Comprendre ce que nous observons , mécanique quantique
Posté : 08 mai19, 03:04
La fabrique de la réalité.
Extrait de la note finale de l'excellent roman (thriller scientifique) de José Rodriguez Dos Santos « La clé de Salomon »
Bien qu'elle puisse avoir l'apparence de la fiction, l'idée que l'observation crée partiellement la réalité est un produit de la science du XXe siècle. Elle a donné lieu à d'intenses débats entre Albert Einstein, Niels Bohr, Erwin Schrödinger,Werner Heisenberg et tous les grands physiciens présents lors du cinquième congrès Solvay en 1927, ainsi qu'à l'occasion d'autres rencontres et de réunions ultérieures. La question continue de susciter la polémique et les scientifiques sont divisés sur la façon dont il convient d'interpréter les découvertes relatives à l'étrange monde des quanta.
Le rôle de l'observation dans la création de la réalité a occupé le centre des débats et certains physiciens éminents, tels que John Wheeler et John von Neumann, ont noté que l'observation était synonyme de conscience. Cette conclusion, bien que controversée, a été soutenue par d'autres grands physiciens. Ainsi, Eugène Wigner, prix Nobel de physique,a écrit que « le contenu de la conscience est la réalité ultime » et qu'« il n'est pas possible de formuler les lois de la mécanique quantique de façon totalement cohérente sans faire référence à la conscience », tandis que l'un des créateurs du concept d'inflation de l'univers, Andreï Linde, a affirmé :«Je ne parviens pas à imaginer une théorie du tout cohérente qui ignore la conscience.» Celle déclaration a d'ailleurs été reprise par Roger Penrose : «La Conscience fait partie de notre univers, partant, toute théorie physique qui ne l'intègre pas ne peut sérieusement prétendre offrir une vision complète du monde.»
Cette position est loin de faire l'unanimité. Les implications déconcertantes qui découlent de ces découvertes dérangent de nombreux scientifiques qui, pour des raisons philosophiques, refusent d'emblée le rôle de la conscience. C'est pourquoi il sont tendance à écarter les problèmes soulevés par l'expérience de la double fente et la mécanique quantique dans son ensemble en se retranchant derrière une argutie technique, «le problème de la mesure». La question embarrassante est ainsi réduite à une expression inoffensive, qui permet de dissimuler ce que le terme « mesure » signifie en dernière instance.
L’observation consciente
Lorsqu'on mesure quelque chose, on fait une observation. Or, l'expérience de la double fente montre qu'un objet quantique, voire un atome ou une molécule, est soit une onde soit une particule selon la manière dont le sujet décide consciemment de l'observer. C'est donc le choix du sujet qui détermine la nature du réel, comme l'ont constaté Bohr, avec le principe de la complémentarité, et Heisenberg, avec le principe d'incertitude. Cette expérience de la double fente s'est révélée à ce point déconcertante qu'Albert Einstein a déclaré qu'elle était «incompréhensible», tandis que le prix Nobel de physique Richard Feynman a conclu qu'elle «renferme tout le mystère de la mécanique quantique », qui est un phénomène « qu'il est impossible, absolument impossible, d'expliquer de façon classique».
Une partie importante de ce mystère tient à la nature énigmatique des particules avant qu'on ne les observe. Ainsi, un électron est une onde avant qu'un scientifique ne mesure ce qui se produit dans les fentes, et devient une particule à ce moment-là. Schrödinger pensait que l'onde était réelle, avis que partageait Louis de Broglie, mais de nombreux scientifiques de son temps étaient d'un avis différent. Malgré toute la prudence avec laquelle il s'exprimait, Bohr a fini par déclarer qu' « il n'existe pas de monde quantique », refusant ainsi la réalité sans l'observation, et Heisenberg, poursuivant son analyse, a déclaré que « les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités ».
Einstein lui-même, qui s'opposait à cette idée et défendait l'existence de la réalité indépendamment de l'observation, finit par admettre que l'onde décrite par la fonction d'onde était un Gespensterfeld, c'est-à-dire un « champ fantôme », et qu'elle n'avait donc pas d'existence réelle telle que nous la concevons. « Il s'agit d'une version quantitative du vieux concept de "puissance" de la philosophie aristotélicienne », ajouta à son tour Heisenberg au sujet de la fonction d'onde en tant qu'onde de probabilités, en précisant que cela « a introduit quelque chose qui se situe entre l'idée d'un événement et l'événement réel, un type étrange de réalité physique existant entre le possible et le réel». Comme si la réalité sans observation, et par conséquent sans conscience,était elle-même fantomatique, une espèce de réalité virtuelle, ou « potentielle» pour utiliser la terminologie de Heisenberg, et ne devenait définie, ou réelle, qu'au moment où elle était observée. « La panoplie d'électrons fantômes ne décrit ce qui arrive qu'en l'absence d'observateur », affirma John Gribbin,le biographe de Schrödinger, soulignant que « lorsqu'on observe, tous les fantômes disparaissent, sauf un qui se matérialise en électron réel ».
C'est à ce stade que la conscience intervient dans le processus de création partielle de la réalité. La formule mathématique qui permet de calculer le processus quantique « fantôme » est la mystérieuse fonction d'onde de l'équation de Schrödinger, laquelle décrit la même réalité que celle dont traite la mécanique des matrices de Heisenberg. Ici se pose la grande énigme touchant la nature du réel. « La science ne pourra jamais résoudre le dernier mystère de la nature », écrit Max Planck. « Et ce, en dernière analyse, parce que nous faisons partie nous -mêmes de la nature et donc du mystère que nous essayons de résoudre. »
Face aux perturbantes questions philosophiques soulevées par les expériences et les mathématiques qui prévoient le comportement des particules élémentaires avec une étonnante précision, de nombreux scientifiques ont choisi, pendant des décennies, de fermer les yeux devant le mystère et de faire comme si rien d'anormal ne se passait. La théorie quantique n'ayant jamais été prise en défaut, un consensus s'est dégage autour de l'idée qu'elle décrit de façon rigoureuse le processus de constitution du réel, ce qui a amené un grand nombre de physiciens à se concentrer sur les calculs découlant de l'équation de Schrödinger et à ignorer les implications philosophique extraordinaires de toute la théorie sous-tendue par ces mêmes calculs. De telles implications étaient trop étranges pour eux,au point que Feynman a dit : «Je crois pouvoir affirmer avec assurance que personne ne comprend la physique quantique. »
Après le célèbre et décisif cinquième congrès Solvay, tenu en 1927, et le débat qui s'est ensuivi, l'étude des implications philosophiques des découvertes quantiques a été découragée. Un physicien désireux d'approfondir la question pouvait voir sa carrière compromise. John Bell lui-même a avoué qu'il n'avait osé développer ses célèbres théorèmes que lorsqu'il avait été en congé sabbatique, et donc loin de la censure de ses pairs. S'il avait travaillé avec eux, laissa-t-il entendre, il ne se serait pas lancé dans un tel projet.
Aujourd'hui encore, les physiciens ne sont pas très à l'aise avec l'étrange comportement de l'énergie et de la matière au niveau quantique, ni avec la fameuse interprétation de Copenhague, qui attribue à l'observation le pouvoir de créer en partie la réalité. Rares sont les scientifiques qui croient vraiment que l'existence de la réalité dépend de l'observation, c'est pourquoi on recherche actuellement d'autres explications. L'une d'elles est la théorie de la décohérence, selon laquelle l'effondrement de la fonction d'onde est dû à l'interférence de l'environnement dans le système quantique, le forçant ainsi à se définir comme une « observation », ce qui explique que la fonction d'onde des objets macroscopiques s'effondre plus vite que celle des objets microscopiques.
Une autre explication qui connaît un certain succès est celle des mondes multiples avancée par Hugh Everett, selon qui il n'y a pas effondrement de la fonction d'onde - toutes les possibilités se réalisent, mais dans des univers parallèles. Ainsi, lorsque l'électron se dirige vers les deux fentes et qu'une observation est faite, il ne choisit pas l'une d'entre elles seulement, il choisit les deux, mais dans des univers parallèles. Dans un univers, l'électron choisit la fente A et dans l'autre, la fente B. Cette hypothèse des univers multiples, ignorée pendant longtemps, a été mise en avant par de nombreux scientifiques pour expliquer les troublantes découvertes liées au principe anthropique qui suggèrent que l'univers a été conçu pour créer la vie, voire la conscience. Selon les partisans de la théorie des mondes multiples, étant donné qu'il y a des millions d'univers, l'existence d'univers programmés pour produire la vie est inévitable sur le plan statistique.
Le grand problème est que l'interprétation de Copenhague, qui est en fait bien plus qu'une simple interprétation, n'a jamais été prise en défaut par aucune prévision, si rocambolesque soit-elle, comme dans le cas de l'intrication qui résulte du paradoxe EPR ; aucun physicien n'est donc disposé à s'en passer. Et c'est là toute l'ironie : les physiciens sont réservés sur l'image que l'interprétation de Copenhague donne de la réalité, mais sa mécanique leur inspire une confiance absolue. Il convient ici de reconnaître qu'il est arrivé aux partisans de l'interprétation de Copenhague eux-mêmes de douter des implications philosophiques de leur théorie, tant elles leur paraissaient étranges, et qu'il est facile de trouver des ambiguïtés, voire des contradictions dans leurs propres textes. Ainsi, Heisenberg a pu défendre une perspective phénoménologique, alléguant que « ce que l'on observe ce n'est pas la nature en soi, mais la nature telle que l'expose notre méthode pour l'interroger», et que«l'interaction entre l'observateur et l'objet provoque des changements conséquents et incontrôlables qui modifient le système observé», ce qui, nous le savons aujourd'hui, est une explication inexacte des « bizarreries »quantiques, comme il a pu reconnaître qu'il s'agissait d'un problème ontologique,lorsqu'il a affirmé que « les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels » et que « l'itinéraire [d'une particule] ne se met à existe! que lorsque nous l'observons ». Bohr lui-même a toujours utilisé les mots avec prudence. «Il est erroné de penser que la tâche de la physique est de savoir ce qu'est la nature », déclara-t-il dans sa version phénoménologique. «La physique s'occupe de ce que nous pouvons dire sur la nature. »
Einstein, quant à lui, est allé au-delà de ce jeu sur les mots, pour présenter les conséquences philosophiques de la physique quantique crûment et sans ambiguïtés, replaçant le problème directement dans la sphère ontologique. « La conséquence habituelle de la mécanique, quantique est que, lorsque le mouvement d'une particule est connu, sa position n'a pas de réalité physique », écrivit-il avec Boris Podolsky et Nathan Rosen dans l'article énonçant le paradoxe EPR, pour conclure: « Aucune définition un tant soit peu raisonnable de la réalité n'admet cela.» Bien que le concept selon lequel l'observation crée partiellement la réalité ait déjà été implicitement énoncé dans son principe de complémentarité, le paradoxe EPR a contraint Bohr à l'assumer sans subterfuges.
L'un des disciples de Bohr, John Wheeler, a toujours été le partisan le plus affirmé de la physique quantique, allant jusqu'à formuler cette phrase célèbre : « Aucun phénomène n'est réel tant qu'il n'a pas été observé. » Wheeler ne s'est jamais retranché derrière des jeux de mots. « Nous savons parfaitement que le photon n'existe pas avant d'être émis ni après avoir été détecté », écrivit-il à propos de l'expérience des deux fentes. Cela étant,Wheeler a reconnu que, certains jours, il croyait fermement que la réalité n'existait pas sans observation, parce que c'était ce que montraient les expériences, mais que, d'autres jours, cette idée lui paraissait complètement folle et qu'il ne parvenait pas à y croire. Heisenberg lui-même a reconnu sa perplexité : «Je me répétais sans cesse la même question : la nature peut-elle être vraiment aussi absurde qu'elle nous semble l'être dans ces expériences atomiques ? ». Quoi qu'il en soit, et si curieux que cela puisse paraître, l'interprétation de Copenhague, dont la conséquence philosophique ultime est que la réalité est partiellement créée par l'observation, demeure l'instrument le plus puissant et le plus efficace pour comprendre l'univers quantique.
Et, si l'observation ne renvoie pas à la conscience, l'idée même que la conscience est à la base de la réalité continue de faire son chemin. On a découvert des similitudes entre la façon dont fonctionne notre cerveau et la théorie quantique. Un nombre croissant de physiciens se demande s'il n'y aurait pas un lien profond entre les deux. Wheeler a postulé que l'univers n'existe que parce qu'il y a une conscience qui l'observe, concept qui a gagné du terrain avec l'expérience de la gomme quantique à choix retardé, menée à l'université du Maryland et,séparément, à l'université de Munich. « La physique engendre l'observateur-participant; l'observateur-participant engendre l'information ; l'information engendre la physique », écrivit Wheeler.
Et alors ? La Lune existe-t-elle si on ne l'observe pas ? C'est Einstein qui, le premier, a soulevé ce problème au cours d'une conversation avec son biographe. « Je me souviens que, pendant une promenade, Einstein s'arrêta brusquement, se tourna vers moi et me demanda si je croyais vraiment que la Lune n'existait que lorsqu'on la regardait », écrivit Abraham Pais. A la lumière de l'interprétation de Copenhague relative à l'expérience de la double fente, la réponse à la question de l'auteur des théories de la relativité ne peut être que négative -comme le pensait Einstein lui-même. La Lune est faite d'atomes et de particules élémentaires ; or, si «les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels » (Heisenberg), si « le photon n'existe pas avant d'avoir été émis ni après avoir été détecté» (Wheeler) et si le champ ondulatoire de la matière est un «champ fantôme» (Einstein), alors le même raisonnement s'applique nécessairement à des objets plus grands - comme la Lune.
Du reste, l'expérience de la gomme quantique à choix retardé va justement dans cette direction,tout comme les théorèmes de Bell et les expériences d'Aspect. John Bell a observé que l'influence instantanée entre deux particules quelle que soit la distance qui les sépare, prouvée par Aspect, implique d'abandonner le concept de réalité locale. Par réalité on entend l'existence d'un monde indépendant de l'observation, et par locale l'existence de relations de cause à effet qui respectent les limites de la vitesse de la lumière. Selon Bell, l'un de ces deux concepts au moins est faux. Si l'on croit que le monde existe indépendamment de l'observation, on doit renoncer à la limite de la vitesse de la lumière ; si l'on refuse de renoncer à la limite de la vitesse de la lumière, alors il faut cesser de croire qu'il existe un monde indépendant de l'observation. L'une de ces prémisses, voire les deux, est nécessairement fausse. Pour des raisons philosophiques, Bell a opté pour la seconde, mais l'interprétation de Copenhague établit, sans la moindre équivoque, que c'est la première prémisse qui est fausse, celle selon laquelle la réalité est indépendante de l'observation. En d'autres termes, et à l'instar de l'électron, la Lune n'existe que si on l'observe. La seule manière de surmonter une telle «bizarrerie » et d'établir que la réalité existe indépendamment de notre observation est, selon moi, d'accepter la thèse proposée dans ce roman, à savoir que l'univers est conscient et qu'il s'observe lui-même en permanence,cette observation créant la Lune - et la totalité du réel.
Et comment mettre tout cela en relation avec la conscience humaine ? De nombreux physiciens, à commencer par Bohr et Schrödinger, admettent que la vie, y compris le cerveau,peut se comporter de façon inconcevable pour la théorie classique. « Il n'existe évidemment qu'une seule alternative, l'unification des esprits ou la conscience », observa Schrödinger en faisant une référence inspirée aux Upanishads, avant de conclure que « la multiplicité est simplement apparente,en réalité il n'existe qu'un esprit unique ». Le physicien Henry Stapp a même suggéré que la mécanique quantique joue un rôle dans la constitution de la conscience. « Un élément de la dynamique cérébrale dans lequel les processus atomiques jouent un rôle clé est la libération de neurotransmetteurs à la jonction synaptique», écrit Stapp, notant que la probabilité pour que cela se produise est de 50 % : « Chaque élément de l'alternative est représenté dans la fonction d'onde de la mécanique quantique. » Penrose a repris cette notion pour défendre l'idée que la conscience est liée à des fluctuations dans l'espace-temps en rapport avec la gravité quantique. Sir Roger Penrose a également fait observer que la conscience est constituée d'états quantiques en superposition et que les effets quantiques éventuels se produisent dans les synapses, phénomène sur lequel le neurophysiologue John Eccles avait déjà appelé l'attention. Il s'agit là d'un domaine très controversé et ouvert aux spéculations, mais le fait est que l'on commence à s'y intéresser.
Ce roman porte donc sur la réalité, l'univers et la conscience. L'ambition de ce livre est de faire connaître les déconcertantes découvertes réalisées depuis 1900 par les physiciens sur la nature profonde du réel. Et les faire sortir du cercle relativement restreint de la science et des curieux qui s'intéressent à ces questions et en débattent avec passion, et de les mettre à la portée du grand public. Bien entendu, c'est aussi une œuvre de fiction, mais en fin de compte,et comme cela a été amplement démontré ici, la réalité ne serait-elle pas elle-même une étrange forme de fiction ?
Extrait de la note finale de l'excellent roman (thriller scientifique) de José Rodriguez Dos Santos « La clé de Salomon »
Bien qu'elle puisse avoir l'apparence de la fiction, l'idée que l'observation crée partiellement la réalité est un produit de la science du XXe siècle. Elle a donné lieu à d'intenses débats entre Albert Einstein, Niels Bohr, Erwin Schrödinger,Werner Heisenberg et tous les grands physiciens présents lors du cinquième congrès Solvay en 1927, ainsi qu'à l'occasion d'autres rencontres et de réunions ultérieures. La question continue de susciter la polémique et les scientifiques sont divisés sur la façon dont il convient d'interpréter les découvertes relatives à l'étrange monde des quanta.
Le rôle de l'observation dans la création de la réalité a occupé le centre des débats et certains physiciens éminents, tels que John Wheeler et John von Neumann, ont noté que l'observation était synonyme de conscience. Cette conclusion, bien que controversée, a été soutenue par d'autres grands physiciens. Ainsi, Eugène Wigner, prix Nobel de physique,a écrit que « le contenu de la conscience est la réalité ultime » et qu'« il n'est pas possible de formuler les lois de la mécanique quantique de façon totalement cohérente sans faire référence à la conscience », tandis que l'un des créateurs du concept d'inflation de l'univers, Andreï Linde, a affirmé :«Je ne parviens pas à imaginer une théorie du tout cohérente qui ignore la conscience.» Celle déclaration a d'ailleurs été reprise par Roger Penrose : «La Conscience fait partie de notre univers, partant, toute théorie physique qui ne l'intègre pas ne peut sérieusement prétendre offrir une vision complète du monde.»
Cette position est loin de faire l'unanimité. Les implications déconcertantes qui découlent de ces découvertes dérangent de nombreux scientifiques qui, pour des raisons philosophiques, refusent d'emblée le rôle de la conscience. C'est pourquoi il sont tendance à écarter les problèmes soulevés par l'expérience de la double fente et la mécanique quantique dans son ensemble en se retranchant derrière une argutie technique, «le problème de la mesure». La question embarrassante est ainsi réduite à une expression inoffensive, qui permet de dissimuler ce que le terme « mesure » signifie en dernière instance.
L’observation consciente
Lorsqu'on mesure quelque chose, on fait une observation. Or, l'expérience de la double fente montre qu'un objet quantique, voire un atome ou une molécule, est soit une onde soit une particule selon la manière dont le sujet décide consciemment de l'observer. C'est donc le choix du sujet qui détermine la nature du réel, comme l'ont constaté Bohr, avec le principe de la complémentarité, et Heisenberg, avec le principe d'incertitude. Cette expérience de la double fente s'est révélée à ce point déconcertante qu'Albert Einstein a déclaré qu'elle était «incompréhensible», tandis que le prix Nobel de physique Richard Feynman a conclu qu'elle «renferme tout le mystère de la mécanique quantique », qui est un phénomène « qu'il est impossible, absolument impossible, d'expliquer de façon classique».
Une partie importante de ce mystère tient à la nature énigmatique des particules avant qu'on ne les observe. Ainsi, un électron est une onde avant qu'un scientifique ne mesure ce qui se produit dans les fentes, et devient une particule à ce moment-là. Schrödinger pensait que l'onde était réelle, avis que partageait Louis de Broglie, mais de nombreux scientifiques de son temps étaient d'un avis différent. Malgré toute la prudence avec laquelle il s'exprimait, Bohr a fini par déclarer qu' « il n'existe pas de monde quantique », refusant ainsi la réalité sans l'observation, et Heisenberg, poursuivant son analyse, a déclaré que « les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels ; ils forment un monde de potentialités ou de possibilités ».
Einstein lui-même, qui s'opposait à cette idée et défendait l'existence de la réalité indépendamment de l'observation, finit par admettre que l'onde décrite par la fonction d'onde était un Gespensterfeld, c'est-à-dire un « champ fantôme », et qu'elle n'avait donc pas d'existence réelle telle que nous la concevons. « Il s'agit d'une version quantitative du vieux concept de "puissance" de la philosophie aristotélicienne », ajouta à son tour Heisenberg au sujet de la fonction d'onde en tant qu'onde de probabilités, en précisant que cela « a introduit quelque chose qui se situe entre l'idée d'un événement et l'événement réel, un type étrange de réalité physique existant entre le possible et le réel». Comme si la réalité sans observation, et par conséquent sans conscience,était elle-même fantomatique, une espèce de réalité virtuelle, ou « potentielle» pour utiliser la terminologie de Heisenberg, et ne devenait définie, ou réelle, qu'au moment où elle était observée. « La panoplie d'électrons fantômes ne décrit ce qui arrive qu'en l'absence d'observateur », affirma John Gribbin,le biographe de Schrödinger, soulignant que « lorsqu'on observe, tous les fantômes disparaissent, sauf un qui se matérialise en électron réel ».
C'est à ce stade que la conscience intervient dans le processus de création partielle de la réalité. La formule mathématique qui permet de calculer le processus quantique « fantôme » est la mystérieuse fonction d'onde de l'équation de Schrödinger, laquelle décrit la même réalité que celle dont traite la mécanique des matrices de Heisenberg. Ici se pose la grande énigme touchant la nature du réel. « La science ne pourra jamais résoudre le dernier mystère de la nature », écrit Max Planck. « Et ce, en dernière analyse, parce que nous faisons partie nous -mêmes de la nature et donc du mystère que nous essayons de résoudre. »
Face aux perturbantes questions philosophiques soulevées par les expériences et les mathématiques qui prévoient le comportement des particules élémentaires avec une étonnante précision, de nombreux scientifiques ont choisi, pendant des décennies, de fermer les yeux devant le mystère et de faire comme si rien d'anormal ne se passait. La théorie quantique n'ayant jamais été prise en défaut, un consensus s'est dégage autour de l'idée qu'elle décrit de façon rigoureuse le processus de constitution du réel, ce qui a amené un grand nombre de physiciens à se concentrer sur les calculs découlant de l'équation de Schrödinger et à ignorer les implications philosophique extraordinaires de toute la théorie sous-tendue par ces mêmes calculs. De telles implications étaient trop étranges pour eux,au point que Feynman a dit : «Je crois pouvoir affirmer avec assurance que personne ne comprend la physique quantique. »
Après le célèbre et décisif cinquième congrès Solvay, tenu en 1927, et le débat qui s'est ensuivi, l'étude des implications philosophiques des découvertes quantiques a été découragée. Un physicien désireux d'approfondir la question pouvait voir sa carrière compromise. John Bell lui-même a avoué qu'il n'avait osé développer ses célèbres théorèmes que lorsqu'il avait été en congé sabbatique, et donc loin de la censure de ses pairs. S'il avait travaillé avec eux, laissa-t-il entendre, il ne se serait pas lancé dans un tel projet.
Aujourd'hui encore, les physiciens ne sont pas très à l'aise avec l'étrange comportement de l'énergie et de la matière au niveau quantique, ni avec la fameuse interprétation de Copenhague, qui attribue à l'observation le pouvoir de créer en partie la réalité. Rares sont les scientifiques qui croient vraiment que l'existence de la réalité dépend de l'observation, c'est pourquoi on recherche actuellement d'autres explications. L'une d'elles est la théorie de la décohérence, selon laquelle l'effondrement de la fonction d'onde est dû à l'interférence de l'environnement dans le système quantique, le forçant ainsi à se définir comme une « observation », ce qui explique que la fonction d'onde des objets macroscopiques s'effondre plus vite que celle des objets microscopiques.
Une autre explication qui connaît un certain succès est celle des mondes multiples avancée par Hugh Everett, selon qui il n'y a pas effondrement de la fonction d'onde - toutes les possibilités se réalisent, mais dans des univers parallèles. Ainsi, lorsque l'électron se dirige vers les deux fentes et qu'une observation est faite, il ne choisit pas l'une d'entre elles seulement, il choisit les deux, mais dans des univers parallèles. Dans un univers, l'électron choisit la fente A et dans l'autre, la fente B. Cette hypothèse des univers multiples, ignorée pendant longtemps, a été mise en avant par de nombreux scientifiques pour expliquer les troublantes découvertes liées au principe anthropique qui suggèrent que l'univers a été conçu pour créer la vie, voire la conscience. Selon les partisans de la théorie des mondes multiples, étant donné qu'il y a des millions d'univers, l'existence d'univers programmés pour produire la vie est inévitable sur le plan statistique.
Le grand problème est que l'interprétation de Copenhague, qui est en fait bien plus qu'une simple interprétation, n'a jamais été prise en défaut par aucune prévision, si rocambolesque soit-elle, comme dans le cas de l'intrication qui résulte du paradoxe EPR ; aucun physicien n'est donc disposé à s'en passer. Et c'est là toute l'ironie : les physiciens sont réservés sur l'image que l'interprétation de Copenhague donne de la réalité, mais sa mécanique leur inspire une confiance absolue. Il convient ici de reconnaître qu'il est arrivé aux partisans de l'interprétation de Copenhague eux-mêmes de douter des implications philosophiques de leur théorie, tant elles leur paraissaient étranges, et qu'il est facile de trouver des ambiguïtés, voire des contradictions dans leurs propres textes. Ainsi, Heisenberg a pu défendre une perspective phénoménologique, alléguant que « ce que l'on observe ce n'est pas la nature en soi, mais la nature telle que l'expose notre méthode pour l'interroger», et que«l'interaction entre l'observateur et l'objet provoque des changements conséquents et incontrôlables qui modifient le système observé», ce qui, nous le savons aujourd'hui, est une explication inexacte des « bizarreries »quantiques, comme il a pu reconnaître qu'il s'agissait d'un problème ontologique,lorsqu'il a affirmé que « les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels » et que « l'itinéraire [d'une particule] ne se met à existe! que lorsque nous l'observons ». Bohr lui-même a toujours utilisé les mots avec prudence. «Il est erroné de penser que la tâche de la physique est de savoir ce qu'est la nature », déclara-t-il dans sa version phénoménologique. «La physique s'occupe de ce que nous pouvons dire sur la nature. »
Einstein, quant à lui, est allé au-delà de ce jeu sur les mots, pour présenter les conséquences philosophiques de la physique quantique crûment et sans ambiguïtés, replaçant le problème directement dans la sphère ontologique. « La conséquence habituelle de la mécanique, quantique est que, lorsque le mouvement d'une particule est connu, sa position n'a pas de réalité physique », écrivit-il avec Boris Podolsky et Nathan Rosen dans l'article énonçant le paradoxe EPR, pour conclure: « Aucune définition un tant soit peu raisonnable de la réalité n'admet cela.» Bien que le concept selon lequel l'observation crée partiellement la réalité ait déjà été implicitement énoncé dans son principe de complémentarité, le paradoxe EPR a contraint Bohr à l'assumer sans subterfuges.
L'un des disciples de Bohr, John Wheeler, a toujours été le partisan le plus affirmé de la physique quantique, allant jusqu'à formuler cette phrase célèbre : « Aucun phénomène n'est réel tant qu'il n'a pas été observé. » Wheeler ne s'est jamais retranché derrière des jeux de mots. « Nous savons parfaitement que le photon n'existe pas avant d'être émis ni après avoir été détecté », écrivit-il à propos de l'expérience des deux fentes. Cela étant,Wheeler a reconnu que, certains jours, il croyait fermement que la réalité n'existait pas sans observation, parce que c'était ce que montraient les expériences, mais que, d'autres jours, cette idée lui paraissait complètement folle et qu'il ne parvenait pas à y croire. Heisenberg lui-même a reconnu sa perplexité : «Je me répétais sans cesse la même question : la nature peut-elle être vraiment aussi absurde qu'elle nous semble l'être dans ces expériences atomiques ? ». Quoi qu'il en soit, et si curieux que cela puisse paraître, l'interprétation de Copenhague, dont la conséquence philosophique ultime est que la réalité est partiellement créée par l'observation, demeure l'instrument le plus puissant et le plus efficace pour comprendre l'univers quantique.
Et, si l'observation ne renvoie pas à la conscience, l'idée même que la conscience est à la base de la réalité continue de faire son chemin. On a découvert des similitudes entre la façon dont fonctionne notre cerveau et la théorie quantique. Un nombre croissant de physiciens se demande s'il n'y aurait pas un lien profond entre les deux. Wheeler a postulé que l'univers n'existe que parce qu'il y a une conscience qui l'observe, concept qui a gagné du terrain avec l'expérience de la gomme quantique à choix retardé, menée à l'université du Maryland et,séparément, à l'université de Munich. « La physique engendre l'observateur-participant; l'observateur-participant engendre l'information ; l'information engendre la physique », écrivit Wheeler.
Et alors ? La Lune existe-t-elle si on ne l'observe pas ? C'est Einstein qui, le premier, a soulevé ce problème au cours d'une conversation avec son biographe. « Je me souviens que, pendant une promenade, Einstein s'arrêta brusquement, se tourna vers moi et me demanda si je croyais vraiment que la Lune n'existait que lorsqu'on la regardait », écrivit Abraham Pais. A la lumière de l'interprétation de Copenhague relative à l'expérience de la double fente, la réponse à la question de l'auteur des théories de la relativité ne peut être que négative -comme le pensait Einstein lui-même. La Lune est faite d'atomes et de particules élémentaires ; or, si «les atomes ou les particules élémentaires ne sont pas réels » (Heisenberg), si « le photon n'existe pas avant d'avoir été émis ni après avoir été détecté» (Wheeler) et si le champ ondulatoire de la matière est un «champ fantôme» (Einstein), alors le même raisonnement s'applique nécessairement à des objets plus grands - comme la Lune.
Du reste, l'expérience de la gomme quantique à choix retardé va justement dans cette direction,tout comme les théorèmes de Bell et les expériences d'Aspect. John Bell a observé que l'influence instantanée entre deux particules quelle que soit la distance qui les sépare, prouvée par Aspect, implique d'abandonner le concept de réalité locale. Par réalité on entend l'existence d'un monde indépendant de l'observation, et par locale l'existence de relations de cause à effet qui respectent les limites de la vitesse de la lumière. Selon Bell, l'un de ces deux concepts au moins est faux. Si l'on croit que le monde existe indépendamment de l'observation, on doit renoncer à la limite de la vitesse de la lumière ; si l'on refuse de renoncer à la limite de la vitesse de la lumière, alors il faut cesser de croire qu'il existe un monde indépendant de l'observation. L'une de ces prémisses, voire les deux, est nécessairement fausse. Pour des raisons philosophiques, Bell a opté pour la seconde, mais l'interprétation de Copenhague établit, sans la moindre équivoque, que c'est la première prémisse qui est fausse, celle selon laquelle la réalité est indépendante de l'observation. En d'autres termes, et à l'instar de l'électron, la Lune n'existe que si on l'observe. La seule manière de surmonter une telle «bizarrerie » et d'établir que la réalité existe indépendamment de notre observation est, selon moi, d'accepter la thèse proposée dans ce roman, à savoir que l'univers est conscient et qu'il s'observe lui-même en permanence,cette observation créant la Lune - et la totalité du réel.
Et comment mettre tout cela en relation avec la conscience humaine ? De nombreux physiciens, à commencer par Bohr et Schrödinger, admettent que la vie, y compris le cerveau,peut se comporter de façon inconcevable pour la théorie classique. « Il n'existe évidemment qu'une seule alternative, l'unification des esprits ou la conscience », observa Schrödinger en faisant une référence inspirée aux Upanishads, avant de conclure que « la multiplicité est simplement apparente,en réalité il n'existe qu'un esprit unique ». Le physicien Henry Stapp a même suggéré que la mécanique quantique joue un rôle dans la constitution de la conscience. « Un élément de la dynamique cérébrale dans lequel les processus atomiques jouent un rôle clé est la libération de neurotransmetteurs à la jonction synaptique», écrit Stapp, notant que la probabilité pour que cela se produise est de 50 % : « Chaque élément de l'alternative est représenté dans la fonction d'onde de la mécanique quantique. » Penrose a repris cette notion pour défendre l'idée que la conscience est liée à des fluctuations dans l'espace-temps en rapport avec la gravité quantique. Sir Roger Penrose a également fait observer que la conscience est constituée d'états quantiques en superposition et que les effets quantiques éventuels se produisent dans les synapses, phénomène sur lequel le neurophysiologue John Eccles avait déjà appelé l'attention. Il s'agit là d'un domaine très controversé et ouvert aux spéculations, mais le fait est que l'on commence à s'y intéresser.
Ce roman porte donc sur la réalité, l'univers et la conscience. L'ambition de ce livre est de faire connaître les déconcertantes découvertes réalisées depuis 1900 par les physiciens sur la nature profonde du réel. Et les faire sortir du cercle relativement restreint de la science et des curieux qui s'intéressent à ces questions et en débattent avec passion, et de les mettre à la portée du grand public. Bien entendu, c'est aussi une œuvre de fiction, mais en fin de compte,et comme cela a été amplement démontré ici, la réalité ne serait-elle pas elle-même une étrange forme de fiction ?