Islam. Malheureusement, ce genre d'informations demeure aujourd'hui encore bien souvent difficiles d'accès, profondément enfouis dans d'obscures bibliothèques où la connaissance de l'Islam et surtout de la langue arabe s'avère, sinon indispensable, au moins recommandé ; et le citoyen lambda n'a généralement pas plus le temps de remonter aux sources littéraires que le loisir de rechercher par lui-même ces éléments, pourtant gages d'une certaine réflexion intellectuelle. Aussi, c'est précisément à ce niveau que nous nous proposons d'intervenir dans ce petit billet, certes modestement et à notre niveau, mais de manière suffisamment claire et objective pour en retirer une assez bonne vue du sujet. Il s'agira donc d'un bref survol de la question du jihad, abordant, d'une part ses fondements scripturaires supposés dans la religion musulmane, et d'autre part la doctrine juridique dont le droit musulman (fiqh) l'a presque continuellement affublé au cours de l'histoire, de façon à pouvoir enfin essayer de satisfaire, à la fin de cette courte étude, à la problématique fondamentale qui embrasse et sous-tend implicitement l'ensemble du sujet à savoir : est-ce qu'au fond, par le biais du jihad, l'Islam est réellement une religion violente ?
TYAN E., art. "Ḏj̲ihād" in « Encyclopédie de l'Islam », t. II, Brill, 1965, pp. 551-553.
RIES J., « Guerre et paix : une approche du thème selon la Bible et le Coran », in « Guerre et Paix - War and Peace » (Acta Orientalia Belgica, IX), Louvain-Bruxelles-Louvain-la-Neuve, 1994, p. 22.
BOSSHARD J., « Le Coran face au commandement « Tu ne tueras point » », in DELCAMBRE A.-M., BOSSHARD J. & alii, « Enquêtes sur l'islam », Desclée de Brouwer, 2004, Paris, pp. 169-172.
[4] Ibid, p. 170.
a) Le Coran.
Livre saint des musulmans, le Coran paraît faire depuis quelques années l’objet d’un engouement spécial de la part des Occidentaux. Il faut dorénavant, semble-t-il, lire le texte même pour se forger une idée sur l’Islam, et surtout sur la question de la violence et du terrorisme. La religion a-t-elle quoi que ce soit à voir avec les exactions commises en son nom, ou bien ne sont-elles que des perversions contemporaines ? La question, brûlante, est lancée. Essayons d’apporter quelques éléments de réponse.
L’infidélité
Il est vrai, tout d’abord, que la Révélation comporte « des versets extrêmement durs pour les ennemis d'Allah »[5], comme l’écrit Anne-Marie Delcambre. De fait, le Coran est né dans un contexte de forte polémique, et l’on ne s’étonnera pas de remarquer qu’il a développé en contrepartie une véritable théorie de l’infidélité où différentes thématiques se trouvent développées. Tâchons d’en évoquer quelques-unes.
Dans le cadre d’une apologétique où la foi apparaît évidente et indéniable à quiconque veuille y réfléchir en toute bonne foi (rhétorique du signe à laquelle le Coran se livre souvent), la première approche de l’infidélité s’apparente ainsi à de l’incompréhension : devant tant de preuves et d’éléments tangibles, on ne saisit pas comment la mécréance peut exister. « C’est là Allah, votre Seigneur, la Vérité […] Comment pouvez-vous être détournés [d’Allah] ? » (X, 32) s’indigne par exemple le Coran. « Eh quoi » se lamente-on, « ne comprendrez-vous pas ? » (XXIII, 80) « Combien peu vous réfléchissez ! » (VII, 3). Devant tant de signes probants, l’infidélité apparaît donc comme un mystère incompréhensible dont la bonne intelligence semble demeurer propriété exclusive d’Allah. « Pourquoi ces infidèles, en constatant un tel phénomène, ne croient-ils pas ? » se questionne ainsi avec intérêt ibn Kathir, célèbre commentateur du Livre saint, sans parvenir à apporter d’autre réponse que celle bien penaude consistant à déclarer qu’Allah, sachant le mieux, « guide et égare qui Il veut » selon ses impénétrables desseins…
Mais le Livre va indéniablement plus loin. D’inintelligible, d’incohérent et d’inexplicable, l’infidélité se mue rapidement dans la rhétorique coranique, en ingratitude, en perversion et en phénomène profondément contre-nature. « Croyez-vous que Nous vous ayons créés sans but ? » (XXIII, 115), questionne la Révélation à certaines reprises. « Eh quoi, ne comprendrez-vous pas ? » (XXIII, 80). « Une création à la légère est l’hypothèse de ceux qui sont infidèles », mais « Nous n’avons pas créé le ciel, la terre et ce qui est entre eux, à la légère » (XXXVIII, 27). Nous touchons ici à une donnée fondamentale du discours et de l’anthropologie coranique : la fin ultime de l’existence humaine nous est affirmée résider dans l’adoration pure et simple d’Allah, Créateur de toutes choses et Dispensateur de bienfaits. « Je n’ai créé les Démons et les Hommes que pour qu’ils m’adorent » (LI, 56), révèle Allah à Son Prophète. « Dirige tout ton être vers la religion exclusivement [pour Allah] », lit-on encore dans le Coran, « telle est la nature qu'Allah a originellement donnée aux hommes » (XXX, 30). Et Abul Ala Maudoudi ne trahit certes pas le message coranique lorsqu’il commente : « L’homme qui nie Dieu est appelé Kâfir, « dissimulateur » car, par son incrédulité, il cache ce qui est inhérent à sa nature et à son âme - puisque sa nature est instinctivement orienté vers l’Islam. »[6] En ce sens, l’infidélité est profondément perverse car elle force par sa propre volonté quelque chose ou quelqu’un à agir contrairement à sa propre nature, à son être, à son ontologie même et à ce pour quoi il est. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir nombre de versets coraniques véritablement « déshumaniser » les infidèles et les assimiler à des bêtes stupides et veules, du vulgaire bétail : ils sont similaires à « du bétail contre lequel on hurle et qui entend seulement cri et invective [confus] » (II, 171), « ceux-là sont comme les bestiaux, même plus égarés encore » (VII, 179). Et ibn Kathir, célèbre autorité en matière d’exégèse, de commenter : « Ces gens-là «sont ni plus ni moins que des bêtes» qui n’entendent pas la voix de la vérité, ne la conçoivent pas et ne voient pas la bonne voie. » […] Ces bêtes sont créées pour répondre à l’appel du berger de par leur nature à l’inverse de l’incrédule qui n’est créé que pour adorer Dieu seul sans rien lui associer […]. Quant à l’impie parmi les hommes, les bêtes sont meilleures que lui, voilà le sens des paroles divines: «Que dis-je, ils sont plus égarés encore que des bêtes! Tel sont les insouciants. »
D’où résulte une séparation profonde entre infidèles et croyants ainsi que l’a remarqué depuis déjà bien longtemps Roger Arnaldez : « Le Coran distingue radicalement l’infidèle et le croyant. »[7] Non seulement il y a eux, et nous (« Celui qui suit l’agrément du Seigneur est-il comme celui qui a encouru le courroux d’Allah et dont le refuge est la Géhenne ? » (III, 62), « A vous votre religion, et à moi ma religion » (CIX, 6)), mais nous sommes plus encore profondément différents les uns des autres : « Les infidèles parmi les gens du Livre, ainsi que les Associateurs », affirme le Coran, « iront au feu de l'Enfer, pour y demeurer éternellement. De toute la création, ce sont eux les pires. », mais « […] ceux qui croient et accomplissent les bonnes œuvres […] sont les meilleurs de toute la création. Leur récompense auprès d'Allah sera les Jardins de séjour, sous lesquels coulent les ruisseaux, pour y demeurer éternellement […] » (XCVIII, 6-7). Sans avoir besoin d’évoquer nombre de passages coraniques, nombreux au vu du fait que le Livre se plaise à élever entre fidèles et infidèles un puissant antagonisme et un violent contraste, on remarquera que dès la première sourate, la fatiha, qui demeure de par son utilisation pratique dans la prière musulmane l’un des passages les plus connus et usités dans le monde islamique, il est fait mention de groupes théologiquement bien distincts au sein de l’humanité, parmi lesquels ceux qui ont reçu « des bienfaits » de la part d’Allah ; ensuite, ceux qui sont l’objet de Son « courroux » ; et enfin, ceux qui sont « égarés ». Depuis 14 siècles, l’exégèse islamique s’accorde presque unanimement pour identifier dans ces dernières catégories respectivement les juifs et les chrétiens, tous deux « gens du Livre » : or, une telle lecture est susceptible de poser des problèmes. Le grand juriste Sami Aldeeb raconte ainsi à titre anecdotique avoir vu, dans une vidéo, une petite fille de deux ans répondre à des questions sur la religion. « Parmi celles-ci : qui sont les gens contre lesquels Dieu est en colère? Et la petite fille de répondre: ce sont les juifs. Et qui sont les égarés? Ce sont les chrétiens. » Notre auteur s’interroge dès lors légitimement : « Quel espoir pouvons-nous avoir en nos jeunes gens si on leur enseigne une telle discrimination dès leur plus tendre enfance ? »[8]
Le jihad
Jusqu'ici, nous nous sommes tenus à dresser aussi objectivement que possible le tableau de l'infidélité que le Coran nous offre : et au vu des fortes polémiques engendrées aux moments de sa Révélation, d'abord via les païens idolâtres de la Mecque, la masse « grossière » des Quraychites incrédules et dénégateurs, ensuite au travers des « gens du Livre » chrétiens et juifs et des différentes controverses théologiques suscitées à l'époque, spécifiquement judaïques, et dont le Coran garde encore maintes traces, on ne s'étonnera pas de constater que la description de la mécréance dans la rhétorique coranique soit aussi sombre que possible, et pour le moins préoccupante. Mais qu'en est-il du rapport qu'il faille entretenir avec les infidèles ?
Partant du postulat indéniable qu'il existe des versets coraniques appelant à la guerre sainte, il nous faut cependant remarquer que le Livre peut contenir différentes sensibilités, « des textes divergents voire contradictoires » quant aux rapports qu'il faille entretenir avec les infidèles. « La doctrine », note l'Encyclopédie de l'Islam, « les classe, sauf quelques variantes de détail, en quatre catégories successives :
- ceux qui ordonnent le pardon des offenses et incitant à l'appel à l'Islam par la persuasion.
- ceux qui ordonnent le combat pour repousser les agressions.
- ceux qui ordonnent l'initiative de l'attaque, mais en dehors des quatre mois sacrés.
- ceux qui ordonnent l'initiative de l'attaque, absolument en tous temps ou tous lieux. »[9]
Grosso-modo, ils correspondent aux différentes périodes et phases historiques de l'apostolat du Prophète, à travers lesquelles, comme l'écrit Sabrina Mervin, « il passa du statut de contribule, à La Mekke, à celui d'envoyé de Dieu, puis de prophète, et enfin de chef de guerre et de chef d'État à Médine. »[10] On conçoit qu'il y a de toute évidence un choix à faire ici prévaloir entre les différents courants que le Coran propose dans les rapports aux infidèles : doit-on donner la préséance aux versets mecquois « tolérants » ou au contraire aux versets médinois belliqueux ? De ce côté-là, l'Islam sunnite prit rapidement sa décision, ainsi que le note l'Encyclopédie précédemment mentionnée : « La doctrine considère que les textes postérieurs abrogent les textes antérieurs contraires (théorie du naskh) de telle sorte que, seuls restent définitivement valables ceux de la dernière catégorie [...]. »[11] Alfred Morabia n'hésite pour sa part pas à confirmer de son côté : « Dorénavant, si l'on suivait le cours nouveau pris par les injonctions divines, « ceux qui avaient reçu l'Écriture » et ne suivaient pas « la religion de Vérité » étaient voués aux gémonies, et condamnés à être combattus jusqu'à subir un régime humiliant. Traitement somme toute similaire à celui réservé auparavant aux seuls « Associateurs » qui rejetaient la croyance en un Dieu unique. »[12] Il nous revient par ailleurs de noter que la préséance des versets médinois sur les versets mecquois semble bien faire l'unanimité au sein de l'umma lorsqu'elle est de facto possible : un célèbre penseur musulman « moderne » de la fin du XXème siècle, le soudanais Mahmoud Mohammed Taha, n'a-t-il pas été pendu pour apostasie au milieu des années 80 pour avoir vouloir inverser la tendance ?
« En conséquence », continue la dite Encyclopédie, « la règle, en la matière, est formulée en ces termes absolus : « la lutte (djihâd) est obligatoire même s'ils (les infidèles) n'ont pas eux-mêmes commencé ». Et comme le montre une récente étude minutieuse de Sami Aldeeb[13], le consensus règne là aussi dans les exégèses islamiques sur le sujet : sur 72 commentateurs examinés et analysés, des origines de l'Islam à nos jours, seuls trois, tous soufis, nient le caractère offensif du jihad (pour, par ailleurs, ne favoriser que le fameux jihad « spirituel » au détriment du texte coranique même, étant entendu que sur les 41 occurrences dans lesquelles la racine j.h.d. [jihad] est présente dans le Coran, ainsi que l'affirmait Marie-Thérèse Urvoy, elle détient au moins dans 8 cas un signification purement belliqueuse, en sorte qu'il devient « illégitime d'affirmer que le jihâd coranique est uniquement spirituel. »)[14]« Dans l'ensemble », conclut à son tour Aflred Morabia, « les docteurs de l'époque classique firent prévaloir la nécessité de mener gihâd contre les Infidèles, non à cause de la menace qu'ils feraient peser sur l'ordre musulman, mais à cause même de leur infidélité. La thèse du gihâd offensif fut finalement adoptée par toutes les écoles juridiques. La règle définitive est qu'il faut mener un combat offensif et permanent contre les impies, même s'ils n'ont pas pris l'initiative des combats. Leur impiété est une atteinte à l'Islam et aux droits d'Allâh. »[15]
Le fanatisme
[...]
Nous nous arrêterons ici dans notre brève étude du rapport à l'infidélité que le Coran entretient. A celui qui voudra arguer de la contextualisation historique qu'il faille avoir face à ces versets, il nous faudra cependant rappeler l'approche islamique du Livre, qui est déterminante pour comprendre la violence des musulmans. Nous savons que la Révélation dicte et contient la parole d'Allah à l'état brut. Le Coran n'est pas un livre comme n'importe quel autre : décrété incréé et éternel, le Verbe divin ne saurait être soumis à une quelconque contextualisation historique. Ses décrets et injonctions doivent prévaloir à jamais. « Les enseignements de l'Islam sont éternels », écrit ainsi Abul Ala Maudoudi, « car ils ont été révélés par Allah, qui connaît le passé, le présent et l'avenir, et qui est lui-même éternel. C'est le savoir humain qui est limité, c'est l'œil humain qui ne peut distinguer dans la pénombre des perspectives futures, et non pas Dieu dont le savoir est au-delà des limitations de temps et d'espace. »[16] C'était déjà ce que Roger Arnaldez affirmait : « Les docteurs de l'Islam voient dans le gihâd un commandement de Dieu, dont la nature ne saurait se définir par des conditions variables de temps et de lieu, même s'il est admis que la révélation en a été faite à l'occasion de situations concrètes dans lesquelles se trouvait le Prophète (ce qu'on appelle les « circonstances de la Révélation » : asbâb al-nuzûl). »[17] Aussi, l'argument, pertinent au premier abord, devient nul et non avenu en connaissance de la théologie scripturaire islamique.
[5] DELCAMBRE A.-M., « L'islam des interdits », Desclée de Brouwer, 2003, p. 18.
[6] MAUDOUDI A.-A., « Comprendre l'islam », Islamic Foundation, 1973, pp. 18-19.
[7] ARNALDEZ R., « L'homme selon le Coran », Hachette Littératures, 2002, coll. « Pluriel », p. 206).
[8] On lira sur le sujet ALDEEB S., « La Fatiha et la culture de la haine. Interprétation du 7ème verset à travers les siècles », Centre de droit arabe et musulman, 2014, p. 6. Voir http://goo.gl/sbP0h3 pour la vidéo.
[9] TYAN E., op. cit., pp. 551-553.
[10] MERVIN S., « Histoire de l'islam. Fondements et doctrines », Flammarion, 2000, p. 48.
[11] TYAN E., ibid.
[12] MORABIA A., « Le Gihad dans l'Islam médiéval », Albin Michel, 1993, Paris, p. 125.
[13] ALDEEB S., « Le jihad dans l'islam. Interprétation des versets coraniques relatifs au jihad à travers les siècles », Centre de droit arabe et musulman, 2016, 262 p.
[14] URVOY M.-T., art. "Guerre et paix" in AMIR-MOEZZI M.-A. (dir.), « Dictionnaire du Coran », Robert Laffont, Paris, 2007, p. 375.
[15] MORABIA A., op. cit., p. 199.
[16] MAUDOUDI A. A., op. cit., p. 82.
[17] ARNALDEZ R., in MORABIA A., op. cit., p. 9.
b) La Tradition
Si le Coran ou plutôt, dans la question qui nous intéresse, la lecture sunnite du Coran est nécessaire pour découvrir au premier abord la théologie musulmane dans son rapport à l'infidélité, il ne faudrait cependant guère omettre qu'il existe en parallèle tout un corpus de texte tel la sunnah dont la sacralité n'est plus à souligner et dont l'importance demeure considérable. De quoi s'agit-il ?
La sunnah, ou la Tradition islamique, est un concept s'inscrivant pleinement dans la psychologie que l'ensemble des musulmans porte pour Mahomet, suprême modèle des croyants. L'importance du prophète dans la foi islamique est un élément qui ne saurait être négligé. Depuis toujours, sa place demeure foncièrement haute auprès de l'ensemble des croyants, et pourrait-on même dire, fondamentale : si après l'affirmation de l'unité de Dieu (tawhid), la croyance en Mahomet est le second objet de la profession de foi musulmane (shahadda), ce n'est pas pour rien. Il semble bien y avoir eu de tout temps une puissante symbiose entre les musulmans et leur prophète, dont tout croyant sincère ne mentionne jamais le nom sans pieusement ajouter : « que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui » (salla l-lâhu halayhi wa sallam). Ainsi, Abul Ala Maudoudi n'hésite pas à affirmer que « sa vie toute entière est un exemple de vérité, de noblesse, de pureté de nature, de pensée élevée, de la forme la plus exaltée d'humanité » et de souligner que « son caractère est irréprochable et sa vie [...] exempte de faiblesse ».[18] Nous n'insisterons jamais assez sur l'importance et le poids que l'imitation de l'exemple de Mahomet a dans la foi islamique pour l'ensemble des croyants : il y a toute une psychologie musulmane tournée vers le prophète[19], dont la vie sur terre est précisément vu comme ayant apporté, via la « Révélation » coranique, la lumière aux ténèbres, la foi aux impies, la science aux ignorants et la vertu aux pervers.
Il nous faut dès lors voir et comprendre la sunnah comme une tentative visant à satisfaire l'extrême engouement que les croyants ont pu développer, au cours de l'histoire, pour l'Envoyé d'Allah. On relaye ainsi diverses informations généralement (mais pas toujours) au sujet du prophète : il peut s'agir d'une parole, d'un acte, d'un trait spécifique à sa personne, ou même de l'attitude qu'il a pu tenir devant telle situation ou dans tel contexte. En tant que réceptacle de la révélation, le Prophète était évidemment l'intermédiaire direct entre Dieu et les hommes, entre la parole divine et les attentes humaines ; et en tant que tel, prophète et envoyé de Dieu, il demeure aujourd'hui encore un « excellent modèle » (XXXIII, 21) dont les actes, les paroles et la vie même sont vus et considérés comme un archétype idéal et constant de piété qu'il faille, sinon directement s'y calquer au moins très largement s'en inspirer. Partant de ce postulat, il devient évidemment nécessaire de s'interroger sur la personne de Mahomet et de remonter aux sources littéraires le concernant directement, afin de mieux cerner son influence sur la question qui nous importe : le jihad.
Qu'est-ce que la sunnah peut nous affirmer sur le sujet ? Les croyants musulmans, plongés dans sa légende dorée, n'hésiteront pas à l'image d'Abul Ala Maudoudi à souligner sa « conduite noble et digne », « sa sympathie infinie », véritable « lait de la tendresse humaine » « [qui] lui attira même l'amitié de ses ennemis »[20], et ils auront en partie raison. Nous ne pouvons pas ignorer la magnanimité, la grandeur et même la bienveillance que le prophète a pu bien souvent manifester au cours de sa vie. Mais faut-il uniquement s'en contenter, et ne relever et ne considérer que cette figure bienveillante de l'Envoyé d'Allah ? Ce serait faire fi d'une autre partie de sa personnalité qui n'eut de cesse d'alimenter sa légende noire[21]. Car il est incontestable que Mahomet ait pu également parfois avoir un comportement proprement inacceptable au regard de la morale contemporaine. A un moment historiquement situé de son apostolat, pour reprendre les termes d'Alfred Morabia, « Muhammad, cessant d'être l'Avertisseur qu'il s'était voulu dans les premières années de sa prédication, se transforma [...]en militant, en chef de parti, en Prophète Armé ».[22] D'après la biographie du Prophète (sirah), « toutes les batailles où l'Envoyé d'Allâh participa par lui-même furent au nombre de vingt-sept » et « le nombre de ses expéditions et de raids fut trente-huit »[23]. Nous savons que le prophète connut nombre d'affrontements au cours de sa carrière : la très célèbre bataille de Badr (624) qui se soldera par une victoire des musulmans, celle d'Uhud (625) qui finira par la défaite de l'umma ou encore la fameuse bataille du Fossé (626), où les croyants durent subir le siège de la part de nombreux ennemis coalisés, sont autant de campagnes que l'on peut aisément utiliser et citer à titre d'exemple : mais au-delà même des guerres, batailles et autres razzias qui marquèrent durablement sa carrière prophétique, il nous revient également de constater parmi d'autres exactions que le prophète ordonna par exemple à de nombreuses reprises de faire assassiner certains « poètes » et autres personnes qui n'eurent d'autre tort que de réciter des vers moqueurs ou critiques à son égard, allant même jusqu'à invoquer la bénédiction divine sur les croyants qui se chargeraient de la besogne[24] : la sirah nous cite par exemple le dialogue à travers lequel Mahomet demande incidemment à assassiner Ka'b b. al-'Ashraf : « l'Envoyé d'Allâh dit : « Qui me débarrasserait d'Ibn al-'Ashraf ? » Muhammad b. Maslamah, frère des Banû 'Abd al-'Ashhal, alors répondit : « Moi, ô Envoyé d'Allâh, je m'en chargerai, je le tuerai. » L'Envoyé d'Allâh lui dit : « Fais-le si tu peux ».[25] La biographie se plaît également à raconter qu'il a pu, sinon ordonné[26], au moins laisser opérer de terribles massacres, parmi lesquels celui de la tribu juive des Banû Qurayzah. Nous ne savons pas précisément le tort que cette tribu a pu faire au prophète : ne firent-ils rien pour aider l'umma durant le siège de la bataille des Fossé, ou bien négocièrent-ils avec les ennemis de Mahomet ? Les informations sont contradictoires à leur sujet, mais le fait demeure bel et bien qu'ils ont été entièrement massacrés. La biographie de Mahomet raconte ainsi l'épisode : « Puis l'Envoyé d'Allâh alla au marché d'al-Madînah qui est encore aujourd'hui son marché, et a fait creuser des fossés. Il les fit venir, et les fit décapiter dans ces fossés, on les fit venir à lui par groupes. Parmi eux se trouvèrent l'ennemi de Dieu Huyayy Ibn 'Akhtab, et Ka'b b. 'Asad leur chef. Ils étaient au nombre de six cents, ou de sept cents ; celui qui multiplie leur nombre dit qu'ils étaient entre huit cents et neuf cents ».[27] Tout cela est bien connu des premières biographiques islamiques du prophète, et n'est guère caché : pis encore, cela est enseigné. Répétons-le donc : ces zones d'ombre, ces tâches noires de la vie du prophète existent bel et bien dans les premiers documents historiographiques que l'umma nous offre à propos de son Prophète. Il est dans bien des cas inutile de vouloir les nier ou même de les minimiser. Les faits sont là, il nous revient de les accepter.
Au-delà du comportement et des actes du prophète dont tout croyant peut et doit néanmoins s'inspirer, il nous faudrait également nous intéresser sur la façon dont le prophète considéra le jihad. Car c'est bien lui qui lia irrémédiablement les actes purement guerriers et militaires à la révélation divine, c'est lui qui confondit profondément la religion et la violence et joua constamment sur les deux tableaux, à tel point que leur union finira par profondément structurer, définir et façonner l'essence et le visage de l'Islam. On rapporte souvent la tradition selon laquelle, en pleine bataille de Badr, un croyant aurait demandé à Mahomet : « ô Envoyé d'Allâh ! Qu'est-ce qui fait rire le seigneur de la part de son serviteur [= qu'est-ce qui rend le serviteur de Dieu très agréable auprès de lui] ? » Et le prophète de répondre : « C'est le fait qu'il se plonge au milieu de l'ennemi sans être cuirassé. » Alors, nous raconte la sirah, notre homme « enleva la cuirasse qu'il portait, la jeta loin, prit son épée et combattit l'ennemi jusqu'à ce qu'il fût tué », ce qui soit-dit en passant peut largement servir de base théologique pour légitimer l'action de nos actuels kamikazes. C'est bien lui qui exhorta également à l'abnégation totale, et au fanatisme, à des passions aveugles et irraisonnées, au point d'arriver à des résultats complètement ahurissants. On raconte ainsi que l'Envoyé d'Allah avait dit : « Tuez tout homme juif dont vous vous emparez. » Alors, Muhayyisah [...] sauta sur Ibn Sunaynah, un commerçant juif qui le fréquentait et faisait du commerce avec lui et le tua. Huwaysah[frère de Muhayyisah] n'était pas encore musulman, et il était plus âgé que Muhayyisah. Quand Muhayyisah tua Ibn Sunaynah, Huwaysah se mit à battre Muhayyisah en disant : « ô ennemi de Dieu ! L'as-tu tué ? Peut-être y a-t-il de la graisse dans ton ventre qui vienne de son argent ! » Alors Muhayyisah répondit : « Je jure par Dieu que celui qui m'a ordonné de le tuer est quelqu'un qui, s'il m'ordonne de te tuer, je te couperai le cou » - Cette parole fut la cause de la conversion de Huwaysah à l'Islam. En effet, Huwaysah lui dit : « Ah ! Si donc Muhammad t'ordonne de me tuer, tu me tueras ? ! » Muhayyisah répondit : « Oui, certes. Je jure par Dieu que si Muhammad m'ordonne de couper ton cou, je le ferai. » Alors Huwaysah dit : « Une religion qui te rend ainsi est quelque chose d'extraordinaire ! » Et Huwaysah a (aussitôt) embrassé l'Islam ». Par la suite, les traditions vantant l'excellence et les mérites du jihad, et l'abnégation totale qu'il faille avoir et posséder pour plaire à Allah et à Son Prophète, n'auront plus jamais de cesse de s'accumuler sur les traces de l'Envoyé d'Allah : « le djihâd est le monachisme de l'Islam », il est un « acte de dévotion pure » ; il est « une des portes du Paradis » ; de grandes récompenses célestes sont assurées à ceux qui s'y adonnent ; ceux qui y périssent sont des martyrs de la foi etc. On voit donc que la violence et le fanatisme qui demeurent aujourd'hui encore, on le sait, pleinement d'actualité, étaient déjà bien vivaces à l'époque même du prophète de l'Islam, et s'enracinent directement dans l'ombre de sa guidance et de son exemple. Il serait vain et malhonnête de nier, comme certains auteurs se plaisent à le faire, cette dimension proprement guerrière et parfois barbare que la vie du Prophète a pu avoir, au gré des nécessités et des injonctions coraniques : et surtout l'aspect problématique car normatif et exemplaire des dits, faits et gestes attribués à l'Envoyé d'Allah : « celui-ci », note Alfred-Louis de Prémare, « est source d'autorité, de loi et d'exemplarité morale pour l'ensemble de la communauté ; il est « le beau modèle », comme on le qualifiera plus d'une fois dans les hadîth, et ses expéditions militaires sont autant d'exempla, constituant une geste à glorifier et à imiter »
[18] MAUDOUDI A. A., op. cit., pp. 42-43.
[19] On se plait généralement à citer le célèbre vers du poète Mohamed Ikbal pour illustrer à merveille cet aspect de la foi musulmane : « Vous pouvez nier Dieu, mais vous ne pouvez pas nier le Prophète. » ([...], art. "Muḥammad" in « Encyclopédie de l'Islam », t. VII, 1993, p. 379).
[20] MAUDOUDI A. A., op. cit., p. 68.
[21] « Mesuré par l'exhortation chrétienne à la paix », écrit Albrecht Noth dans un article traitant de la polémique religieuse médiévale contre le prophète, « un fondateur de religion qui déclare des activités de guerre méritoires d'un point de vue religieux – comme le montrent largement le Kur'an et la tradition islamique (djihād, maghāzi) – qui appelle ses partisans à la bataille et agit en chef de guerre lui-même ne peut être acceptable [pour une conscience chrétienne]. Des razzias, avec, comme princeps latronum dans l'avant-garde le pseudo-prophète en personne, qui déclare honteusement qu'elles sont conformes aux ordres divins, étaient plutôt inspirées par la poursuite du pouvoir et la convoitise du butin. » (NOTH A., art. "Muḥammad.", « Encyclopédie de l'Islam », t. VII, 1993, p. 381).
[22] MORABIA A., op. cit., p. 55.
[23] IBN 'ISHÂQ (trad., intr. et notes BADAWI 'Abdurrahmân), « La vie du Prophète Muhammad l'Envoyé d'Allâh », t. 2., Albouraq, Beyrouth, 2001, pp. 534-535. (Par la suite abrégé en Sirah I ou II, en fonction du tome).
[24] Sirah II, p. 23.
[25] Sirah II, p. 21.
[26] « La tradition a d'ailleurs essayé de faire retomber sur Sa'd b. Mu'adh la responsabilité du carnage des Kurayza (cf. Hassan b. Thâbit, n° CLXVII, qui affirme la complète loyauté de Sa'd). Mais différentes indications prouvent que ce fut le Prophète lui-même qui prit la décision. L'expulsion et l'élimination de ces trois tribus juives permirent à Muhammad de se rapprocher de son but, qui était l'organisation d'une umma sur des bases strictement religieuses. » ([...], op. cit., p. 379).
[27] Sirah II, p. 192.
c) Le droit musulman
L'islam ne se résume pas au Coran et à la sunnah : il nous faut encore compter sur le droit musulman. Des origines de l'Islam à nos jours, il n'y eut jamais de séparation entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. Si le Prophète lui-même était à la fois guide spirituel et chef de tribu, si le Coran offre à l'occasion quelques versets législatifs notamment sur les châtiments corporels que la Tradition complètera grandement, il devient grandement difficile de délier ce qui semble être par essence intrinsèquement lié. Dans son Introduction au droit musulman, Sami Aldeeb souligne trois conceptions possibles de l'origine de la Loi : d'abord en tant qu'imposition d'un dictateur, puis en provenance du peuple par voie démocratique ; enfin, en tant qu'émanation de la divinité, soit directement à travers la révélation transmise à un prophète, soit indirectement à travers les autorités religieuses censées représenter la divinité sur terre. L'Islam se retrouve sans aucun doute dans la dernière catégorie, comme l'auteur l'affirme lui-même.[28]
Il s'agit donc d'analyser la façon dont les juristes musulmans ont considéré le jihad exhorté par le Coran et expérimenté par le bel exemple du Prophète, c'est-à-dire de découvrir la doctrine. De fait, nous savons que le fiqh al-jihad a commencé à développer ses principes juridiques en reprenant une bonne partie de la théorie du Coran. Partant de la dualité et de l'antagonisme sévère que la Révélation instaure entre fidèles et infidèles, le fiqh aura tôt fait de diviser le monde, de la même façon : d'un côté le dar al-harb (littéralement : maison de la guerre) entre les mains des impies, et de l'autre le dar al-islam (maison de l'islam) où la religion règne, et avec elle, la piété, la paix, la vérité. La vision musulmane que donnera le droit de cette lutte pour Allah est celle d'un combat à mener pour propager la vérité en terre de mensonges, la piété en terres impies, la lumière aux ténèbres : en un mot, faire triompher la parole et la religion d'Allah. « Le gihâd est au service de Dieu et non à celui des hommes. C'est un droit de Dieu. Il fait partie du culte qui doit Lui être rendu. Et le Croyant doit consacrer, à la Voie d'Allâh, la même ardeur et la même constance (sabr) que déploie le moine chrétien au service de sa religion. L'Apôtre n'a-t-il pas proclamé que « le monasticisme de la Communauté musulmane est le gihâd ? »[29] Son but ne réside toutefois pas nécessairement dans la conversion des populations infidèles (de facto, la conversion forcée est interdite dans la religion musulmane) que dans l'instauration de la pax islamica dans le monde entier, c'est-à-dire de la religion véridique, de la Loi islamique, de la piété, de la morale, etc. Partant de certains versets dont le caractère impératif ne fait pas le moindre doute, le droit musulman a tôt fait d'affirmer que le jihad est une obligation : « ce précepte », souligne ainsi l'Encyclopédie de l'Islam, « est affirmé dans toutes les sources. »[30] Néanmoins, il nous faut noter qu'il est obligatoire pour la communauté islamique en général, et qu'il n'est pas un devoir personnel pour chaque musulman libre de sexe masculin (sauf en cas de légitime défense), et que si ce devoir est accompli par un nombre suffisant de croyant, cela « dispense les autres individus du devoir d'y pourvoir d'eux-mêmes »[31]: cela peut juridiquement expliquer pourquoi la majorité des musulmans demeure pacifique et que le jihad n'est que l'objet de quelques illuminés passionnés par la foi. S'il n'est pas du tout observé, c'est la communauté entière qui pèche « envers la prescription divine d'étendre la Parole et la Loi d'Allâh » : et le musulman qui refuse l'appel à la guerre sainte « mérite qu'aucun homme ne soit rendu à sa dépouille après sa mort, châtiment post-mortem exceptionnel dans la Loi musulmane. »[32]: selon ibn Hazm « il n'est de péché plus grave, hormis l'impiété, que de contester le devoir de gihâd contre les Impies. »[33] Comme nous l'avons déjà précédemment montré, notamment via l'étude de monsieur Aldeeb sur l'exégèse du jihad, le caractère offensif de la guerre sainte ne fait aucun doute : « En conséquence [de quoi] » note l'Encyclopédie de l'Islam déjà précédemment citée, « la règle, en la matière, est formulée en ces termes absolus : « la lutte (djihâd) est obligatoire même s'ils (les infidèles) n'ont pas eux-mêmes commencé ». « La théorie d'un gihâd uniquement défensif », remarque à son tour Alfred Morabia, « – le fait est incontestable –, ne trouva guère d'échos auprès des juristes de l'époque médiévale. »[34] Enfin, contrairement à ce que certains se plaisent à affirmer, le jihad de musulmans contre musulmans existe, et demeure celui mené contre les apostats, les hérétiques, les « mauvais » musulmans : elles ont un précédent historique et théologique dans les guerres de Ridda mené par le premier successeur du prophète, le calife « bien-guidé » Abou Bakr : « un gihâd entre Musulmans était donc légitime, si tel devait être l'intérêt de la Ummà dans sa double quête de pureté et d'unité. »[35], et l'on alla même « jusqu'à proclamer que le gihâd mené contre les rebelles et les schismatiques était aussi valable, sinon davantage, que celui conduit contre l'Infidèle. »[36]
Concernant les règles de guerre proprement dites, qu'on nomme siyar, le droit musulman n'est pas en reste sur le sujet : car si le Coran contient assurément l'appel au jihad, il n'est pas un code militaire et n'a pas de droit de la guerre. Les juristes ont donc du se pencher sur la question, et ont tiré une réglementation de la guerre à partir de la conduite du prophète. Naturellement, le prophète a pu accomplir au cours de sa mission prophétique différents actes : et les écoles juridiques pourront diverger sur certains points. Ainsi, nous explique Roger Arnaldez, « Comme il [le prophète] mit le feu aux palmeraies de la tribu juive des Banû'l-Nadîr, certains considèrent qu'il est permis de brûler les récoltes, les arbres et les cultures, voire d'incendier les maisons ou de les démolir. Néanmoins le premier calife Abû Bakr a recommandé de ne couper aucun arbre fruitier et de ne pas dévaster les terres cultivées. On a donc le choix entre ces deux façons d'agir. En revanche, il n'est permis ni de blesser, ni de tuer les animaux qu'élèvent les infidèles, sauf s'ils servent à l'alimentation de l'armée musulmane. Néanmoins certaines écoles juridiques (les hanéfites et les mâlékites) autorisent la mise à mort de tous ces animaux. Il faut laisser la vie aux femmes et aux enfants, à moins qu'ils ne soient utilisés à quelque service par les infidèles combattants. Certains pensent qu'il est permis de tuer tous les infidèles, qu'ils combattent ou non : commerçants, serviteurs à gages ou homme de peine, vieillard, aveugles, infirmes, paysans, évêques, prêtres, moines. D'autres admettent des exceptions en faveur des vieillards et des moines à condition qu'ils soient à l'intérieur de la clôture de leur monastère. »[37] Autant dire que les siyar peuvent profondément varier d'une école juridique à l'autre (il y a 4 écoles juridiques sunnites). Mais un consensus semble exister sur un certains nombre de points, par exemple sur le fait d'appeler les adversaires à la conversion avant le combat (encore que « l'opinion générale s'est faite, à la longue, qu'on ne devait adresser de sommation qu'à ceux – de plus en plus rares – qui n'avaient pas eu connaissance du Message de l'Envoyé d'Allâh »), sur la possibilité de faire une trêve dont la durée ne saurait excéder une décennie (à l'exemple du prophète et du traité d'Houdaybiya), sur la mise à mort ou l'asservissement des polythéistes qui refusent d'embrasser l'Islam, etc. Concernant les femmes et les enfants, la majorité admet le droit de ne pas les tuer : cependant, « on doit les réduire en esclavage, et les répartir entre les combattants, en qualité de butin » ainsi que l'affirme très nettement Alfred Morabia.[38] De manière général, on fait peu de cas de la vie de l'infidèle qui, résidant en dar al-Harb, n'est lié à l'Islam par aucune convention. Le droit juridique musulman le désigne sous le terme de harbi : « il se trouve, aux yeux de la Loi, dépourvu de tout droit et de toute protection. En principe, on peut impunément verser son sang, et s'emparer de ses biens sans être inquiété. »[39] C'est exactement ce que confirmait à son tour l'Encyclopédie de l'Islam : « Tout incroyant qui ne paye pas la djizya et n'appartient pas à un peuple dont les relations avec l'État islamique sont réglées par traité [...] », peut-on lire, « est halāl al-dam (à tuer sans craindre de punition) et peut à n'importe quel moment être tué par un Musulman [...].»[40] On observera donc que fidèle à l'enseignement du Coran, le droit musulman s'est plu à séparer et à distinguer radicalement le croyant de l'infidèle, le musulman de l'impie et d'en tirer les conséquences théologiques découlant de la lecture du Coran et de l'exemple du prophète qui peuvent considérés ensemble largement légitimer et justifier théologiquement les exactions actuelles. « Cette prescription », conclut l'Encyclopédie, « n'est que la conséquence de la loi du djihād, et Muhammad lui-même en a souvent fait usage. »
[28] ALDEEB S., « Introduction au droit musulman », Centre de droit arabe et musulman, 2012, p. 13.
[29] MORABIA A., op. cit., p. 200.
[30] TYAN E., ibid.
[31] MORABIA A., op. cit., p. 448.
[32] MORABIA A., op. cit., p. 251.
[33] Ibid.
[34] MORABIA A., op. cit., p. 200.
[35] MORABIA A., op. cit., p. 299.
[36] MORABIA A., op. cit., p. 304.
[37] ARNALDEZ R., « L'islam », Desclée/Novalis, 1988, pp. 145-146.
[38] MORABIA A., op. cit., p. 235.
[39] MORABIA A., op. cit., p. 212.
[40] SCHACHT J., art. "Ḳatl.", in Encyclopédie de l'Islam, t. IV, 1978, p. 803.