A propos des variantes de lecture du Coran
Posté : 30 avr.17, 07:00
J'ai terminé la lecture du livre de Shady Hekmat Nasser, intitulé The Transmission of the Variant Readings of the Qur’ān : The Problem of Tawātur and the Emergence of Shawādhdh (Brill, Leiden, 2013, coll. « Texts and Studies on the Qur’ān », n°9, 252 p.) C'est à ma connaissance l'ouvrage universitaire le plus complet traitant de la question des lectures coraniques. Je ne regrette pas de l'avoir lu, il est tout-à-fait passionnant. Je l'utiliserai bientôt avec d'autres ressources pour travailler un peu le sujet. Ci-joint mes notes de lecture relatives à l'ouvrage en question (ce dernier étant peu accessible, je me suis dit que cela pourrait intéresser des gens).
Vocabulaire :
qira'at : lectures (du Coran)
shawadhdh : lectures rejetées/aprocryphes (du Coran)
ijtihad : effort d'interprétation
rasm : squelette consonantique
mutawatir : rapporté suivant le tawatur
tawatur : terme désignant une donnée sûre et certaine, transmise absolument hors de tout doute
-> sa compréhension est peu évidente (al-Suyuti présente pas moins de 35 interprétations dudit hadith) même si l’ensemble des savants sunnites est unanime pour ne pas identifier les 7 lettres aux 7 lectures (celles-ci seraient contenues dans celles-là mais ne sont pas celles-là).
-> le hadith dans sa forme première rapporte un récit de divergence entre deux compagnons du prophète, Omar et Hakim ibn Hizam, quant à la récitation du début de la sourate al-Furqan (= XXV), mais aucun manuel de qira’at n’en propose (on en trouve cependant dans ce que l'on nomme shawadhdh, c'est-à-dire les lectures rejetées/apocryphes du Coran).
-> sa datation est, comme celle de tous les hadiths, problématique : suivant la méthodologie de Harald Motzki, nous pouvons supposer qu’elle a commencé à se répandre vers la fin du VII-Ième, début VIII-IIème siècle.
La tradition est probablement « a demonstration of the failure of the codification process bu ‘Uthman, which was not able to produce a single unified Reading of the Qur’an. », p. 229.
-> Il y avait un grand nombre de lectures qui circulaient avant cette canonisation (at-Tabari avait lui-même écrit un livre sur 20 lectures rapportées à 20 lecteurs éponymes, mais nous trouvons d’autres traités sur la question avec 25, 8, 5, 20 lecteurs/lectures, etc). Ces lectures pré-canoniques étaient parfois plus anciennes que celles sélectionnées par ibn Mujahid : elles circulaient librement sans aucune volonté de les limiter/restreindre (l’exégèse d’at-Tabari témoigne de cette époque relativement flexible quant à l'ijtihad (= effort d'interprétation) du texte, l’auteur utilisant des lectures qui deviendront « apocryphes » (shawadhdh) et rejetant comme ineptes d’autres qui deviendront canoniques).
-> Ibn Mujahid ne donne explicitement AUCUN critère pour expliquer l’admission et le rejet de lectures dans son canon.
-> En conséquence de quoi de nombreux savants contemporains critiquèrent ibn Mujahid pour sa volonté de restriction de lectures, n’ayant aucune base théologique, et de nombreux traités plus ou moins rivaux virent le jour en supprimant ou ajoutant des lectures au canon d’ibn Mujahid. Le canon mis un certain temps à s’imposer durant lequel d’autres lectures continuèrent à être utilisées, mais avec la pression et le temps, les opposants au canon finirent par rejoindre le « consensus » : « Those who opposed Ibn Mujahid’s officially promulgated “Canon” and insisted on following their own standards and criteria were tried, flogged, and coerced into adhering to the consensus. », p. 36.
-> La notion de tawatur appliqué aux lectures du Coran est relativement tardive, puisqu’elle n’apparaît qu’au milieu du XIII/VIIème siècle. Elle n’existe pas chez ibn Mujahid ni dans aucune bibliographie le concernant.
-> La majorité des savants sunnites, à l’image d’ibn al Jazari (auteur du fameux ajout de 3 lectures), considère (ou plutôt constate) que les lectures n’ont pas été rapportées par le tawatur, puisque le nombre de transmetteurs immédiats de celles-ci est trop faible (le chiffre est même d’un seul transmetteur immédiat pour certaines lectures). Une telle donnée est très problématique pour la foi islamique : puisqu’on ne peut lire le Coran sans les lectures canoniques (= sans la voyellisation/diacritisation), on se rend compte qu’on ne peut déchiffrer/décoder le texte coranique, c'est-à-dire le squelette consonantique (rasm) mutawatir qu’au travers seul de lectures qui elles, ne sont pas mutawatir.
-> En cherchant les transmissions de ces lectures pour établir la question du tawatur, les spécialistes des qira’at se sont rendus comptes que les transmetteurs de ces lecteurs divergeaient entre eux : « the more transmissions on the authority of the seven Readers the Qurrā sought, the more variants they obtained. […] If all the transmissions of a variant reading were to be taken into consideration, most verses would have been rendered in so many different ways, all being attributed to one single eponymous Reader.», p. 124. L’auteur donne l’exemple d’une variante d’un mot d’un verset du Coran qui est transmis de quatre manière différente et contradictoire par 4 transmetteurs d’un seul et même lecteur. D’où le paradoxe suivant lequel plus on cherchait de transmissions pour établir le tawatur, plus on obtenait de variantes rapportées d’une seule lecture ; à l’inverse, plus on cherchait à unifier le texte et à exclure les variantes, plus on était obligé de supprimer des transmetteurs et de reconnaître que le tawatur n’existait pas. D’où la sélection de 2 principaux transmetteurs de chaque lecteur, dont certains ne font même pas partis des transmetteurs immédiats, pour établir le texte de chaque lecture. Certains anciens savants continuèrent d’employer des transmetteurs autres que les deux « officiels », mais ceux-ci finirent par tomber dans l’oubli et par entrer dans les lectures apocryphes : « These variants were slowly vanishing from the standard Qirā'āt manuals and started infiltrating the shawādhdh works. », p. 135.
2) changement de voyelles internes
3) changement de forme active/passive
4) changement relatif au shaddah (doublement de consonne)
5) changement de forme verbale
6) changement relatif au tanwîn (marque de l'indétermination)
7) changement relatif au hamzah (lettre spécifique de l'alphabet)
8) changement de voyelles longues
9) dérivation anormale de noms
10) changement du préfixe de l’inaccompli
11) changement du suffixe de l’accompli
12) alternation de lettre via l’homographie ou la phonologie
13) omission de voyelle, perte de consonne via la phonologie
14) Confusion pronom personnel
15) changement de particules
16) changement relatif au ta marboutah (= genre du nom)
17) article défini
18) transposition (= ordre de deux mots inversés) / métathèse (= ordre de deux consonnes renversées dans un mot)
19) variante possédant une lettre seulement commune de racine
20) variante due à l'assimilation
21) variante due à l'amalgame (= deux mots/particules séparées lus comme un seul mot)
22) alternation de temps (accompli/inaccompli)
23) Wazn (= variante sans aucune lettre commune de racine mais possédant le même schème).
Pour l'orientalisme classique qui, évidemment, n'adhère pas à la divinité de celles-ci, elles sont en grande partie à mettre sur le fait de la transmission du Coran, écrit en scriptio defectiva. En cela, et contrairement à ce que certaines peuvent croire, ils avaient été précédé par certains savants musulmans qui, à l'image d'at-Tabari, d'ibn Mujahid, d'ibn Atiyyah ou encore d'ibn al-Arabi, considéraient que ces variantes loin de posséder une origine divine, résultaient de l'ijtihad (= effort d'interprétation) des lecteurs éponymes sur le rasm (= texte consonantique sans diacritique/voyelle) coranique (de fait, la croyance en la divinité de ces variantes est seulement attestée à partir du XIII/VIIème siècle). Une telle hypothèse expliquera ainsi largement les possibles fautes de grammaire que nous pouvons trouver dans le Coran : seul 2 des 7 lecteurs canoniques étaient en effet grammairiens. La conclusion ressortant de ces travaux est que, nous l'avons vu, le texte coranique que chacun a aujourd'hui sous les yeux est UNE seule version d’UNE seule lecture du squelette consonantique (rasm) coranique ; et que CHACUNE des 7 lectures canoniques ne sont pas mutawatir, c'est-à-dire ne sont pas absolument sûres et certaines. Aussi ne serait-on pas étonné de voir certains orientalistes, à l’image de Bellamy ou Eymard, proposer sur des passages auxquels l’exégèse traditionnelle a toujours buté, des lectures différentes du rasm, plus nuancées et sensées, et arriver à des résultats tout-à-fait probants. Après tout, si de l'aveu des savants musulmans même, les lectures canoniques ne sont pas sûres et certaines, il n'y a aucune difficulté à laisser sa chance à une autre lecture, plus critique et contemporaine.
- I) Introduction
Vocabulaire :
qira'at : lectures (du Coran)
shawadhdh : lectures rejetées/aprocryphes (du Coran)
ijtihad : effort d'interprétation
rasm : squelette consonantique
mutawatir : rapporté suivant le tawatur
tawatur : terme désignant une donnée sûre et certaine, transmise absolument hors de tout doute
- II) Le hadith des 7 lettres (Ahruf)
-> sa compréhension est peu évidente (al-Suyuti présente pas moins de 35 interprétations dudit hadith) même si l’ensemble des savants sunnites est unanime pour ne pas identifier les 7 lettres aux 7 lectures (celles-ci seraient contenues dans celles-là mais ne sont pas celles-là).
-> le hadith dans sa forme première rapporte un récit de divergence entre deux compagnons du prophète, Omar et Hakim ibn Hizam, quant à la récitation du début de la sourate al-Furqan (= XXV), mais aucun manuel de qira’at n’en propose (on en trouve cependant dans ce que l'on nomme shawadhdh, c'est-à-dire les lectures rejetées/apocryphes du Coran).
-> sa datation est, comme celle de tous les hadiths, problématique : suivant la méthodologie de Harald Motzki, nous pouvons supposer qu’elle a commencé à se répandre vers la fin du VII-Ième, début VIII-IIème siècle.
La tradition est probablement « a demonstration of the failure of the codification process bu ‘Uthman, which was not able to produce a single unified Reading of the Qur’an. », p. 229.
- III) La canonisation des 7 lectures
-> Il y avait un grand nombre de lectures qui circulaient avant cette canonisation (at-Tabari avait lui-même écrit un livre sur 20 lectures rapportées à 20 lecteurs éponymes, mais nous trouvons d’autres traités sur la question avec 25, 8, 5, 20 lecteurs/lectures, etc). Ces lectures pré-canoniques étaient parfois plus anciennes que celles sélectionnées par ibn Mujahid : elles circulaient librement sans aucune volonté de les limiter/restreindre (l’exégèse d’at-Tabari témoigne de cette époque relativement flexible quant à l'ijtihad (= effort d'interprétation) du texte, l’auteur utilisant des lectures qui deviendront « apocryphes » (shawadhdh) et rejetant comme ineptes d’autres qui deviendront canoniques).
-> Ibn Mujahid ne donne explicitement AUCUN critère pour expliquer l’admission et le rejet de lectures dans son canon.
-> En conséquence de quoi de nombreux savants contemporains critiquèrent ibn Mujahid pour sa volonté de restriction de lectures, n’ayant aucune base théologique, et de nombreux traités plus ou moins rivaux virent le jour en supprimant ou ajoutant des lectures au canon d’ibn Mujahid. Le canon mis un certain temps à s’imposer durant lequel d’autres lectures continuèrent à être utilisées, mais avec la pression et le temps, les opposants au canon finirent par rejoindre le « consensus » : « Those who opposed Ibn Mujahid’s officially promulgated “Canon” and insisted on following their own standards and criteria were tried, flogged, and coerced into adhering to the consensus. », p. 36.
- IV) La question du tawatur.
-> La notion de tawatur appliqué aux lectures du Coran est relativement tardive, puisqu’elle n’apparaît qu’au milieu du XIII/VIIème siècle. Elle n’existe pas chez ibn Mujahid ni dans aucune bibliographie le concernant.
-> La majorité des savants sunnites, à l’image d’ibn al Jazari (auteur du fameux ajout de 3 lectures), considère (ou plutôt constate) que les lectures n’ont pas été rapportées par le tawatur, puisque le nombre de transmetteurs immédiats de celles-ci est trop faible (le chiffre est même d’un seul transmetteur immédiat pour certaines lectures). Une telle donnée est très problématique pour la foi islamique : puisqu’on ne peut lire le Coran sans les lectures canoniques (= sans la voyellisation/diacritisation), on se rend compte qu’on ne peut déchiffrer/décoder le texte coranique, c'est-à-dire le squelette consonantique (rasm) mutawatir qu’au travers seul de lectures qui elles, ne sont pas mutawatir.
-> En cherchant les transmissions de ces lectures pour établir la question du tawatur, les spécialistes des qira’at se sont rendus comptes que les transmetteurs de ces lecteurs divergeaient entre eux : « the more transmissions on the authority of the seven Readers the Qurrā sought, the more variants they obtained. […] If all the transmissions of a variant reading were to be taken into consideration, most verses would have been rendered in so many different ways, all being attributed to one single eponymous Reader.», p. 124. L’auteur donne l’exemple d’une variante d’un mot d’un verset du Coran qui est transmis de quatre manière différente et contradictoire par 4 transmetteurs d’un seul et même lecteur. D’où le paradoxe suivant lequel plus on cherchait de transmissions pour établir le tawatur, plus on obtenait de variantes rapportées d’une seule lecture ; à l’inverse, plus on cherchait à unifier le texte et à exclure les variantes, plus on était obligé de supprimer des transmetteurs et de reconnaître que le tawatur n’existait pas. D’où la sélection de 2 principaux transmetteurs de chaque lecteur, dont certains ne font même pas partis des transmetteurs immédiats, pour établir le texte de chaque lecture. Certains anciens savants continuèrent d’employer des transmetteurs autres que les deux « officiels », mais ceux-ci finirent par tomber dans l’oubli et par entrer dans les lectures apocryphes : « These variants were slowly vanishing from the standard Qirā'āt manuals and started infiltrating the shawādhdh works. », p. 135.
- V) Les types de variantes
2) changement de voyelles internes
3) changement de forme active/passive
4) changement relatif au shaddah (doublement de consonne)
5) changement de forme verbale
6) changement relatif au tanwîn (marque de l'indétermination)
7) changement relatif au hamzah (lettre spécifique de l'alphabet)
8) changement de voyelles longues
9) dérivation anormale de noms
10) changement du préfixe de l’inaccompli
11) changement du suffixe de l’accompli
12) alternation de lettre via l’homographie ou la phonologie
13) omission de voyelle, perte de consonne via la phonologie
14) Confusion pronom personnel
15) changement de particules
16) changement relatif au ta marboutah (= genre du nom)
17) article défini
18) transposition (= ordre de deux mots inversés) / métathèse (= ordre de deux consonnes renversées dans un mot)
19) variante possédant une lettre seulement commune de racine
20) variante due à l'assimilation
21) variante due à l'amalgame (= deux mots/particules séparées lus comme un seul mot)
22) alternation de temps (accompli/inaccompli)
23) Wazn (= variante sans aucune lettre commune de racine mais possédant le même schème).
- VI) Conclusion : à propos de l'origine des lectures
Pour l'orientalisme classique qui, évidemment, n'adhère pas à la divinité de celles-ci, elles sont en grande partie à mettre sur le fait de la transmission du Coran, écrit en scriptio defectiva. En cela, et contrairement à ce que certaines peuvent croire, ils avaient été précédé par certains savants musulmans qui, à l'image d'at-Tabari, d'ibn Mujahid, d'ibn Atiyyah ou encore d'ibn al-Arabi, considéraient que ces variantes loin de posséder une origine divine, résultaient de l'ijtihad (= effort d'interprétation) des lecteurs éponymes sur le rasm (= texte consonantique sans diacritique/voyelle) coranique (de fait, la croyance en la divinité de ces variantes est seulement attestée à partir du XIII/VIIème siècle). Une telle hypothèse expliquera ainsi largement les possibles fautes de grammaire que nous pouvons trouver dans le Coran : seul 2 des 7 lecteurs canoniques étaient en effet grammairiens. La conclusion ressortant de ces travaux est que, nous l'avons vu, le texte coranique que chacun a aujourd'hui sous les yeux est UNE seule version d’UNE seule lecture du squelette consonantique (rasm) coranique ; et que CHACUNE des 7 lectures canoniques ne sont pas mutawatir, c'est-à-dire ne sont pas absolument sûres et certaines. Aussi ne serait-on pas étonné de voir certains orientalistes, à l’image de Bellamy ou Eymard, proposer sur des passages auxquels l’exégèse traditionnelle a toujours buté, des lectures différentes du rasm, plus nuancées et sensées, et arriver à des résultats tout-à-fait probants. Après tout, si de l'aveu des savants musulmans même, les lectures canoniques ne sont pas sûres et certaines, il n'y a aucune difficulté à laisser sa chance à une autre lecture, plus critique et contemporaine.