En Irlande du Nord, la quête de vérité sur les maisons religieuses pour mères célibataires
Posté : 25 janv.22, 23:27
En Irlande du Nord, la quête de vérité sur les maisons religieuses pour mères célibataires
Enquête Plus de trente ans après la fermeture du dernier établissement, une enquête a été ouverte pour comprendre la maltraitance subie par 14 000 Nord-Irlandaises, dans des maisons tenues par des ordres religieux. Les femmes y étaient envoyées pour cacher leur grossesse et ont été séparées de leur enfant.
Juliette Démas, correspondante, Belfast (Irlande du Nord),
Quand Adele Johnstone claque la porte de la maison pour mères célibataires de Marianvale, dans les années 1970, la jeune fille naïve et terrifiée qu’elle était à l’entrée, sept mois auparavant, a disparu. Elle change de prénom et rompt avec sa famille qui l’a enfermée là et forcée à abandonner son enfant.
Aujourd’hui, des souvenirs reviennent par flashs à cette grand-mère aux cheveux courts. « Quand je m’endors, je me revois dans la laverie, une nonne assise dans un coin de la pièce… » Un demi-siècle plus tard, elle ne supporte toujours pas l’odeur de l’encaustique. Et regrette chaque jour de ne pas avoir pu garder son bébé.
14 000 femmes concernées
Comme la République d’Irlande en début d’année, l’Ulster doit faire face à un chapitre sombre de son histoire. À partir de 1922, les autorités publiques ont délégué aux Églises, catholique comme protestante, le soin de s’« occuper » des célibataires enceintes, filles rebelles, victimes de viol ou d’inceste, en les enfermant. Au nom de la morale.
→ REPORTAGE. Irlande : les maisons pour mères célibataires, « un chapitre honteux de l’histoire »
On estime que 14 000 femmes ont été envoyées par leurs propres familles, le voisinage ou le clergé pour un séjour forcé dans des établissements religieux nord-irlandais entre 1922 et 1990. Parmi elles, 10 500 femmes enceintes hors mariage qui ont, comme Adele, passé leur grossesse cachées dans les maisons pour mères célibataires. À cette estimation « basse », de l’aveu même des chercheurs, il faut ajouter 3 000 femmes « déchues », condamnées au travail forcé dans les blanchisseries des couvents de la Madeleine (« Magdalene Sisters »).
Une maltraitance physique et psychologique
La sortie d’un rapport (lire ci-dessous) en janvier dernier a conduit le gouvernement nord-irlandais à ouvrir une enquête pour tirer au clair les accusations de maltraitance physique et psychologique. Adele – rebaptisée Bernadette à son arrivée – se souvient des « corvées : récurer le sol, travailler dans la laverie », et même, malgré son ventre proéminent, « danser une gigue irlandaise devant les nonnes, pour les divertir ».
→ RELIRE. L’Église catholique en accusation après le rapport sur les foyers irlandais pour mères célibataires
D’anciennes pensionnaires ont raconté avoir dû « récurer le grand hall de marbre avec une brosse à ongles ». Et quand les sœurs interrogées décrivent encore aujourd’hui des chambres proprettes, les pensionnaires se souviennent « de pièces comme des cabinets de toilettes, à peine plus grandes », « comme des écuries ». Et de l’interdiction de parler entre elles.
« On nous répétait que nous étions “bonnes à rien” »
Dans cette société très religieuse, la sexualité et la contraception n’étaient pas enseignées. Une des jeunes filles enfermées est persuadée qu’on va « la coincer entre deux matelas pour l’étouffer ». Une autre a l’impression d’avoir commis un crime, et se souvient des soignants qui répondent à ses cris de douleur lors de l’accouchement : « Si vous aviez gardé les cuisses serrées, vous n’en seriez pas là aujourd’hui. » Traitées comme des criminelles, recousues « comme des bouts de chiffon », elles sont remises au travail sans tarder.
« Les gens me demandent parfois pourquoi nous ne nous sauvions pas, soupire Adele. Mais on nous répétait à longueur de journée que nous étions “bonnes à rien”. Tellement déprimées que nous ne pouvions pas partir. »
Forcées d’abandonner leur enfant
Si elle s’est mariée et a pu avoir d’autres enfants, Adele a récupéré sa voix à 60 ans passés, en commençant à militer pour le droit des mères biologiques. Elle se bat pour obtenir des réparations, mais aussi pour l’accès aux informations sur ce que sont devenus les enfants.
« Des filles du Sud étaient envoyées dans le Nord pour que personne ne les sache enceintes », raconte Sean O’Connell, un des trois historiens chargés du rapport. Après la naissance, certains enfants seraient repartis avec leurs mères, « mais dans de nombreux cas, les enfants leur ont été enlevés pour répondre à une demande de parents adoptifs ». Certains bébés ont été envoyés en République d’Irlande, d’autres aux États-Unis. « Il est impossible de transporter du bétail d’un côté à l’autre de la frontière sans montrer des documents, mais pour les nouveau-nés, personne n’a vérifié ? », se désole Adele.
Dossiers falsifiés
Pour ceux qui cherchent leurs origines ou, comme Adele, veulent retrouver leur enfant, reste un problème : la falsification des dossiers. Toni Maguire, archéologue nord-irlandaise, s’est rendu compte que les noms indiqués sur les certificats de naissance ou de baptême ne sont pas nécessairement ceux des parents biologiques. « Il y a aujourd’hui des personnes qui ne savent pas qu’elles ont été adoptées », explique-t-elle.
Un autre versant la tracasse : « Qu’est-il advenu des bébés qui n’ont pas survécu ? » Peu de maisons disposaient de leur propre maternité, mais l’étude de plusieurs maisons pour enfants, elles aussi tenues par des ordres religieux, inquiète : dans l’établissement Saint-Joseph, à Belfast, le taux de mortalité a frôlé les 50 % au cours du siècle dernier.
Toni s’est ainsi donné pour mission de retrouver ces corps, dont beaucoup sont enfouis dans le cimetière de Milltown, lui aussi à Belfast. Sur ce champ en pente douce où s’alignent sous des couronnes de fleurs les monuments de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), trois hectares d’herbes folles recouvrent en fait d’immenses fosses communes.
Les excuses de l’Église
L’Église s’est excusée dès la publication du rapport, en janvier dernier. Eamon Martin, archevêque d’Armagh, non loin de la frontière avec le Sud, a demandé à tous ceux qui ont des informations sur la question de « lever le voile sur cette difficile réalité ». Le prélat a présenté ses excuses, au nom de l’Église catholique d’Irlande, regrettant « une approche moralisatrice et autoritaire de notre foi ». Pour lui, l’Église ne peut pas « minimiser sa responsabilité ». La congrégation des Filles du Bon Sauveur a elle aussi promis de coopérer entièrement aux recherches, ajoutant regretter de « ne pas toujours avoir répondu aux multiples besoins de ces femmes ».
Pour les chercheurs, cette bonne volonté affichée reste à prouver. « Ces excuses sont en partie liées au timing : notre rapport est sorti juste après celui de la République d’Irlande, qui a été suivi de vives critiques visant l’Église et l’État », remarque Sean O’Connell. L’historienne Leanne McCormick espère que « ces institutions agiront et donneront accès à leurs registres tout au long de l’enquête ».
Mais aussi que le gouvernement s’emparera du sujet. Car en Irlande du Nord, il y a toujours la crainte que l’exécutif local, fragilisé par le Brexit et une instabilité politique ancienne, ne s’écroule et ne mette en suspens une enquête que les survivants attendent depuis longtemps.
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Deux Irlandes, deux rapports
12 janvier 2021. Sortie du rapport de la commission d’enquête sur les Maisons pour mères célibataires en République d’Irlande. Établie en 2015, cette commission vise à établir la vérité sur la vie dans ces institutions religieuses entre 1922 et 1998. Près de 56 000 femmes célibataires et 57 000 enfants sont passés entre ces murs. Plus de 9 000 bébés y sont décédés.
27 janvier 2021. Sortie du rapport de trois chercheurs nord-irlandais de l’université Queen’s et l’université d’Ulster, qui réclament une enquête indépendante dans la province. Le gouvernement accepte immédiatement.
https://www.la-croix.com/Religion/En-Ir ... 1201196759
Enquête Plus de trente ans après la fermeture du dernier établissement, une enquête a été ouverte pour comprendre la maltraitance subie par 14 000 Nord-Irlandaises, dans des maisons tenues par des ordres religieux. Les femmes y étaient envoyées pour cacher leur grossesse et ont été séparées de leur enfant.
Juliette Démas, correspondante, Belfast (Irlande du Nord),
Quand Adele Johnstone claque la porte de la maison pour mères célibataires de Marianvale, dans les années 1970, la jeune fille naïve et terrifiée qu’elle était à l’entrée, sept mois auparavant, a disparu. Elle change de prénom et rompt avec sa famille qui l’a enfermée là et forcée à abandonner son enfant.
Aujourd’hui, des souvenirs reviennent par flashs à cette grand-mère aux cheveux courts. « Quand je m’endors, je me revois dans la laverie, une nonne assise dans un coin de la pièce… » Un demi-siècle plus tard, elle ne supporte toujours pas l’odeur de l’encaustique. Et regrette chaque jour de ne pas avoir pu garder son bébé.
14 000 femmes concernées
Comme la République d’Irlande en début d’année, l’Ulster doit faire face à un chapitre sombre de son histoire. À partir de 1922, les autorités publiques ont délégué aux Églises, catholique comme protestante, le soin de s’« occuper » des célibataires enceintes, filles rebelles, victimes de viol ou d’inceste, en les enfermant. Au nom de la morale.
→ REPORTAGE. Irlande : les maisons pour mères célibataires, « un chapitre honteux de l’histoire »
On estime que 14 000 femmes ont été envoyées par leurs propres familles, le voisinage ou le clergé pour un séjour forcé dans des établissements religieux nord-irlandais entre 1922 et 1990. Parmi elles, 10 500 femmes enceintes hors mariage qui ont, comme Adele, passé leur grossesse cachées dans les maisons pour mères célibataires. À cette estimation « basse », de l’aveu même des chercheurs, il faut ajouter 3 000 femmes « déchues », condamnées au travail forcé dans les blanchisseries des couvents de la Madeleine (« Magdalene Sisters »).
Une maltraitance physique et psychologique
La sortie d’un rapport (lire ci-dessous) en janvier dernier a conduit le gouvernement nord-irlandais à ouvrir une enquête pour tirer au clair les accusations de maltraitance physique et psychologique. Adele – rebaptisée Bernadette à son arrivée – se souvient des « corvées : récurer le sol, travailler dans la laverie », et même, malgré son ventre proéminent, « danser une gigue irlandaise devant les nonnes, pour les divertir ».
→ RELIRE. L’Église catholique en accusation après le rapport sur les foyers irlandais pour mères célibataires
D’anciennes pensionnaires ont raconté avoir dû « récurer le grand hall de marbre avec une brosse à ongles ». Et quand les sœurs interrogées décrivent encore aujourd’hui des chambres proprettes, les pensionnaires se souviennent « de pièces comme des cabinets de toilettes, à peine plus grandes », « comme des écuries ». Et de l’interdiction de parler entre elles.
« On nous répétait que nous étions “bonnes à rien” »
Dans cette société très religieuse, la sexualité et la contraception n’étaient pas enseignées. Une des jeunes filles enfermées est persuadée qu’on va « la coincer entre deux matelas pour l’étouffer ». Une autre a l’impression d’avoir commis un crime, et se souvient des soignants qui répondent à ses cris de douleur lors de l’accouchement : « Si vous aviez gardé les cuisses serrées, vous n’en seriez pas là aujourd’hui. » Traitées comme des criminelles, recousues « comme des bouts de chiffon », elles sont remises au travail sans tarder.
« Les gens me demandent parfois pourquoi nous ne nous sauvions pas, soupire Adele. Mais on nous répétait à longueur de journée que nous étions “bonnes à rien”. Tellement déprimées que nous ne pouvions pas partir. »
Forcées d’abandonner leur enfant
Si elle s’est mariée et a pu avoir d’autres enfants, Adele a récupéré sa voix à 60 ans passés, en commençant à militer pour le droit des mères biologiques. Elle se bat pour obtenir des réparations, mais aussi pour l’accès aux informations sur ce que sont devenus les enfants.
« Des filles du Sud étaient envoyées dans le Nord pour que personne ne les sache enceintes », raconte Sean O’Connell, un des trois historiens chargés du rapport. Après la naissance, certains enfants seraient repartis avec leurs mères, « mais dans de nombreux cas, les enfants leur ont été enlevés pour répondre à une demande de parents adoptifs ». Certains bébés ont été envoyés en République d’Irlande, d’autres aux États-Unis. « Il est impossible de transporter du bétail d’un côté à l’autre de la frontière sans montrer des documents, mais pour les nouveau-nés, personne n’a vérifié ? », se désole Adele.
Dossiers falsifiés
Pour ceux qui cherchent leurs origines ou, comme Adele, veulent retrouver leur enfant, reste un problème : la falsification des dossiers. Toni Maguire, archéologue nord-irlandaise, s’est rendu compte que les noms indiqués sur les certificats de naissance ou de baptême ne sont pas nécessairement ceux des parents biologiques. « Il y a aujourd’hui des personnes qui ne savent pas qu’elles ont été adoptées », explique-t-elle.
Un autre versant la tracasse : « Qu’est-il advenu des bébés qui n’ont pas survécu ? » Peu de maisons disposaient de leur propre maternité, mais l’étude de plusieurs maisons pour enfants, elles aussi tenues par des ordres religieux, inquiète : dans l’établissement Saint-Joseph, à Belfast, le taux de mortalité a frôlé les 50 % au cours du siècle dernier.
Toni s’est ainsi donné pour mission de retrouver ces corps, dont beaucoup sont enfouis dans le cimetière de Milltown, lui aussi à Belfast. Sur ce champ en pente douce où s’alignent sous des couronnes de fleurs les monuments de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), trois hectares d’herbes folles recouvrent en fait d’immenses fosses communes.
Les excuses de l’Église
L’Église s’est excusée dès la publication du rapport, en janvier dernier. Eamon Martin, archevêque d’Armagh, non loin de la frontière avec le Sud, a demandé à tous ceux qui ont des informations sur la question de « lever le voile sur cette difficile réalité ». Le prélat a présenté ses excuses, au nom de l’Église catholique d’Irlande, regrettant « une approche moralisatrice et autoritaire de notre foi ». Pour lui, l’Église ne peut pas « minimiser sa responsabilité ». La congrégation des Filles du Bon Sauveur a elle aussi promis de coopérer entièrement aux recherches, ajoutant regretter de « ne pas toujours avoir répondu aux multiples besoins de ces femmes ».
Pour les chercheurs, cette bonne volonté affichée reste à prouver. « Ces excuses sont en partie liées au timing : notre rapport est sorti juste après celui de la République d’Irlande, qui a été suivi de vives critiques visant l’Église et l’État », remarque Sean O’Connell. L’historienne Leanne McCormick espère que « ces institutions agiront et donneront accès à leurs registres tout au long de l’enquête ».
Mais aussi que le gouvernement s’emparera du sujet. Car en Irlande du Nord, il y a toujours la crainte que l’exécutif local, fragilisé par le Brexit et une instabilité politique ancienne, ne s’écroule et ne mette en suspens une enquête que les survivants attendent depuis longtemps.
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Deux Irlandes, deux rapports
12 janvier 2021. Sortie du rapport de la commission d’enquête sur les Maisons pour mères célibataires en République d’Irlande. Établie en 2015, cette commission vise à établir la vérité sur la vie dans ces institutions religieuses entre 1922 et 1998. Près de 56 000 femmes célibataires et 57 000 enfants sont passés entre ces murs. Plus de 9 000 bébés y sont décédés.
27 janvier 2021. Sortie du rapport de trois chercheurs nord-irlandais de l’université Queen’s et l’université d’Ulster, qui réclament une enquête indépendante dans la province. Le gouvernement accepte immédiatement.
https://www.la-croix.com/Religion/En-Ir ... 1201196759