T.Makiguchi - Education
Posté : 01 mars18, 23:33
De son ouvrage Éducation pour une vie créatrice de valeurs, je vous partage ici la préface.
Éditions du Rocher
Tsunesaburo Makiguchi ( 1871 - 1944 ) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsunesabu ... _Makiguchi , créateur de l'organisation bouddhiste laïque basée sur la création de valeurs : la Soka Gakkaï, il en est de ce fait le premier président, suivis dans le temps de deux disciples terminant la mise en place nécessaire de ce projet humaniste. 3 vies consacrées. Un modèle du terme Maître et Disciple, et surtout un héritage appartenant à l'humanité, englobant l'humanité entière.
Mais ce réformateur, professionnel de l'éducation, n'a usé que des ailes de la foi, cette force supplémentaire, pour accomplir concrètement des propositions, et idées de réforme, dans son domaine de prédilection.
Évaluation philosophique :
La position de Tsunesaburo Makiguchi au Japon en tant que fondateur de la Soka Gakkaï a de manière paradoxale jeté de l'ombre sur son œuvre de professeur et de philosophe réformateur de l'éducation.
C'est pour attirer l'attention sur les résultats hautement significatifs de ce travail que le professeur Dayle Bethel présente les principales théories éducatives et propositions de Makiguchi dans ce volume.
Les lecteurs occidentaux -peut-être à leur grande surprise - comprendront les idées de Makiguchi sans ressentir de fossé culturel.
Les maux de la société japonaise que Makiguchi dépiste comme des carences de l'éducation japonaise se retrouvent de la même façon aujourd'hui aux États-Unis et dans d'autres pays occidentaux. Et bien que les réformes qu'il propose soient parfois radicales, elles reflètent des notions appartenant aux fondements de la culture occidentale. D'une façon plus spécifique, Makiguchi défend des conceptions de l'être humain, de l'individu, du bon développement et d'une vie de valeur exprimées en premier dans l'eudémonisme (doctrine morale ayant pour principe que le but de l'action est le bonheur - N.d.T.) de Socrate, Platon et Aristote. Je vais tenter de montrer clairement la parenté de la pensée de Makiguchi avec ses sources, qui témoigne de la profondeur et de la vigueur des thèmes qu'il défend et qui, dans cette oeuvre, nous sensibilise à la grande vitalité des enseignements classiques.
Examinons tout d'abord quelques-uns des maux de la société japonaise que Makiguchi considère comme le résultat direct ou indirect d'un mauvais enseignement :
- Pour les Japonais, une vie bonne est une vie comblée de réussite matérielle ; « le bonheur » est conçu de façon égoïste et purement économique.
- Un nombre croissant de personnes « revendique ses droits haut et fort sans se soucier des responsabilités qui les accompagnent ».
- On considère les valeurs ou l'évaluation des choses comme une question individuelle et d'ordre privé qui n'est pas du ressort de l'éducation. Toutes les opinions individuelles sont censées avoir la même valeur.
- On pense que le développement de la personnalité ne concerne pas les objectifs de la vie si ce n'est dans une perspective de nationalisme étroit.
- L'étude est confinée à l'école et on la néglige passé l'âge de vingt ou vingt-cinq ans.
Makiguchi identifie les maux suivants au sein du système éducatif lui-même :
- Le système éducatif entier fonctionne sur le critère primaire de niveau de savoir acquis, évalué par les examens.
- L'amour de l'apprentissage inhérent aux enfants est généralement anéanti à l'adolescence à cause du gavage de connaissances. Même si certaines incapacités à apprendre sont innées, beaucoup d'autres sont le fruit d'un mauvais enseignement.
- La pratique éducative est prisonnière soit d'une uniformité excessive, soit d'une permissivité excessive,
- Le système officiel de la scolarité consistant en un enseignement sur douze voir seize années n'est pas en accord avec le métabolisme des enfants, qui sont avides d'un contact direct avec le monde. Ce système dessert l'idéal d'un enseignement sur toute une vie et génère la conviction que l'éducation s'achève avec la délivrance d'un diplôme ou d'une licence.
- Les théories éducatives prédominantes sont le fait d'universitaires et de chercheurs qui demeurent à l'écart de l'enseignement primaire et secondaire ; le résultat de ce divorce est que ces théories sont pratiquement inadaptables dans la salle de classe.
Si Makiguchi nous renvoie à notre propre condition, alors nous pouvons trouver des points de rencontre avec les réformes qu'il propose. J'énumérerai tout d'abord certaines des plus importantes ou des plus marquantes, avant de présenter les conceptions philosophiques qui les relient entre elles et leur confèrent une substance réelle.
De toute évidence, la réforme la plus marquante est la proposition de Makiguchi que l'enseignement scolaire à tous les niveaux soit limité à des demi-journées. Le but est d'intégrer la classe au monde et de redonner à la communauté et au foyer leur total partenariat avec le travail éducatif.
En relation avec ce qui précède, l'enseignement doit étendre son souci du cerveau de l'élève à sa personne tout entière.
Il doit surtout assumer la responsabilité de cultiver une personnalité morale forte.
Ceci suppose qu'à la préoccupation de l'acquisition de la capacité à reconnaître les valeurs, à les évaluer, et pour finir à en créer soi-même.
Parce qu'aux valeurs s'attache un composant émotionnel intrinsèque, l'éducation des sentiments est incontournable. Le sens commun qui prétend que les sentiments existent tels quels et ne peuvent faire l'objet d'un enseignement est l'une des erreurs commises par une éducation apparemment libre de valeurs et par sa négligence à développer la personnalité. Selon Aristote, le but fondamental de l'éducation est d'apprendre à se réjouir des choses justes.
En premier, les enseignements se doivent d'être non des fournisseurs d'informations mais des guides efficaces pour stimuler les propres initiatives d'apprentissage de leurs élèves. Ils devraient « confier la recherche d'éléments factuels aux livres pour se consacrer à aider les élèves dans leur prore expérience d'apprentissage ». Il faut reconnaître que l'intérêt propre des élèves constitue la force fondamentale d'évolution dans l'éducation : on peut la guider, la réorienter ou la concentrer en un point précis, mais en aucun cas la dédaigner ou la supprimer. Cet élément est d'une importance capitale et mérite une illustration qui m'est fournie par un professeur américain. Il s'agit en fait d'une anecdote concernant l'enseignement universitaire, mais nous admettrons volontiers en la lisant qu'elle s'applique de façon encore plus cruciale à l'enseignement primaire et secondaire :
Voici quelques années, je faisais un cours de mathématiques à partir du texte de Ptolémée, Amalgeste (La composition mathématique, N.d.T). Au départ, j'étais persuadé que les étudiants connaîtraient les mouvements des astres visibles à l'oeil nu – le mouvement circulaire diurne des étoiles fixes autour du pôle, le déplacement des planètes et le changement de position du lever du soleil, par exemple – et je me lançais tout de suite dans l'explication qu'en donne Ptolémée. Mais je m’aperçus vite qu'aucun de mes étudiants n'avait jamais vraiment eu l'occasion d'observer ces phénomènes, ce qui eût sans doute été différent s'ils avaient vécu dans une culture moins citadine que la nôtre. Je me laçais alors dans des explications complexes et ingénieuses de ces phénomènes devant une classe qui ignorait totalement leur existence et qui, par conséquent, ne voyait pas l'utilité de mon explication. L'expérience fut traumatisante, et depuis lors je prends soin de m'assurer que le désir d'une explication précède l'explication elle-même.
L'éducation doit chercher à faire naître une conscience sociale et une identification avec le bien social. Elle devrait s'efforcer de cultiver « la personnalité de chacun des membres d'une société, leur permettant de devenir des participants créatifs de cette société ». Le développement individuel revêt une importance capitale ; il doit cependant être conçu non de façon égoïste, mais pour la contribution sociale qu'il peut apporter.
Si l'on donne priorité à la conscience sociale, l'enseignement primaire devrait commencer par des leçons sur l'environnement immédiat, c'est-à-dire par une étude de la collectivité, qui est un support commun, menée à la fois sur le terrain et au sein de la classe. Selon Makiguchi, ce terrain d'intégration, naturel aux enfants, est de beaucoup préférable à d'autres enseignements abstraits imposés arbitrairement.
Chacune de ces réformes a bien sûr des incidences beaucoup plus importantes à d'autres niveaux, mais il est utile d'examiner au préalable le cadre conceptuel d'où ces réformes tirent leur substance. Comme indiqué précédemment, les savoirs fondamentaux concernent la nature de l'homme, la nature de l'individu, les sens d'une vie de valeur et la nature d'une bonne croissance. Je voudrais souligner ici la sagesse et la profondeur des idées de Makiguchi en rappelant qu'elles sont philosophiquement étayées par la pensée de Socrate, Platon et Aristote, ainsi que des successeurs de cette tradition occidentale jusqu'à nos jours.
Il faut néanmoins rappeler que la philosophie de Makiguchi ne dérive pas de ces sources : elle est née de sa réflexion personnelle à partir de sa propre expérience d'enseignant et de celle de ses collègues auprès d'enfants des écoles japonaises. J'insiste sur ce point, car tout d'abord Makiguchi lui-même défendait l'idée que les sources de la pensée et de la culture japonaises devaient être japonaises et non importées d'Europe ou des États-Unis. Qui plus est, comme nous l'avons déjà fait remarquer, il soutenait que l'éducation japonaise s'abêtissait en voulant à tout prix inclure des théories élaborées par des chercheurs fort éloignés de la pratique de l'enseignement primaire et secondaire. Les idées de Makiguchi ne dérivent pas des sources classiques, bien que nous soyons témoins ici d'une remarquable convergence philosophique entre des penseurs indépendants, Socrate, Platon et Aristote d'un côté, Makiguchi de l'autre. De telles convergences forment d’intéressants moments dans l'histoire de la pensée – par exemple, Leibniz et Newton parvenant tout deux de manière indépendante au calcul différentiel, ou Wallace et Darwin énonçant tous deux de manière totalement indépendante la théorie de l'évolution des espèces par la sélection naturelle. Je connais un cas similaire à celui de Makiguchi en la personne d'Abraham Maslow. A partir de ses études cliniques et sans connaissance aucune de Socrate, Platon ou Aristote, Maslow parvint à une connaissance très voisine de la leur concernant la nature humaine, le bon développement et l'accomplissement de l'homme. Étant donné que la philosophie, de par nature de ses problématiques, ne peut être (et ne devrait pas essayer de devenir) une science exacte, de telle convergences apparaissent comme une forme propre de confirmation d'hypothèses.
L'essence de la philosophie de Makiguchi est sa thèse selon laquelle l'ultime but de l'éducation est le bonheur. Pour comprendre ce qu'il entend par « bonheur », nous devons éviter deux pièges immédiats.
Tout d'abord, pour Makiguchi, le but de l'éducation n'est pas, comme nous serions tentés de le penser, le bonheur futur des élèves, mais leur bonheur présent. Il est certain que leur bonheur futur ne doit pas être négligé. Mais en fait, l'argument de Makiguchi est qu'une éducation de bonheur différé ne peut conduire qu'à une vie adulte de bonheur différé. Pourtant, cet aspect ne représente qu'un moindre contresens. Le deuxième piège dont je parlais est le plus dangereux.
Nous ferons ce contresens beaucoup plus grave si nous comprenons le mot « bonheur » de la façon habituelle. En effet, ce que nous entendons d'ordinaire par bonheur – que nous soyons américains ou japonais - est un plaisir durable, une période heureuse de notre vie où la somme des moments agréables excède de beaucoup celle des instants douloureux. Le mot plaisir signifie la satisfaction des désirs. On peut définir comme des formes d'hédonisme les doctrines qui tiennent le plaisir (et le bonheur) pour bien suprême auquel tous aspirent ou devraient aspirer.
Makiguchi pense au contraire que le bonheur pris dans ce sens ne permet pas de s'orienter vers une vie juste, car le plaisir n'offre pas cette direction. La raison en est que le plaisir vise la satisfaction de tout les désirs sans distinction et, de ce fait, demeure impuissant à séparer les bons des mauvais désirs. Pour Makiguchi, le bonheur, comme but primordial de l'éducation, va de pair avec le développement de la personnalité. En fait, les deux sont inséparables. Le bonheur, dans la perspective de Makiguchi, est la récompense subjective d'une vie bonne, et vivre bien implique nécessairement pour un être humain l'épanouissement de la personnalité, car, au départ, dans la prime enfance et l'enfance, le bien est un potentiel à réaliser.
(note personnelle : ces mots ne seront jamais d'envergure des propos même de Makiguchi.)
L'épanouissement équivaut certes à un changement, mais un changement dirigé et non laissé au hasard. Les désirs bruts présentent l'inconvénient d'être pluridirectionnels et contradictoires. Ceci est particulièrement vrai -et normal – chez les jeunes enfants. Mais c'est également vrai chez les adultes. On peut prendre l'exemple de quelqu'un qui a envie d'une nouvelle voiture tout en désirant conserver ses économies intactes ou ne pas contracter d'emprunt ; ou encore celui de tel homme qui rêve d'une aventure avec la femme de son voisin sans que son mariage en souffre pour autant. Autant de signes d'une personnalité manquant de cette maturité dont Makiguchi faisait la priorité éducative.
(pause. Suite à venir.)
Éditions du Rocher
Tsunesaburo Makiguchi ( 1871 - 1944 ) https://fr.wikipedia.org/wiki/Tsunesabu ... _Makiguchi , créateur de l'organisation bouddhiste laïque basée sur la création de valeurs : la Soka Gakkaï, il en est de ce fait le premier président, suivis dans le temps de deux disciples terminant la mise en place nécessaire de ce projet humaniste. 3 vies consacrées. Un modèle du terme Maître et Disciple, et surtout un héritage appartenant à l'humanité, englobant l'humanité entière.
Mais ce réformateur, professionnel de l'éducation, n'a usé que des ailes de la foi, cette force supplémentaire, pour accomplir concrètement des propositions, et idées de réforme, dans son domaine de prédilection.
Évaluation philosophique :
La position de Tsunesaburo Makiguchi au Japon en tant que fondateur de la Soka Gakkaï a de manière paradoxale jeté de l'ombre sur son œuvre de professeur et de philosophe réformateur de l'éducation.
C'est pour attirer l'attention sur les résultats hautement significatifs de ce travail que le professeur Dayle Bethel présente les principales théories éducatives et propositions de Makiguchi dans ce volume.
Les lecteurs occidentaux -peut-être à leur grande surprise - comprendront les idées de Makiguchi sans ressentir de fossé culturel.
Les maux de la société japonaise que Makiguchi dépiste comme des carences de l'éducation japonaise se retrouvent de la même façon aujourd'hui aux États-Unis et dans d'autres pays occidentaux. Et bien que les réformes qu'il propose soient parfois radicales, elles reflètent des notions appartenant aux fondements de la culture occidentale. D'une façon plus spécifique, Makiguchi défend des conceptions de l'être humain, de l'individu, du bon développement et d'une vie de valeur exprimées en premier dans l'eudémonisme (doctrine morale ayant pour principe que le but de l'action est le bonheur - N.d.T.) de Socrate, Platon et Aristote. Je vais tenter de montrer clairement la parenté de la pensée de Makiguchi avec ses sources, qui témoigne de la profondeur et de la vigueur des thèmes qu'il défend et qui, dans cette oeuvre, nous sensibilise à la grande vitalité des enseignements classiques.
Examinons tout d'abord quelques-uns des maux de la société japonaise que Makiguchi considère comme le résultat direct ou indirect d'un mauvais enseignement :
- Pour les Japonais, une vie bonne est une vie comblée de réussite matérielle ; « le bonheur » est conçu de façon égoïste et purement économique.
- Un nombre croissant de personnes « revendique ses droits haut et fort sans se soucier des responsabilités qui les accompagnent ».
- On considère les valeurs ou l'évaluation des choses comme une question individuelle et d'ordre privé qui n'est pas du ressort de l'éducation. Toutes les opinions individuelles sont censées avoir la même valeur.
- On pense que le développement de la personnalité ne concerne pas les objectifs de la vie si ce n'est dans une perspective de nationalisme étroit.
- L'étude est confinée à l'école et on la néglige passé l'âge de vingt ou vingt-cinq ans.
Makiguchi identifie les maux suivants au sein du système éducatif lui-même :
- Le système éducatif entier fonctionne sur le critère primaire de niveau de savoir acquis, évalué par les examens.
- L'amour de l'apprentissage inhérent aux enfants est généralement anéanti à l'adolescence à cause du gavage de connaissances. Même si certaines incapacités à apprendre sont innées, beaucoup d'autres sont le fruit d'un mauvais enseignement.
- La pratique éducative est prisonnière soit d'une uniformité excessive, soit d'une permissivité excessive,
- Le système officiel de la scolarité consistant en un enseignement sur douze voir seize années n'est pas en accord avec le métabolisme des enfants, qui sont avides d'un contact direct avec le monde. Ce système dessert l'idéal d'un enseignement sur toute une vie et génère la conviction que l'éducation s'achève avec la délivrance d'un diplôme ou d'une licence.
- Les théories éducatives prédominantes sont le fait d'universitaires et de chercheurs qui demeurent à l'écart de l'enseignement primaire et secondaire ; le résultat de ce divorce est que ces théories sont pratiquement inadaptables dans la salle de classe.
Si Makiguchi nous renvoie à notre propre condition, alors nous pouvons trouver des points de rencontre avec les réformes qu'il propose. J'énumérerai tout d'abord certaines des plus importantes ou des plus marquantes, avant de présenter les conceptions philosophiques qui les relient entre elles et leur confèrent une substance réelle.
De toute évidence, la réforme la plus marquante est la proposition de Makiguchi que l'enseignement scolaire à tous les niveaux soit limité à des demi-journées. Le but est d'intégrer la classe au monde et de redonner à la communauté et au foyer leur total partenariat avec le travail éducatif.
En relation avec ce qui précède, l'enseignement doit étendre son souci du cerveau de l'élève à sa personne tout entière.
Il doit surtout assumer la responsabilité de cultiver une personnalité morale forte.
Ceci suppose qu'à la préoccupation de l'acquisition de la capacité à reconnaître les valeurs, à les évaluer, et pour finir à en créer soi-même.
Parce qu'aux valeurs s'attache un composant émotionnel intrinsèque, l'éducation des sentiments est incontournable. Le sens commun qui prétend que les sentiments existent tels quels et ne peuvent faire l'objet d'un enseignement est l'une des erreurs commises par une éducation apparemment libre de valeurs et par sa négligence à développer la personnalité. Selon Aristote, le but fondamental de l'éducation est d'apprendre à se réjouir des choses justes.
En premier, les enseignements se doivent d'être non des fournisseurs d'informations mais des guides efficaces pour stimuler les propres initiatives d'apprentissage de leurs élèves. Ils devraient « confier la recherche d'éléments factuels aux livres pour se consacrer à aider les élèves dans leur prore expérience d'apprentissage ». Il faut reconnaître que l'intérêt propre des élèves constitue la force fondamentale d'évolution dans l'éducation : on peut la guider, la réorienter ou la concentrer en un point précis, mais en aucun cas la dédaigner ou la supprimer. Cet élément est d'une importance capitale et mérite une illustration qui m'est fournie par un professeur américain. Il s'agit en fait d'une anecdote concernant l'enseignement universitaire, mais nous admettrons volontiers en la lisant qu'elle s'applique de façon encore plus cruciale à l'enseignement primaire et secondaire :
Voici quelques années, je faisais un cours de mathématiques à partir du texte de Ptolémée, Amalgeste (La composition mathématique, N.d.T). Au départ, j'étais persuadé que les étudiants connaîtraient les mouvements des astres visibles à l'oeil nu – le mouvement circulaire diurne des étoiles fixes autour du pôle, le déplacement des planètes et le changement de position du lever du soleil, par exemple – et je me lançais tout de suite dans l'explication qu'en donne Ptolémée. Mais je m’aperçus vite qu'aucun de mes étudiants n'avait jamais vraiment eu l'occasion d'observer ces phénomènes, ce qui eût sans doute été différent s'ils avaient vécu dans une culture moins citadine que la nôtre. Je me laçais alors dans des explications complexes et ingénieuses de ces phénomènes devant une classe qui ignorait totalement leur existence et qui, par conséquent, ne voyait pas l'utilité de mon explication. L'expérience fut traumatisante, et depuis lors je prends soin de m'assurer que le désir d'une explication précède l'explication elle-même.
L'éducation doit chercher à faire naître une conscience sociale et une identification avec le bien social. Elle devrait s'efforcer de cultiver « la personnalité de chacun des membres d'une société, leur permettant de devenir des participants créatifs de cette société ». Le développement individuel revêt une importance capitale ; il doit cependant être conçu non de façon égoïste, mais pour la contribution sociale qu'il peut apporter.
Si l'on donne priorité à la conscience sociale, l'enseignement primaire devrait commencer par des leçons sur l'environnement immédiat, c'est-à-dire par une étude de la collectivité, qui est un support commun, menée à la fois sur le terrain et au sein de la classe. Selon Makiguchi, ce terrain d'intégration, naturel aux enfants, est de beaucoup préférable à d'autres enseignements abstraits imposés arbitrairement.
Chacune de ces réformes a bien sûr des incidences beaucoup plus importantes à d'autres niveaux, mais il est utile d'examiner au préalable le cadre conceptuel d'où ces réformes tirent leur substance. Comme indiqué précédemment, les savoirs fondamentaux concernent la nature de l'homme, la nature de l'individu, les sens d'une vie de valeur et la nature d'une bonne croissance. Je voudrais souligner ici la sagesse et la profondeur des idées de Makiguchi en rappelant qu'elles sont philosophiquement étayées par la pensée de Socrate, Platon et Aristote, ainsi que des successeurs de cette tradition occidentale jusqu'à nos jours.
Il faut néanmoins rappeler que la philosophie de Makiguchi ne dérive pas de ces sources : elle est née de sa réflexion personnelle à partir de sa propre expérience d'enseignant et de celle de ses collègues auprès d'enfants des écoles japonaises. J'insiste sur ce point, car tout d'abord Makiguchi lui-même défendait l'idée que les sources de la pensée et de la culture japonaises devaient être japonaises et non importées d'Europe ou des États-Unis. Qui plus est, comme nous l'avons déjà fait remarquer, il soutenait que l'éducation japonaise s'abêtissait en voulant à tout prix inclure des théories élaborées par des chercheurs fort éloignés de la pratique de l'enseignement primaire et secondaire. Les idées de Makiguchi ne dérivent pas des sources classiques, bien que nous soyons témoins ici d'une remarquable convergence philosophique entre des penseurs indépendants, Socrate, Platon et Aristote d'un côté, Makiguchi de l'autre. De telles convergences forment d’intéressants moments dans l'histoire de la pensée – par exemple, Leibniz et Newton parvenant tout deux de manière indépendante au calcul différentiel, ou Wallace et Darwin énonçant tous deux de manière totalement indépendante la théorie de l'évolution des espèces par la sélection naturelle. Je connais un cas similaire à celui de Makiguchi en la personne d'Abraham Maslow. A partir de ses études cliniques et sans connaissance aucune de Socrate, Platon ou Aristote, Maslow parvint à une connaissance très voisine de la leur concernant la nature humaine, le bon développement et l'accomplissement de l'homme. Étant donné que la philosophie, de par nature de ses problématiques, ne peut être (et ne devrait pas essayer de devenir) une science exacte, de telle convergences apparaissent comme une forme propre de confirmation d'hypothèses.
L'essence de la philosophie de Makiguchi est sa thèse selon laquelle l'ultime but de l'éducation est le bonheur. Pour comprendre ce qu'il entend par « bonheur », nous devons éviter deux pièges immédiats.
Tout d'abord, pour Makiguchi, le but de l'éducation n'est pas, comme nous serions tentés de le penser, le bonheur futur des élèves, mais leur bonheur présent. Il est certain que leur bonheur futur ne doit pas être négligé. Mais en fait, l'argument de Makiguchi est qu'une éducation de bonheur différé ne peut conduire qu'à une vie adulte de bonheur différé. Pourtant, cet aspect ne représente qu'un moindre contresens. Le deuxième piège dont je parlais est le plus dangereux.
Nous ferons ce contresens beaucoup plus grave si nous comprenons le mot « bonheur » de la façon habituelle. En effet, ce que nous entendons d'ordinaire par bonheur – que nous soyons américains ou japonais - est un plaisir durable, une période heureuse de notre vie où la somme des moments agréables excède de beaucoup celle des instants douloureux. Le mot plaisir signifie la satisfaction des désirs. On peut définir comme des formes d'hédonisme les doctrines qui tiennent le plaisir (et le bonheur) pour bien suprême auquel tous aspirent ou devraient aspirer.
Makiguchi pense au contraire que le bonheur pris dans ce sens ne permet pas de s'orienter vers une vie juste, car le plaisir n'offre pas cette direction. La raison en est que le plaisir vise la satisfaction de tout les désirs sans distinction et, de ce fait, demeure impuissant à séparer les bons des mauvais désirs. Pour Makiguchi, le bonheur, comme but primordial de l'éducation, va de pair avec le développement de la personnalité. En fait, les deux sont inséparables. Le bonheur, dans la perspective de Makiguchi, est la récompense subjective d'une vie bonne, et vivre bien implique nécessairement pour un être humain l'épanouissement de la personnalité, car, au départ, dans la prime enfance et l'enfance, le bien est un potentiel à réaliser.
(note personnelle : ces mots ne seront jamais d'envergure des propos même de Makiguchi.)
L'épanouissement équivaut certes à un changement, mais un changement dirigé et non laissé au hasard. Les désirs bruts présentent l'inconvénient d'être pluridirectionnels et contradictoires. Ceci est particulièrement vrai -et normal – chez les jeunes enfants. Mais c'est également vrai chez les adultes. On peut prendre l'exemple de quelqu'un qui a envie d'une nouvelle voiture tout en désirant conserver ses économies intactes ou ne pas contracter d'emprunt ; ou encore celui de tel homme qui rêve d'une aventure avec la femme de son voisin sans que son mariage en souffre pour autant. Autant de signes d'une personnalité manquant de cette maturité dont Makiguchi faisait la priorité éducative.
(pause. Suite à venir.)