Un premier point, qui me paraît malheureusement trop certain, c’est que le très grand nombre de ceux qui paraissent devant Dieu tombent immédiatement dans les abîmes de l’enfer. Je sais bien que l’Apologétique moderne s’est efforcée de voiler cette vérité évangélique du petit nombre des élus, que notre siècle énervé ne saurait plus porter, parait-il. Le P. Faber, dans son beau traité «Créateur et créature», s'efforce de prouver, en s'appuyant surtout sur des raisons de convenance, qu'au moins le plus grand nombre des catholiques est sauvé. Le P.Lacordaire, dans une conférence restée célèbre, a cru devoir prendre le contre-pied du fameux sermon de Massillon : mais la beauté de son éloquence n'a pu séduire mes convictions, et je m'en tiens à la parole du Maitre : «beaucoup d'appelés, peu d'élus ; «
multi enim sunt vocati pauci vero électi».
On lit dans la vie des Pères du désert que le grand patriarche de la Thébaïde, saint Antoine, eut une vision à ce sujet: il lui semblait que le monde était couvert comme d'un immense réseau: les âmes tombaient toutes dans ces rets; à peine si deux ou trois parvenaient à y échapper, semblables à ces rares oiseaux que nous voyons traverser le ciel dans une brumeuse journée de novembre. Si nous y réfléchissons bien, nous verrons bien que cette vision est l'expression exacte de ce qui se passe dans la réalité. La terre compte environ un milliard deux cents millions d'habitants; sur ce grand nombre il y a plus de 400 millions de chrétiens. C'est donc 800 millions de païens qui vivent et qui meurent hors de la voie du salut: faisons aussi larges que vous voudrez la part des païens honnêtes qui n'ont pu connaitre le Christ, ajoutons-y les enfants qui meurent avant de s'être souillés du crime du paganisme; cette troupe d'élite que je suppose un peu bénévolement former la moitié, soit 400 millions, n'en reste pas moins exclue du ciel puisque personne ne peut être sauvé que par la foi au Rédempteur: le mieux qui puisse lui advenir, c'est de tomber après la mort dans les Limbes, c'est-à-dire, après tout, dans le vestibule de l'enfer.
Voilà pour les païens qui forment à eux seuls les deux tiers de la population totale du globe: la moitié est très certainement damnée pour ses vices et l'autre moitié, en tenant compte des petits enfants, si elle échappe à l'enfer, demeure à jamais exclue du ciel; mais pour quiconque à vu de près ces malheureuses populations, il est clair que mon appréciation est bien indulgente: l'excuse de la bonne foi devient de jour en jour plus difficile car la bonne nouvelle a été annoncée partout; et quant à l'honnêteté morale des païens, quand on les connait, on sait a quoi s'en tenir à cet égard.
Restent un peu plus de 400 millions de chrétiens sur ce nombre: voyons combien se sauvent de ces 400 millions de chrétiens: 120 millions sont hérétiques et 80 millions schismatiques: leurs salut aux uns comme aux autres est bien exposé car il leur faut l'excuse de la bonne foi; et pour les hérétiques qui n'ont pas su garder les sacrements de la sainte Église, il leur faut de plus la contrition parfaite pour rentrer en grâce avec Dieu, après qu'ils l'ont offensé mortellement; or chacun sait que c'est là un moyen assez difficile. J'arrive aux 200 millions de catholiques, c'est-à-dire au sixième de la population totale du globe: c'est là le peuple choisi, le petit troupeau à qu'il a été dit de ne pas craindre: mais grand Dieu! Que de boucs parmi ces brebis! On peut mettre en principe qu'à notre époque, les trois quarts des catholiques vivent dans l'habitude du péché mortel, sans confessions et sans pratiques religieuses; c'est au moins la proportion pour la France, en prenant dans chaque diocèse le catalogue des communions pascales; et je ne crois pas que sous ce rapport la France soit dans une condition pire que les autres états catholiques. S'il y a ailleurs un peu plus de pratique, je crains bien qu'il n'y ait comme compensation plus de sacrilèges.
Au fond, notre pauvre patrie, malgré ses défaillances, est encore restée la nation catholique, celle où le dévouement de l'esprit chrétien sont le plus vivant. Prenons donc la proportion pour la France et généralisons: les trois quarts des adultes catholiques ne se confessent plus, voilà la triste vérité: je sais bien qu'il reste au fond des âmes la foi et qu'on se confesse presque toujours à l'heure de la mort; hélas, quelles confessions! Je le dis avec tristesse mais je le dis parce que c'est ma conviction intime: je crois peu à ces conversions à l'heure de la mort; les anciens pères, les vieux théologiens sont unanimes à déclarer qu'il faut s'en défier; je ne vois pas pourquoi les hommes du XIXe siècle seraient privilégiés en cela: telle vie telle mort, voilà l'oracle de l'esprit de Dieu, et le témoignage de l'expérience.
Pour moi, j'ai vu bien des malades dans cette situation: je ne sais si j'oserais garantir le salut éternel de dix! Presque toujours la contrition fait défaut, le bon propos n'existe pas, la charité est nulle: ce qui le prouve, c'est que si par hasard, quelqu'un de ces pénitents in extremis revient à la santé, il est excessivement rare de le voir persévérer: la conversion n'était pas sérieuse. Au fond ces pauvres gens n'aiment pas Dieu parce qu'ils ont encore un peu de foi; ils le craignent mais ils ne l'aiment pas de cet amour initial qui, d'après le concile de trente, suffit à l'attrition; ils voudraient bien mourir parce qu'ils ont peur de l'enfer, mais ils ne se soucient pas de bien vivre. S'ils pouvaient analyser ce qui se passe alors dans leur conscience, ils y verraient cette arrière pensée: "je me confesse parce que cela est nécessaire; il a la famille, les convenances sociales; on ne peut pourtant pas se faire enterrer comme un chien; et puis, qui sait, personne n'est revenu nous dire ce qu'il y a de l'autre coté de la vie. Mais si tu reviens en santé, murmure la conscience, ma foi si je reviens en santé ce sera comme par le passé: ces choses là sont bonnes pour mourir mais elles me gêneraient singulièrement pour vivre."
De là une absolution nulle - remarquez que je ne dis pas sacrilège car je veux mettre les choses au mieux - je les suppose même de bonne foi, ce qui du reste est fréquent avec leur incroyable ignorance des choses de Dieu: mais même avec la bonne foi, on reviendra qu'après une vie tout entière passée dans l'oubli de Dieu, une absolution nulle est un mauvais passeport pour le ciel.
Paraissez maintenant, justes de la terre, petit troupeau demeuré fidèle, femmes pieuses, religieuses, ferventes, ministres des autels : sans doute, voilà les prédestinés. Hélas! Là encore il y a des âmes pour l'enfer; que dis-je: si j'en crois les saints docteurs, la plus grande part serait encore pour l'enfer.
Capita sacerdotum pavimenta inferorum: qui a prononcé ce blasphème? C'est saint Jean Chrysostome, un de ceux qui ont le mieux connu le prêtre et ses misères! Hélas, hélas, qui nous dira les illusions des âmes pieuses, les mystères des fausses consciences, les aveuglements volontaires, les replâtrages et les puanteurs des sépulcres blanchis -
optimi pessima corruptio - qui nous dira la profondeur de corruption où peut descendre une âme de choix quand, refusant de correspondre à la grâce, elle se met dans l'impossibilité de répondre à la sublimité de sa vocation? Le prêtre surtout, dès qu'il cesse d''etre l'homme de Dieu, devient presque infailliblement l'homme de Satan. Chez lui, le péché mortel est presque inséparable du sacrilège de l'endurcissement. Voyez Judas: c'est l'histoire du mauvais prêtre.
J'en appelle à saint Liguori, à tous les confesseurs des retraites ecclésiastiques: trouvent-ils exagérée la parole de saint Jean Chrysostome que je viens de rappeler pour moi, en considérant non pas une époque, mais toutes les époques de la vie de l'Eglise; non pas telle ou telle contrée, mais toutes les contrées du monde catholique! J'en viens à me dire que ces paroles ne sont que l'expression juste d'une triste mais irréfragable vérité. O Dieu! Où sont vos élus? Ah! Je comprends maintenant cette révélation de saint Bernard citée par le P. Lejeune: ce saint ayant eu la révélation du sort éternel de toutes les âmes qui avaient comparu à deux jours différents devant le tribunal de Dieu remarqua avec horreur que sur ces quatre-vingt mille, trois seulement parmi les adultes furent sauvées le premier jour et deux le second jour; et encore, de ces cinq âmes ainsi sauvées en deux jours, aucune n'alla au Ciel directement: voilà pour le grand nombre des réprouvés. Ceci bien établi, je dis, en second lieu, que parmi le petit nombre des élus, l'immense majorité descend en Purgatoire, en sorte que le grand nombre de ceux qui vont tout droit au Ciel est si petit qu'il ne compte vraiment pas. Voici ce qu'on lit dans la vie de sainte Thérèse (chap. XXXVIII): "je ferai observer - c'est la sainte qui parle - que de tant d'âmes, je n'en ai vu que trois aller directement au Ciel sans passer par le Purgatoire: celle du religieux dont je viens de parler, celle du vénérable Pierre d'Alcantara, et celle de ce Père Dominicain plus haut mentionné" (il s'agit du Père Pierre Ybanez un de ses confesseurs)." Quand on réfléchit au grand nombre de visions du Purgatoire qu'elle eut dans sa vie, et au grand nombre des saintes âmes qui vivaient alors dans l'Église, ce témoignage de sainte Thérèse est décisif et dispense d'en chercher d'autres.
Il y a plus. Nous voyons que les saints canonisés, eux mêmes ne sont pas toujours exempts des peines du Purgatoire: on lit dans saint Pierre Damien que saint Sévérin, archevêque de Cologne, y demeura quelque temps, malgré son zèle apostolique et ses admirables vertus. L'histoire du diacre Paschase rapportée par saint Grégoire dans ses dialogues (livre IV chap. XI ) est aussi étonnante: après sa mort, sa dalmatique placée sur son cercueil avait fait des miracles; après cela, comment ne pas croire qu'il était déjà dans la gloire? Il n'en était rien cependant, et il lui restait encore une longue expiation à faire, comme il le déclara à saint Germain de Capoue.
Après cet exemple, qui pourrait se flatter d'échapper au Purgatoire? Tout ceci est triste, mais à quoi servirait de voiler la vérité si les jugements de Dieu sont si formidables? Demandons donc avec crainte et humilité d'être du petit nombre des élus, et pour assurer notre salut, vivons dans la crainte, comme ont vécu tous les saints, en méditant ces paroles du Prophète-Roi : Domine confige timore tuo carnes meas.
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Le texte original ne contenait à peu près aucune ponctuation: j'ai découpé le texte moi-même suivant mon jugement.