Les grandes écoles du bouddhisme chinois
Posté : 24 janv.18, 09:55
Après une implantation relativement aisée dans les différents royaumes de l'Asie centrale, le bouddhisme indien, qui commence à se diffuser en Chine au premier siècle de notre ère, se trouve face à une autre civilisation millénaire. Sans renier ses thèmes fondateurs, il va tenir compte des modes de pensée, des aspirations, des traditions chinoises sans les heurter de front, certes, mais d'une manière suffisamment foisonnante pour que se développent six principales écoles.
Pensée indienne, monde chinois
La langue chinoise n'a pas la souplesse des langues indo-aryennes et se révèle tout d'abord un outil bien maladroit pour traduire les distinctions psychologiques et épistémologiques subtiles des grands traités indiens. À ce problème purement linguistique ou philologique vient s'ajouter celui des différences profondes qui existent entre le mode de penser indien et celui qui prévaut alors en Chine. Les problèmes de traduction sont résolus, dans un premier temps, par l'emprunt au vocabulaire de la pensée taoïste qui tend à cette époque à évoluer comme une religion de salut personnel. Cet emprunt laissera une marque profonde sur la pensée bouddhique chinoise. Par ailleurs, en s'adaptant à la culture locale afin de pallier les attaques xénophobes et les polémiques qu'ils suscitent, les systèmes doctrinaux purement indiens connaissent des mutations parfois importantes. Et, même si dans les siècles qui suivent, la recherche de liens avec les antécédents indiens pousse de nombreux pèlerins chinois à effectuer de longs et périlleux voyages vers l'Inde, des développements originaux voient le jour. Ils permettent d'apporter des réponses bouddhiques à des problèmes spécifiquement chinois et contribuent ainsi à l'expansion de l'enseignement du Bouddha en Chine.
En Inde même, durant les premiers siècles de notre ère, le bouddhisme est en continuelle évolution. Les deux tendances principales sont celle du Grand Véhicule ou Mahayana et celle du Véhicule des Anciens, Theravada, ou Petit Véhicule, Hinayana. Elles se distinguent par l'emphase que donne la première au développement d'une attitude altruiste alors que la seconde vise à une libération personnelle. De nouveaux systèmes d'interprétations voient le jour, de nouvelles références scriptuaires viennent s'ajouter à la masse considérable de textes qui circulaient déjà. Ce n'est pas un système statique, structuré de façon définitive que les Chinois ont face à eux mais un enseignement vivant en pleine ébullition. Les bouddhistes chinois, dont les traductions tendent à partir du Ve siècle à s'affiner, commencent alors à classifier les doctrines si différentes qui leur parviennent par vagues successives et souvent désordonnées. Se livrant à un travail d'interprétation minutieux, ils cherchent à systématiser ce vaste ensemble et aboutissent à une théorie de division ou classement de l'enseignement ou banjiao : le Bouddha accorda ses enseignements aux capacités et aux aspirations de l'auditoire qu'il avait devant lui. Mais cette tentative d'harmonisation établissait également une hiérarchie sur laquelle les différentes écoles du bouddhisme chinois, qui prônaient chacune la prédominance de tel ou tel texte ou enseignement, eurent parfois du mal à se rejoindre.
Après un long processus de formation, le développement de ces écoles trouva son apogée sous la dynastie des Tang (618-907). Une bonne douzaine d'écoles virent le jour. Certaines, qui tendaient vers des mouvements sectaires aux idées souvent millénaristes et étaient liées à l'instabilité politique, ne durèrent que quelques centaines d'années. Elles furent souvent à l'origine de nouvelles pratiques et de la composition d'un grand nombre de textes apocryphes. On peut cependant distinguer au sein de cette effervescence religieuse, le développement de six grandes écoles qui, malgré une histoire parfois bien tourmentée pour certaines, sont toujours bien vivantes quoique de façon différente à l'heure actuelle.
L'école Tiantai
Le nom de cette école vient des monts Tiantai situés dans la province du Zhejiang. C'est là que Zhiyi (538-597), qui systématisa les principes doctrinaux de cette école, s'installa et passa la plus grande partie de sa vie. Zhiyi écrivit peu mais ses enseignements furent notés par ses disciples. Faisant preuve d'un savoir presque encyclopédique, il mit en place les bases d‘une école éclectique prenant en compte toutes les formes de bouddhisme et donnant une place à tous les sutras, qu'ils relèvent du Petit ou du Grand Véhicule. Pour Zhiyi, il n'y a pas d'antagonisme entre ces deux Véhicules : l'enseignement de chaque sutra est vrai dans la mesure où on le resitue dans son contexte, car le Bouddha utilise des « moyens » ou « artifices salvifiques » ou upaya pour faire « mûrir » les êtres et s'adapter à leurs capacités et aspirations. Dans cette tentative de synthèse, Zhiyi, s'appuyant largement sur la théorie de division de l'enseignement, classe les sutras selon cinq périodes. Selon lui, le sutra du Lotus représente le sens ultime. La pratique spirituelle de cette école consiste à cultiver la concentration et la vue pénétrante. Grâce à la première, le pratiquant réalise que tous les phénomènes n'ont pas de nature propre et donc aucune existence véritable. Ce n'est que sous l'action de nos illusions mentales, de notre imagination, qu'ils apparaissent comme réels. Grâce à la vue pénétrante, on comprend que, bien qu'ils n'aient pas d'existence réelle, les phénomènes ont cependant une existence temporaire ou conventionnelle ainsi qu'une activité en ce monde. Ils sont donc semblables à des rêves ou des objets créés par un magicien. Ils bougent et semblent exister mais en fait n'existent pas. L'utilisation des notions philosophiques chinoises traditionnelles du li ou « principe » et du shi ou « phénomène » pour adapter le bouddhisme à la pensée chinoise est fréquente dans l'ensemble des écoles bouddhiques chinoises. Elle apparaît très clairement dans l'école Tiantai où la concentration est basée sur le li car elle prend la réalité ultime pour « objet » et la vue pénétrante s'appuie sur le shi car elle a pour objet les différentes formes phénoménales.
L'école Huayan ou Avatamsaka
Tout comme l'école Tiantai, l'école Huayan est un courant spéculatif privilégiant l'exégèse. Elle tire son nom du sutra de l'Ornementation fleurie – Avatamsaka-sutra en sanskrit, Huayan jing en chinois. D'après cette tradition, ce sutra fut prêché par le Bouddha tout de suite après qu'il ait réalisé l'Éveil. Mais cet enseignement, trop profond, ne put être compris par l'auditoire et le Bouddha décida alors de prêcher les textes du Petit Véhicule ou Hinayana.
Fazang (643-712), dont les écrits représentent plus d'une centaine de rouleaux, est considéré comme le fondateur de cette école. Dans sa jeunesse, il travailla dans le bureau de traduction du grand maître et pèlerin Xuanzang (vers 596-664) mais ne fut pas d'accord avec ce dernier sur le fait que seuls certains êtres possédaient la nature de Bouddha. Pour Fazang, tous les êtres avaient un esprit intrinsèquement pur et éveillé et l'état de Bouddha était donc accessible à tous. Mais, il n'était pas le seul à soutenir cette thèse. Excepté l'école Faxiang fondée par Xuanzang que nous verrons plus bas, cette théorie de la « matrice de l'Ainséité » ou tathagatagarbha joua un rôle important dans la plupart des écoles du bouddhisme chinois.
De par sa longueur – il comporte de soixante à quatre-vingt rouleaux selon les versions – et la subtilité de son enseignement, le sutra de l'Ornementation fleurie n'était pas d'un abord facile. Il fut l'objet de trois traductions en chinois, au Ve siècle, au début du VIIIe siècle et au début du IXe siècle. Fazang participa à la deuxième sous la direction du grand maître khotanais Siksananda (652-710).
L'école Huayan établit, elle aussi, des classements dans l'enseignement du Bouddha mais comme elle fut fondée après l'école Tiantai, son système est plus complet.
L'école de la Terre pure ou Jingtu jiao
Cette école, qui trouve son origine en Inde mais connut un développement considérable en Chine, prône une dévotion sans borne au Bouddha Amitabha. Elle s'appuie sur un texte, le Sukhavativyuha-sutra ou sutra de la Terre pure de la félicité. Le Bouddha Sakyamuni y explique comment, il y a de cela un nombre incommensurable de périodes cosmiques, le Bouddha Amitabha, qui était alors un moine nommé Dharmakara, fit le vœu de devenir Bouddha dans une terre pure excellente et comment, grâce à son vœu, il conduit désormais tous ceux qui le vénèrent vers la Terre pure de Sukhavati. Une version longue et une version courte de ce texte ont été traduites en chinois. Toutes deux donnent des descriptions extrêmement détaillées de ces sortes de paradis que sont les Terres pures ou Jingtu. Mais alors que la version longue insiste sur le fait qu'une renaissance dans la Terre pure d'Amitabha ne peut être obtenue que lorsque l'accomplissement d'actes vertueux accompagne la dévotion envers ce Bouddha, dans la version courte, seules la foi et la récitation du nom de ce Bouddha sont nécessaires. La récitation de l'hommage à ce Bouddha, Namo Omito fo est devenue de ce fait extrêmement populaire dans toute la Chine et, de nos jours encore, certains religieux ne commencent jamais une discussion sans l'avoir prononcée.
L'école Faxiang et les caractéristiques des dharmas
Fondée par le grand traducteur, exégète et pèlerin Xuanzang (vers 596-664), il s'agit probablement de l'école bouddhique chinoise la moins sinisée ou du moins d'une tradition conservative qui chercha à maintenir le modèle indien. Elle s'apparente en effet à l'école indienne du Yogacara fondée sur les enseignements de deux maîtres indiens Asanga et Vasubandhu qui vécurent aux environs du Ve siècle. Selon eux, les conceptions que nous avons de notre ego et des objets extérieurs ne sont rien d'autre que des constructions mentales. Le monde n'existe pas de par lui-même mais n'est qu'une fabrication de notre esprit. C'est pourquoi cette école est aussi souvent appelée « école de la seule pensée » ou « école idéaliste ».
Avant de partir pour l'Inde, Xuanzang avait déjà entendu parler de cet enseignement mais les bases en étaient peu claires. Son voyage (629-645) le conduisit dans la grande université monastique bouddhique indienne de Nalanda. À son retour il traduisit les textes fondateurs et ses disciples principaux en systématisèrent l'enseignement dans leurs ouvrages.
L'école Chan et le Zen au Japon
Le terme Chan vient de chan-na, transcription chinoise du sanskrit dhyana, signifiant « méditation ». Cette pratique joue en effet un rôle fondamental dans cette école mais ne doit pas faire oublier que la méditation, parce qu'elle permet de découvrir et transformer les bases de notre compréhension du monde, est de façon générale la base de l'enseignement bouddhique. On la retrouve ainsi dans l'école de la Terre pure sous la forme de l'invocation du nom du Bouddha Amitabha ou nianfo, mais également sous forme plus analytique dans le cadre de l'école Tiantai.
D'après la tradition, l'école Chan aurait été fondée par un moine indien du nom de Bodhidharma qui serait arrivé en Chine du Sud en 520. Mais, actuellement, la plupart des spécialistes s'accordent à penser que ce n'est qu'à la fin du VIIe siècle que différents maîtres chinois « fabriquèrent » une connexion avec Bodhidharma, authentifiant ainsi leurs enseignements par une lignée de patriarches. L'école Chan se caractérisera ensuite par l'importance qu'elle donnera à la transmission de l'expérience spirituelle de maître à disciple.
La méditation de l'école Chan est assez connue en Occident notamment sous sa forme japonaise ou zazen. Dans le sutra de la Plate Forme, l'un des textes fondamentaux de cette école qui, bien qu'elle rejette fréquemment toute référence à des sources scriptuaires, fut à l'origine d'une abondante littérature, Huineng (638-713), le sixième patriarche, définit ainsi l'activité de « s'asseoir en méditation » – zuochan en chinois, zazen en japonais : « s'asseoir » ne désigne pas une activité physique mais « ne pas activer les pensées en direction des objets extérieurs » et, par « méditation », on entend « voir sa propre nature originelle sans confusion ». Malgré une tradition iconoclaste très forte, l'école Chan institua cependant pour ses membres une vie structurée et institutionnalisée où les pratiques classiques de la méditation étaient les bases de la journée quotidienne des religieux. C'est à un maître Chan, Baizhang, qui vécut au début du IXe siècle, que l'on doit la formulation d'une série de règles monastiques qui, malgré des amendements, sont toujours en usage dans la plupart des monastères chinois. D'après la tradition, il serait à l'origine de la célèbre formule Chan « un jour sans travail, un jour sans manger » qui, contrairement aux règlements de discipline monastique indiens, obligeait les religieux à préserver leur autonomie économique par le recours au travail manuel. Cette idée sera largement reprise et développée au XXe siècle lorsqu'au début de la République et sous le régime communiste les communautés religieuses furent accusées de « parasiter » la société.
S'appuyant sur la doctrine du Tathagatagarbha selon laquelle la nature de Bouddha est présente de façon immanente en chaque être, l'école Chan défend le principe de l'Éveil subit par rapport à l'Éveil graduel. Rejetant toute analyse, toute étude, elle prône un contact direct avec la réalité ultime. Outre la pratique de la méditation, ce contact peut être provoqué par toutes sortes de méthodes généralement déroutantes lorsqu'elles sont sorties de leur contexte initial, telles que l'emploi de paradoxes, de questions déconcertantes ou même l'usage de coups ou d'injures.
L'école tantrique
Cette école se développa en Chine au VIIIe siècle grâce à l'arrivée de maîtres indiens, notamment Amoghavajra. La profondeur des enseignements tantriques, le fait qu'ils s'appuient sur un véritable développement de la compassion et de la sagesse comprenant la vacuité, ne furent pas toujours bien compris et les religieux qui dispensèrent ces enseignements furent surtout prisés par les gouvernants pour leurs pouvoirs « magiques », notamment la capacité de faire venir la pluie. De nombreux rituels furent traduits en chinois. Un sutra joua un rôle extrêmement important, celui du Mahavairocana-sutra. Cette école déclina cependant en Chine et ne connut pas les développements considérables qu'elle eut au Japon et au Tibet. C'est au début du XXe siècle que les réformateurs du bouddhisme chinois se tournèrent vers ces deux pays qui avaient conservé les traditions ésotériques. Le tantrisme connaît depuis un regain d'intérêt en Chine.
Le bouddhisme en Chine aujourd'hui
La grande persécution anti-bouddhiste de 845 entraîna le déclin des écoles Tiantai, Huayan et Faxiang en tant qu'institutions structurées. La tradition de leurs enseignements ne fut maintenue que par quelques maîtres et ce n'est qu'à partir du début du XXe siècle que les intellectuels chinois et les réformateurs du bouddhisme se tournèrent à nouveau avec enthousiasme vers les enseignements sophistiqués de ces écoles. Cela permit de redorer l'image des religieux bouddhistes accusés d'un niveau d'éducation extrêmement bas mais également d'aborder l'enseignement bouddhique sous un aspect purement philosophique ou universitaire. L'école Chan et celle de la Terre pure continuèrent à se maintenir tout au long des siècles et s'associèrent fréquemment. Depuis le Xe siècle, beaucoup de monastères alliaient les pratiques de méditation chan aux pratiques de récitation de noms de Bouddha ou nianfo de la Terre pure. Ce processus s'intensifia à la fin du XVIe siècle. Il est d'ailleurs important de ne pas exagérer l'opposition entre les différentes écoles : l'organisation du clergé et les règles monastiques propres au Chan ont été adoptées par pratiquement l'ensemble des monastères bouddhiques chinois mais les traités des écoles Huayan et Tiantai sont souvent à la base des enseignements qui sont dispensés dans ces mêmes monastères. On est ainsi amené à distinguer les écoles doctrinales oufamen, des mouvements institutionnalisés ou zongpai. De ce fait, l'école à laquelle appartient un religieux est souvent difficile à déterminer. Il appartiendra à l'école Chan dans la mesure où le maître qui lui aura conféré l'ordination appartient à cette école. Est ainsi définie l'appartenance à une école institutionnalisée. Mais au niveau doctrinal, le religieux est libre de recevoir les enseignements d'autres maîtres appartenant à d'autres écoles, Tiantai, Huayan ou Faxiang. De façon générale, la plupart des monastères sont d'obédience Chan dans la mesure où le maître fondateur était de cette lignée mais la pratique qui y est accomplie et les enseignements qui y sont dispensés peuvent tout à fait être ceux d'une autre école. Malgré de nombreuses vicissitudes, depuis les années 1990, les temples ont regagné leur autorité spirituelle et on assiste à une augmentation de l'influence du bouddhisme parmi les laïcs. Le bouddhisme en Chine n'est pas figé ainsi qu'en témoigne l'apparition de nouvelles écoles ou « mouvements religieux émergents » qui prônent d'ailleurs souvent des enseignements syncrétistes. Par ailleurs, il importe désormais de tenir compte du bouddhisme tibétain. Une évolution sensible est en effet en cours et les distinctions linguistiques ou ethniques, qui étaient encore fondées à la fin du XIXe siècle, tentent à s'effacer peu à peu puisque de nombreux traités ou manuels de liturgie tibétains sont désormais traduits en chinois et qu'ils ont une influence non négligeable sur la pratique des bouddhistes chinois.
Françoise Wang
Directeur de recherche au CNRS
Janvier 2005
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_gr ... hinois.asp
Pensée indienne, monde chinois
La langue chinoise n'a pas la souplesse des langues indo-aryennes et se révèle tout d'abord un outil bien maladroit pour traduire les distinctions psychologiques et épistémologiques subtiles des grands traités indiens. À ce problème purement linguistique ou philologique vient s'ajouter celui des différences profondes qui existent entre le mode de penser indien et celui qui prévaut alors en Chine. Les problèmes de traduction sont résolus, dans un premier temps, par l'emprunt au vocabulaire de la pensée taoïste qui tend à cette époque à évoluer comme une religion de salut personnel. Cet emprunt laissera une marque profonde sur la pensée bouddhique chinoise. Par ailleurs, en s'adaptant à la culture locale afin de pallier les attaques xénophobes et les polémiques qu'ils suscitent, les systèmes doctrinaux purement indiens connaissent des mutations parfois importantes. Et, même si dans les siècles qui suivent, la recherche de liens avec les antécédents indiens pousse de nombreux pèlerins chinois à effectuer de longs et périlleux voyages vers l'Inde, des développements originaux voient le jour. Ils permettent d'apporter des réponses bouddhiques à des problèmes spécifiquement chinois et contribuent ainsi à l'expansion de l'enseignement du Bouddha en Chine.
En Inde même, durant les premiers siècles de notre ère, le bouddhisme est en continuelle évolution. Les deux tendances principales sont celle du Grand Véhicule ou Mahayana et celle du Véhicule des Anciens, Theravada, ou Petit Véhicule, Hinayana. Elles se distinguent par l'emphase que donne la première au développement d'une attitude altruiste alors que la seconde vise à une libération personnelle. De nouveaux systèmes d'interprétations voient le jour, de nouvelles références scriptuaires viennent s'ajouter à la masse considérable de textes qui circulaient déjà. Ce n'est pas un système statique, structuré de façon définitive que les Chinois ont face à eux mais un enseignement vivant en pleine ébullition. Les bouddhistes chinois, dont les traductions tendent à partir du Ve siècle à s'affiner, commencent alors à classifier les doctrines si différentes qui leur parviennent par vagues successives et souvent désordonnées. Se livrant à un travail d'interprétation minutieux, ils cherchent à systématiser ce vaste ensemble et aboutissent à une théorie de division ou classement de l'enseignement ou banjiao : le Bouddha accorda ses enseignements aux capacités et aux aspirations de l'auditoire qu'il avait devant lui. Mais cette tentative d'harmonisation établissait également une hiérarchie sur laquelle les différentes écoles du bouddhisme chinois, qui prônaient chacune la prédominance de tel ou tel texte ou enseignement, eurent parfois du mal à se rejoindre.
Après un long processus de formation, le développement de ces écoles trouva son apogée sous la dynastie des Tang (618-907). Une bonne douzaine d'écoles virent le jour. Certaines, qui tendaient vers des mouvements sectaires aux idées souvent millénaristes et étaient liées à l'instabilité politique, ne durèrent que quelques centaines d'années. Elles furent souvent à l'origine de nouvelles pratiques et de la composition d'un grand nombre de textes apocryphes. On peut cependant distinguer au sein de cette effervescence religieuse, le développement de six grandes écoles qui, malgré une histoire parfois bien tourmentée pour certaines, sont toujours bien vivantes quoique de façon différente à l'heure actuelle.
L'école Tiantai
Le nom de cette école vient des monts Tiantai situés dans la province du Zhejiang. C'est là que Zhiyi (538-597), qui systématisa les principes doctrinaux de cette école, s'installa et passa la plus grande partie de sa vie. Zhiyi écrivit peu mais ses enseignements furent notés par ses disciples. Faisant preuve d'un savoir presque encyclopédique, il mit en place les bases d‘une école éclectique prenant en compte toutes les formes de bouddhisme et donnant une place à tous les sutras, qu'ils relèvent du Petit ou du Grand Véhicule. Pour Zhiyi, il n'y a pas d'antagonisme entre ces deux Véhicules : l'enseignement de chaque sutra est vrai dans la mesure où on le resitue dans son contexte, car le Bouddha utilise des « moyens » ou « artifices salvifiques » ou upaya pour faire « mûrir » les êtres et s'adapter à leurs capacités et aspirations. Dans cette tentative de synthèse, Zhiyi, s'appuyant largement sur la théorie de division de l'enseignement, classe les sutras selon cinq périodes. Selon lui, le sutra du Lotus représente le sens ultime. La pratique spirituelle de cette école consiste à cultiver la concentration et la vue pénétrante. Grâce à la première, le pratiquant réalise que tous les phénomènes n'ont pas de nature propre et donc aucune existence véritable. Ce n'est que sous l'action de nos illusions mentales, de notre imagination, qu'ils apparaissent comme réels. Grâce à la vue pénétrante, on comprend que, bien qu'ils n'aient pas d'existence réelle, les phénomènes ont cependant une existence temporaire ou conventionnelle ainsi qu'une activité en ce monde. Ils sont donc semblables à des rêves ou des objets créés par un magicien. Ils bougent et semblent exister mais en fait n'existent pas. L'utilisation des notions philosophiques chinoises traditionnelles du li ou « principe » et du shi ou « phénomène » pour adapter le bouddhisme à la pensée chinoise est fréquente dans l'ensemble des écoles bouddhiques chinoises. Elle apparaît très clairement dans l'école Tiantai où la concentration est basée sur le li car elle prend la réalité ultime pour « objet » et la vue pénétrante s'appuie sur le shi car elle a pour objet les différentes formes phénoménales.
L'école Huayan ou Avatamsaka
Tout comme l'école Tiantai, l'école Huayan est un courant spéculatif privilégiant l'exégèse. Elle tire son nom du sutra de l'Ornementation fleurie – Avatamsaka-sutra en sanskrit, Huayan jing en chinois. D'après cette tradition, ce sutra fut prêché par le Bouddha tout de suite après qu'il ait réalisé l'Éveil. Mais cet enseignement, trop profond, ne put être compris par l'auditoire et le Bouddha décida alors de prêcher les textes du Petit Véhicule ou Hinayana.
Fazang (643-712), dont les écrits représentent plus d'une centaine de rouleaux, est considéré comme le fondateur de cette école. Dans sa jeunesse, il travailla dans le bureau de traduction du grand maître et pèlerin Xuanzang (vers 596-664) mais ne fut pas d'accord avec ce dernier sur le fait que seuls certains êtres possédaient la nature de Bouddha. Pour Fazang, tous les êtres avaient un esprit intrinsèquement pur et éveillé et l'état de Bouddha était donc accessible à tous. Mais, il n'était pas le seul à soutenir cette thèse. Excepté l'école Faxiang fondée par Xuanzang que nous verrons plus bas, cette théorie de la « matrice de l'Ainséité » ou tathagatagarbha joua un rôle important dans la plupart des écoles du bouddhisme chinois.
De par sa longueur – il comporte de soixante à quatre-vingt rouleaux selon les versions – et la subtilité de son enseignement, le sutra de l'Ornementation fleurie n'était pas d'un abord facile. Il fut l'objet de trois traductions en chinois, au Ve siècle, au début du VIIIe siècle et au début du IXe siècle. Fazang participa à la deuxième sous la direction du grand maître khotanais Siksananda (652-710).
L'école Huayan établit, elle aussi, des classements dans l'enseignement du Bouddha mais comme elle fut fondée après l'école Tiantai, son système est plus complet.
L'école de la Terre pure ou Jingtu jiao
Cette école, qui trouve son origine en Inde mais connut un développement considérable en Chine, prône une dévotion sans borne au Bouddha Amitabha. Elle s'appuie sur un texte, le Sukhavativyuha-sutra ou sutra de la Terre pure de la félicité. Le Bouddha Sakyamuni y explique comment, il y a de cela un nombre incommensurable de périodes cosmiques, le Bouddha Amitabha, qui était alors un moine nommé Dharmakara, fit le vœu de devenir Bouddha dans une terre pure excellente et comment, grâce à son vœu, il conduit désormais tous ceux qui le vénèrent vers la Terre pure de Sukhavati. Une version longue et une version courte de ce texte ont été traduites en chinois. Toutes deux donnent des descriptions extrêmement détaillées de ces sortes de paradis que sont les Terres pures ou Jingtu. Mais alors que la version longue insiste sur le fait qu'une renaissance dans la Terre pure d'Amitabha ne peut être obtenue que lorsque l'accomplissement d'actes vertueux accompagne la dévotion envers ce Bouddha, dans la version courte, seules la foi et la récitation du nom de ce Bouddha sont nécessaires. La récitation de l'hommage à ce Bouddha, Namo Omito fo est devenue de ce fait extrêmement populaire dans toute la Chine et, de nos jours encore, certains religieux ne commencent jamais une discussion sans l'avoir prononcée.
L'école Faxiang et les caractéristiques des dharmas
Fondée par le grand traducteur, exégète et pèlerin Xuanzang (vers 596-664), il s'agit probablement de l'école bouddhique chinoise la moins sinisée ou du moins d'une tradition conservative qui chercha à maintenir le modèle indien. Elle s'apparente en effet à l'école indienne du Yogacara fondée sur les enseignements de deux maîtres indiens Asanga et Vasubandhu qui vécurent aux environs du Ve siècle. Selon eux, les conceptions que nous avons de notre ego et des objets extérieurs ne sont rien d'autre que des constructions mentales. Le monde n'existe pas de par lui-même mais n'est qu'une fabrication de notre esprit. C'est pourquoi cette école est aussi souvent appelée « école de la seule pensée » ou « école idéaliste ».
Avant de partir pour l'Inde, Xuanzang avait déjà entendu parler de cet enseignement mais les bases en étaient peu claires. Son voyage (629-645) le conduisit dans la grande université monastique bouddhique indienne de Nalanda. À son retour il traduisit les textes fondateurs et ses disciples principaux en systématisèrent l'enseignement dans leurs ouvrages.
L'école Chan et le Zen au Japon
Le terme Chan vient de chan-na, transcription chinoise du sanskrit dhyana, signifiant « méditation ». Cette pratique joue en effet un rôle fondamental dans cette école mais ne doit pas faire oublier que la méditation, parce qu'elle permet de découvrir et transformer les bases de notre compréhension du monde, est de façon générale la base de l'enseignement bouddhique. On la retrouve ainsi dans l'école de la Terre pure sous la forme de l'invocation du nom du Bouddha Amitabha ou nianfo, mais également sous forme plus analytique dans le cadre de l'école Tiantai.
D'après la tradition, l'école Chan aurait été fondée par un moine indien du nom de Bodhidharma qui serait arrivé en Chine du Sud en 520. Mais, actuellement, la plupart des spécialistes s'accordent à penser que ce n'est qu'à la fin du VIIe siècle que différents maîtres chinois « fabriquèrent » une connexion avec Bodhidharma, authentifiant ainsi leurs enseignements par une lignée de patriarches. L'école Chan se caractérisera ensuite par l'importance qu'elle donnera à la transmission de l'expérience spirituelle de maître à disciple.
La méditation de l'école Chan est assez connue en Occident notamment sous sa forme japonaise ou zazen. Dans le sutra de la Plate Forme, l'un des textes fondamentaux de cette école qui, bien qu'elle rejette fréquemment toute référence à des sources scriptuaires, fut à l'origine d'une abondante littérature, Huineng (638-713), le sixième patriarche, définit ainsi l'activité de « s'asseoir en méditation » – zuochan en chinois, zazen en japonais : « s'asseoir » ne désigne pas une activité physique mais « ne pas activer les pensées en direction des objets extérieurs » et, par « méditation », on entend « voir sa propre nature originelle sans confusion ». Malgré une tradition iconoclaste très forte, l'école Chan institua cependant pour ses membres une vie structurée et institutionnalisée où les pratiques classiques de la méditation étaient les bases de la journée quotidienne des religieux. C'est à un maître Chan, Baizhang, qui vécut au début du IXe siècle, que l'on doit la formulation d'une série de règles monastiques qui, malgré des amendements, sont toujours en usage dans la plupart des monastères chinois. D'après la tradition, il serait à l'origine de la célèbre formule Chan « un jour sans travail, un jour sans manger » qui, contrairement aux règlements de discipline monastique indiens, obligeait les religieux à préserver leur autonomie économique par le recours au travail manuel. Cette idée sera largement reprise et développée au XXe siècle lorsqu'au début de la République et sous le régime communiste les communautés religieuses furent accusées de « parasiter » la société.
S'appuyant sur la doctrine du Tathagatagarbha selon laquelle la nature de Bouddha est présente de façon immanente en chaque être, l'école Chan défend le principe de l'Éveil subit par rapport à l'Éveil graduel. Rejetant toute analyse, toute étude, elle prône un contact direct avec la réalité ultime. Outre la pratique de la méditation, ce contact peut être provoqué par toutes sortes de méthodes généralement déroutantes lorsqu'elles sont sorties de leur contexte initial, telles que l'emploi de paradoxes, de questions déconcertantes ou même l'usage de coups ou d'injures.
L'école tantrique
Cette école se développa en Chine au VIIIe siècle grâce à l'arrivée de maîtres indiens, notamment Amoghavajra. La profondeur des enseignements tantriques, le fait qu'ils s'appuient sur un véritable développement de la compassion et de la sagesse comprenant la vacuité, ne furent pas toujours bien compris et les religieux qui dispensèrent ces enseignements furent surtout prisés par les gouvernants pour leurs pouvoirs « magiques », notamment la capacité de faire venir la pluie. De nombreux rituels furent traduits en chinois. Un sutra joua un rôle extrêmement important, celui du Mahavairocana-sutra. Cette école déclina cependant en Chine et ne connut pas les développements considérables qu'elle eut au Japon et au Tibet. C'est au début du XXe siècle que les réformateurs du bouddhisme chinois se tournèrent vers ces deux pays qui avaient conservé les traditions ésotériques. Le tantrisme connaît depuis un regain d'intérêt en Chine.
Le bouddhisme en Chine aujourd'hui
La grande persécution anti-bouddhiste de 845 entraîna le déclin des écoles Tiantai, Huayan et Faxiang en tant qu'institutions structurées. La tradition de leurs enseignements ne fut maintenue que par quelques maîtres et ce n'est qu'à partir du début du XXe siècle que les intellectuels chinois et les réformateurs du bouddhisme se tournèrent à nouveau avec enthousiasme vers les enseignements sophistiqués de ces écoles. Cela permit de redorer l'image des religieux bouddhistes accusés d'un niveau d'éducation extrêmement bas mais également d'aborder l'enseignement bouddhique sous un aspect purement philosophique ou universitaire. L'école Chan et celle de la Terre pure continuèrent à se maintenir tout au long des siècles et s'associèrent fréquemment. Depuis le Xe siècle, beaucoup de monastères alliaient les pratiques de méditation chan aux pratiques de récitation de noms de Bouddha ou nianfo de la Terre pure. Ce processus s'intensifia à la fin du XVIe siècle. Il est d'ailleurs important de ne pas exagérer l'opposition entre les différentes écoles : l'organisation du clergé et les règles monastiques propres au Chan ont été adoptées par pratiquement l'ensemble des monastères bouddhiques chinois mais les traités des écoles Huayan et Tiantai sont souvent à la base des enseignements qui sont dispensés dans ces mêmes monastères. On est ainsi amené à distinguer les écoles doctrinales oufamen, des mouvements institutionnalisés ou zongpai. De ce fait, l'école à laquelle appartient un religieux est souvent difficile à déterminer. Il appartiendra à l'école Chan dans la mesure où le maître qui lui aura conféré l'ordination appartient à cette école. Est ainsi définie l'appartenance à une école institutionnalisée. Mais au niveau doctrinal, le religieux est libre de recevoir les enseignements d'autres maîtres appartenant à d'autres écoles, Tiantai, Huayan ou Faxiang. De façon générale, la plupart des monastères sont d'obédience Chan dans la mesure où le maître fondateur était de cette lignée mais la pratique qui y est accomplie et les enseignements qui y sont dispensés peuvent tout à fait être ceux d'une autre école. Malgré de nombreuses vicissitudes, depuis les années 1990, les temples ont regagné leur autorité spirituelle et on assiste à une augmentation de l'influence du bouddhisme parmi les laïcs. Le bouddhisme en Chine n'est pas figé ainsi qu'en témoigne l'apparition de nouvelles écoles ou « mouvements religieux émergents » qui prônent d'ailleurs souvent des enseignements syncrétistes. Par ailleurs, il importe désormais de tenir compte du bouddhisme tibétain. Une évolution sensible est en effet en cours et les distinctions linguistiques ou ethniques, qui étaient encore fondées à la fin du XIXe siècle, tentent à s'effacer peu à peu puisque de nombreux traités ou manuels de liturgie tibétains sont désormais traduits en chinois et qu'ils ont une influence non négligeable sur la pratique des bouddhistes chinois.
Françoise Wang
Directeur de recherche au CNRS
Janvier 2005
https://www.clio.fr/BIBLIOTHEQUE/les_gr ... hinois.asp