Avenir d'une illusion (Freud) et arguments de convenance
Posté : 12 juin19, 06:47
Dansl'avenir d'une illusion (petit livre dont il disait ne pas être très satisfait) Freud avance un argument assez classique de forme "trop beau (ou plutot désirable) pour être vrai" et tire de là que Dieu est une illusion. C'est une démarche assez courante et Luc Ferry tire son incroyance de là, bien que sans l'appareil psychanalytique.
Il faut noter que Freud se garde bien de commettre le sophisme ad ignoratiam: jamais il ne conclut que Dieu n'existe pas, et il reconnait explicitement que le contenu d'une illusion peut fort bien être réel: le prince charmant rêvé par la jeune fille peut très bien exister. Néanmoins il semble croire que la probabilité en est diminuée, qu'il faut se méfier, que ce que nous désirons trop être vrai ne l'est probablement pas (j'imagine ici, bien que ce ne soit pas parfaitement explicite, que le fondement de la conclusion est inductif: nous avons souvent constaté que ce que nous voulions croire vrai s'est avéré faux).
Or la tradition philosophique et scientifique (pour l'élaboration des hypothèses) semble aller en sens inverse: la volonté de croire est plutot un signe de vérité que de fausseté, et on appelle cela un argument (ou preuve, disait-on parfois) de convenance. Avec des prémisses quasi identiques on a donc 2 conclusions opposées , ce qui est étrange.
La clef semble celle-ci: Freud analyse des causes (généalogie, comme chez Nietzsche et Marx) passionnelles, tandis que l'argument de convenance, sans exclure totalement celles-ci car il est souvent de nature esthétique, se veut fondé en raison, de sorte qu'à la fin on arrive à un désir/volonté raisonnable.
On pourrait sans doute classer les postulats de la raison pratique de Kant (Dieu, survie, libre arbitre) dans le domaine des arguments de convenance, bien qu'une analyse plus poussée soit nécessaire.
Avant de continuer je donne un exemple simple: il est rationnellement convenable que l'ame humaine soit immortelle car la rétribution morale terrestre est insuffisante à créer une moralité juste.
Une difficulté: quel est le sens de convenable? certes pas démontré. En gros je vois 2 choix qui restent: probable, ou soupconnable (plus faible encore car le soupcon est en deca de l'affirmation).
Voici des quasi citation de 2 travaux d'érudition, l'un philosophique, l'autre théologique (thèse de Fribourg).
-----------------------------
J.M. Le Blond, Eulogos et l'argument de convenance chez Aristote, les belles lettres, 1938.
-eu-logos=littéralement bonne parole, bien dit.
-le nécessaire peut etre convenable; donc convenable= pas nécessirement probable seulement, il y a parfois certitude scientifique
-différentes nuances de eulogos, convenable:
V (parfois simple probabilite mais parfois il semble que plus
VI (bien fondé, en rapport avec le reste de l'expérience, parfois coherent;
7 (jusqu'à platon, sens pratique surtout;
platon = raisonnable
16 (derivation mais sans certitude;
accord d'un fait avec une theorie; "compris" dans un contexte
22 (intentions esthetiques de la nature
23 (finalité et harmonie, plus que nécessité, donc hors science
24 (exprime joie subséquente à science;
ici , probable ne convient pas, mais "satisfaisant pour l'esprit"
26 (parfois vraisemblable; degré de ^probabilité
27 (aussi probabilité d'autorité " ce que tout le monde ou les sages admettent"
31 (parfois plausible
33 (harmonie interne d'une vérité démontrée
34 (sinon, hypothese plausible;
jugement de satisfaction à caractere AFFECTIF, plutot qu'un jugement de connaissance
35(probabilité mais surtout ce qui fonde cette probabilité
41(aussi adequat; adapté
accord entre fait et theorie
43 (vraisemblance
44 (certaines raisons mais pas décisives
46 (un des contraires: atopos, déplacé, déraisonnable, pas à sa place
51 (satisfaction = indice de verité;
valeur probable
--On voit dans ce travail que plusieurs sens sont utilisés, et qu'un argument de convenance peut se surajouter à une démonstration, mais alors on n'a pas un argument exclusivement de convenance. Puis ensuite, il semble que le pur argument de convenance dépasse le soupcon pour entrer dans le domaine de la probabilité. Mais doit-on ici distinguer différents types de probabilité? N'y aurait-il pas certains arguments de convenance qui ne dépasseraient pas le soupcon? Je penche pour cette dernière hypothèse.
--------------
Gilbert Narcisse OP, Les raisons de Dieu, argument de convenance et esthetique théologique , Ed Univ Fribourg, 1997. 613 p.
--près de 10000 occurrences de l'argument de convenance chez St Thomas.
132 (convenance: du genre dialectique
136 (mais pas identique: inclut le probable, d'une manière régionale. Convenable plus large
178 (convient pas de réaliser par 2 moyens ce qui peut l' etre par un seul
192 (une chose convient pour une fin. Moyen convenable
221 (convenance est comme le beau
228 (eulogos, pour un de ses usages , donne une certaine probabilité
229 (eulogos: joie de voir un fait se ranger sous une théorie; pt de vue de l'harmonie et esthétique
; autre pt de vue par rapport à preuve
230 (aristote: pas proprement science;
jugement de satisfaction
( satisfaction au sens de FREUD ?)
231 l'usage réfléchissant d'eulogos …constitue un indice (de vérité)
233 (théol: convenance sub ratione dei
271 (pourquoi incarnation? Convenance
290 (convenance: souvent analogie avec univers connu
293 (arg de convenance, ou simplement probable, ou des analogies de la foi
334 (est convenable tout moyen meilleur vers une fin
339 (beau=plaisant a etre pêrcu; on est dans le connaître; le beau renforce l'évidence du vrai
363 (central: convenance de incarnation; convient il que dieu s'incarne
422 (plus que non impossibilité… possible réalisé
423 … ou plutot une non impossibilité réalisée… reste en contact avec révélation (foi, confiance)
453 (entre beauté et convenanbce: une certaine proportion, formes convenables
477 (convenance= pas strictement égal à syllogisme, ni ne se réduit à l'opinion, ou à une thèse probable
--On a le même flottement que ci-haut. Le convenable semble plus large que le probable, mais parfois il y a recoupement. Quand le convenable équivaut à une simple non impossibilité il est évident qu'on est en deca du probable, on a simplement du croyable, une simple aptitude à être éventuellement cru. On a des degrés.
L'argument de convenance est très souvent invoqué à l'appui de l'incarnation, qu'on ne peut prouver mais seulement croire: il convenait, était dans l'ordre des choses, que Dieu intervienne de facon spéciale dans sa création. Ce genre d'argument est très classique pour dépasser le déisme philosophique.
La convenance est aussi bien plus courante en théologie qu'en philosophie, pour une raison simple: l'univers a pour cause une personne hyperraisonnable et vertueuse dont on peut déduire beaucoup de choses sur les caractère de la création (intensément finalisée)
Point très intéressant: l'idée de satisfaction de l'esprit (Beau=ce qui plait) se rapproche du désir freudien. Dans les 2 cas une affectivité intervient.
Mais dans l'argument de convenance il s'agit d'une affectivité découlant de l'activité de la raison (philosophique e.g_) tandis que chez Freud les causes sont passionnelles (désir du père etc.). Freud était peu compétent en philo , vaguement positiviste-scientiste et probablement utilitariste en morale (joie maximale pour le maximum de gens), et il n'avait certes pas en tête les postulats de Kant quand il parlait de religion ou de théisme.
La différence vient donc de la nature de la volonté de croire: Dans un cas, cette nature est raisonnable et une proposition convenable peut être probable; dans l'autre elle est causale-passionnelle et la proposition n'est pas montrée convenable.
IL est aussi évident qu'on ne peut faire valoir une induction contre une proposition vraiment convenable, car les propositions raisonnables (sans être prouvées) s'avèrent la plupart du temps vraies à l'expérience.
Il crève donc les yeux que les postulats kantiens (juste un exemple mais utile car ils ne se présentent pas comme des conclusions prouvées démonstrativement )sont d'une espèce tout à fait distincte des processus de l'inconscient purement affectifs analysés par Freud.
-------------
Une formule qui pourrait résumer l'argument de convenance: "trop beau pour être faux".
Qui dit beauté dit harmonie. Quand une hypothèse scientifique non prouvée colle à tous les faits connus, est en accord avec les autres théories, aurait une valeur unificatrice, elle est soutenue par argument de convenance. C'est une belle théorie et on la creuse pour cela.
Le contraire arrive. Mon prof de physique aimait dire que Max Planck détestait la théorie des quantas, que ces discontinuités dans le comportement de la matière lui paraissaient inconvenantes. C'est à son corps dédendant qu'il dut céder aux fondements empiriques venus des laboratoires.
Il faut noter que Freud se garde bien de commettre le sophisme ad ignoratiam: jamais il ne conclut que Dieu n'existe pas, et il reconnait explicitement que le contenu d'une illusion peut fort bien être réel: le prince charmant rêvé par la jeune fille peut très bien exister. Néanmoins il semble croire que la probabilité en est diminuée, qu'il faut se méfier, que ce que nous désirons trop être vrai ne l'est probablement pas (j'imagine ici, bien que ce ne soit pas parfaitement explicite, que le fondement de la conclusion est inductif: nous avons souvent constaté que ce que nous voulions croire vrai s'est avéré faux).
Or la tradition philosophique et scientifique (pour l'élaboration des hypothèses) semble aller en sens inverse: la volonté de croire est plutot un signe de vérité que de fausseté, et on appelle cela un argument (ou preuve, disait-on parfois) de convenance. Avec des prémisses quasi identiques on a donc 2 conclusions opposées , ce qui est étrange.
La clef semble celle-ci: Freud analyse des causes (généalogie, comme chez Nietzsche et Marx) passionnelles, tandis que l'argument de convenance, sans exclure totalement celles-ci car il est souvent de nature esthétique, se veut fondé en raison, de sorte qu'à la fin on arrive à un désir/volonté raisonnable.
On pourrait sans doute classer les postulats de la raison pratique de Kant (Dieu, survie, libre arbitre) dans le domaine des arguments de convenance, bien qu'une analyse plus poussée soit nécessaire.
Avant de continuer je donne un exemple simple: il est rationnellement convenable que l'ame humaine soit immortelle car la rétribution morale terrestre est insuffisante à créer une moralité juste.
Une difficulté: quel est le sens de convenable? certes pas démontré. En gros je vois 2 choix qui restent: probable, ou soupconnable (plus faible encore car le soupcon est en deca de l'affirmation).
Voici des quasi citation de 2 travaux d'érudition, l'un philosophique, l'autre théologique (thèse de Fribourg).
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J.M. Le Blond, Eulogos et l'argument de convenance chez Aristote, les belles lettres, 1938.
-eu-logos=littéralement bonne parole, bien dit.
-le nécessaire peut etre convenable; donc convenable= pas nécessirement probable seulement, il y a parfois certitude scientifique
-différentes nuances de eulogos, convenable:
V (parfois simple probabilite mais parfois il semble que plus
VI (bien fondé, en rapport avec le reste de l'expérience, parfois coherent;
7 (jusqu'à platon, sens pratique surtout;
platon = raisonnable
16 (derivation mais sans certitude;
accord d'un fait avec une theorie; "compris" dans un contexte
22 (intentions esthetiques de la nature
23 (finalité et harmonie, plus que nécessité, donc hors science
24 (exprime joie subséquente à science;
ici , probable ne convient pas, mais "satisfaisant pour l'esprit"
26 (parfois vraisemblable; degré de ^probabilité
27 (aussi probabilité d'autorité " ce que tout le monde ou les sages admettent"
31 (parfois plausible
33 (harmonie interne d'une vérité démontrée
34 (sinon, hypothese plausible;
jugement de satisfaction à caractere AFFECTIF, plutot qu'un jugement de connaissance
35(probabilité mais surtout ce qui fonde cette probabilité
41(aussi adequat; adapté
accord entre fait et theorie
43 (vraisemblance
44 (certaines raisons mais pas décisives
46 (un des contraires: atopos, déplacé, déraisonnable, pas à sa place
51 (satisfaction = indice de verité;
valeur probable
--On voit dans ce travail que plusieurs sens sont utilisés, et qu'un argument de convenance peut se surajouter à une démonstration, mais alors on n'a pas un argument exclusivement de convenance. Puis ensuite, il semble que le pur argument de convenance dépasse le soupcon pour entrer dans le domaine de la probabilité. Mais doit-on ici distinguer différents types de probabilité? N'y aurait-il pas certains arguments de convenance qui ne dépasseraient pas le soupcon? Je penche pour cette dernière hypothèse.
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Gilbert Narcisse OP, Les raisons de Dieu, argument de convenance et esthetique théologique , Ed Univ Fribourg, 1997. 613 p.
--près de 10000 occurrences de l'argument de convenance chez St Thomas.
132 (convenance: du genre dialectique
136 (mais pas identique: inclut le probable, d'une manière régionale. Convenable plus large
178 (convient pas de réaliser par 2 moyens ce qui peut l' etre par un seul
192 (une chose convient pour une fin. Moyen convenable
221 (convenance est comme le beau
228 (eulogos, pour un de ses usages , donne une certaine probabilité
229 (eulogos: joie de voir un fait se ranger sous une théorie; pt de vue de l'harmonie et esthétique
; autre pt de vue par rapport à preuve
230 (aristote: pas proprement science;
jugement de satisfaction
( satisfaction au sens de FREUD ?)
231 l'usage réfléchissant d'eulogos …constitue un indice (de vérité)
233 (théol: convenance sub ratione dei
271 (pourquoi incarnation? Convenance
290 (convenance: souvent analogie avec univers connu
293 (arg de convenance, ou simplement probable, ou des analogies de la foi
334 (est convenable tout moyen meilleur vers une fin
339 (beau=plaisant a etre pêrcu; on est dans le connaître; le beau renforce l'évidence du vrai
363 (central: convenance de incarnation; convient il que dieu s'incarne
422 (plus que non impossibilité… possible réalisé
423 … ou plutot une non impossibilité réalisée… reste en contact avec révélation (foi, confiance)
453 (entre beauté et convenanbce: une certaine proportion, formes convenables
477 (convenance= pas strictement égal à syllogisme, ni ne se réduit à l'opinion, ou à une thèse probable
--On a le même flottement que ci-haut. Le convenable semble plus large que le probable, mais parfois il y a recoupement. Quand le convenable équivaut à une simple non impossibilité il est évident qu'on est en deca du probable, on a simplement du croyable, une simple aptitude à être éventuellement cru. On a des degrés.
L'argument de convenance est très souvent invoqué à l'appui de l'incarnation, qu'on ne peut prouver mais seulement croire: il convenait, était dans l'ordre des choses, que Dieu intervienne de facon spéciale dans sa création. Ce genre d'argument est très classique pour dépasser le déisme philosophique.
La convenance est aussi bien plus courante en théologie qu'en philosophie, pour une raison simple: l'univers a pour cause une personne hyperraisonnable et vertueuse dont on peut déduire beaucoup de choses sur les caractère de la création (intensément finalisée)
Point très intéressant: l'idée de satisfaction de l'esprit (Beau=ce qui plait) se rapproche du désir freudien. Dans les 2 cas une affectivité intervient.
Mais dans l'argument de convenance il s'agit d'une affectivité découlant de l'activité de la raison (philosophique e.g_) tandis que chez Freud les causes sont passionnelles (désir du père etc.). Freud était peu compétent en philo , vaguement positiviste-scientiste et probablement utilitariste en morale (joie maximale pour le maximum de gens), et il n'avait certes pas en tête les postulats de Kant quand il parlait de religion ou de théisme.
La différence vient donc de la nature de la volonté de croire: Dans un cas, cette nature est raisonnable et une proposition convenable peut être probable; dans l'autre elle est causale-passionnelle et la proposition n'est pas montrée convenable.
IL est aussi évident qu'on ne peut faire valoir une induction contre une proposition vraiment convenable, car les propositions raisonnables (sans être prouvées) s'avèrent la plupart du temps vraies à l'expérience.
Il crève donc les yeux que les postulats kantiens (juste un exemple mais utile car ils ne se présentent pas comme des conclusions prouvées démonstrativement )sont d'une espèce tout à fait distincte des processus de l'inconscient purement affectifs analysés par Freud.
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Une formule qui pourrait résumer l'argument de convenance: "trop beau pour être faux".
Qui dit beauté dit harmonie. Quand une hypothèse scientifique non prouvée colle à tous les faits connus, est en accord avec les autres théories, aurait une valeur unificatrice, elle est soutenue par argument de convenance. C'est une belle théorie et on la creuse pour cela.
Le contraire arrive. Mon prof de physique aimait dire que Max Planck détestait la théorie des quantas, que ces discontinuités dans le comportement de la matière lui paraissaient inconvenantes. C'est à son corps dédendant qu'il dut céder aux fondements empiriques venus des laboratoires.