Page 1 sur 1

Les aventures du Herr Doktor Rudolf Steiner

Posté : 20 oct.23, 11:22
par aerobase
Extrait du journal de Franz Kafka 1911 (c'est lui qui était le voir)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Rudolf_Steiner
Le Dr. Steiner si accaparé par ses élèves absents
— Pendant sa conférence, les morts se pressent tellement contre lui.
Désir de savoir ? Mais en ont-ils vraiment besoin ? Il faut croire que oui.
— Dort deux heures. Depuis qu’un jour on lui a coupé l’électricité,
il a toujours une bougie avec lui. — Il était très proche
du Christ. Il a monté sa pièce de théâtre à Munich.
— (« Tu peux l’étudier pendant un an, tu ne comprendras
rien »), c’est lui qui a dessiné les costumes, écrit la
musique. — Il a formé un chimiste. — Löwy Simon,
négociant en soie à Paris, quai Moncey, a reçu de lui
les meilleurs conseils commerciaux. Il a traduit ses
oeuvres en français. C’est pourquoi la Conseillère avait
noté dans son carnet « Comment obtenir la connaissance
des mondes supérieurs ? chez S. Löwy à Paris. »
— Il y a, dans la loge de Vienne, un théosophe âgé de
65 ans, d’une force herculéenne, autrefois grand buveur
et tête de mule, qui ne cesse de croire et ne cesse d’avoir
des doutes. On raconte une histoire très drôle à son
sujet : il participait à un congrès à Budapest, et au cours
d’un dîner sur le Blocksberg un soir de clair de lune,
quand le Dr. Steiner avait fait une apparition inattendue
parmi les convives, il avait pris peur et s’était caché
avec sa chope derrière un tonneau de bière (alors que le
Dr. Steiner ne lui en avait pas du tout voulu) — Ce n’est
peut-être pas le plus grand chercheur spirituel contemporain,
mais il est le seul à qui on a donné pour tâche
de concilier théosophie et science. Il sait donc tout. —
Un jour son village natal a reçu la visite d’un botaniste,
grand maître en occultisme. Celui-ci lui a
apporté la lumière. — Le fait que j’aille rendre visite
au Dr. Steiner m’a été interprété par la dame comme un
début de réminiscence. — Le médecin de cette dame,
après qu’un début de grippe s’était déclaré chez elle,
s’est enquis d’un remède auprès du Dr. Steiner, a prescrit
le remède à cette dame et l’a du coup immédiatement
guérie. — Une Française a pris congé de lui en
disant « Au revoir ». Il a secoué la main derrière elle.
Deux mois plus tard elle était morte. Encore un cas analogue
à Munich. — Un médecin munichois guérit avec
des couleurs déterminées par le Dr. Steiner. Il envoie
aussi des malades à la Pinacothèque en leur prescrivant
de se concentrer une demi-heure ou plus devant
un tableau précis. — Fin atlantique du monde, fin
lémurienne, et maintenant celle causée par l’égoïsme.
— Nous vivons à une époque décisive. La tentative du
Dr. Steiner réussira, pourvu que les forces arrhimaniennes
ne prennent pas le dessus. — Il consomme
deux litres de lait d’amande et des fruits qui poussent en
hauteur. — Il communique avec ses élèves absents au
moyen de schémas de pensée qu’il envoie dans leur
direction sans collaborer avec eux une fois ces schémas
produits. Or ils s’usent rapidement et il est dans
l’obligation de les restaurer
— Madame Fanta : j’ai une mauvaise mémoire.
Dr. St. Ne mangez pas d’oeufs.

Ma (Kafka) visite chez le Dr. Steiner.
Une femme attend déjà (en haut, deuxième étage de
l’Hôtel Viktoria, Jungmannstrasse), mais elle me prie
instamment de passer avant elle. Nous attendons. La
secrétaire arrive et nous fait patienter. Je le vois dans
une échappée de couloir. Sur quoi il vient aussitôt à
notre rencontre les bras à demi étendus. La femme
déclare que je suis arrivé le premier. Je le suis donc
comme il me conduit dans sa chambre. Sa redingote
impériale noire, qui a l’air cirée les soirs de conférence
(non pas cirée mais simplement rendue brillante par
la pureté de son noir), avec la lumière du jour (trois heures de
l’après-midi) la voilà poussiéreuse et même tachée dans
le dos et aux aisselles. Dans sa chambre, je cherche à
montrer mon humilité, que je n’arrive pas à ressentir,
en cherchant un endroit ridicule pour mon chapeau ; je
finis par le poser sur un petit support en bois servant à
lacer les bottes. Une table au milieu, je suis assis face à
la fenêtre, lui à gauche de la table. Sur la table, quelques
feuilles de papier avec des dessins qui rappellent ceux
de ses conférences sur la physiologie occulte. Une
brochure, Annalen für Naturphilosophie, couvre un
petit tas de livres, tandis que les autres semblent par
ailleurs éparpillés dans la pièce. Simplement, impossible
de regarder ailleurs car il essaye toujours de vous
retenir avec son regard. Mais s’il lui arrive de ne pas le
faire, attention au retour de son regard. Il commence
par quelques phrases décousues : Vous êtes bien le
Dr. Kafka ? Avez-vous consacré du temps à l’étude de
la théosophie ? Pour ma part, j’avance l’entame que j’ai
préparée : Je sens qu’une grande part de moi-même
tend à la théosophie, mais en même temps elle m’angoisse
au plus haut degré. En effet je crains d’elle un
nouveau désarroi, qui serait pour moi très fâcheux car
ce qui fait mon malheur actuel n’est que du désarroi.
Voici en quoi consiste ce désarroi : mon bonheur, mes
aptitudes et toute possibilité de servir à quelque chose
sont situés depuis toujours dans le champ littéraire. Et
là j’ai vécu il est vrai des états (en petit nombre) qui
sont très proches, à mon avis, des illuminations que
vous décrivez, Herr Doktor, des états dans lesquels
j’habitais totalement dans l’idée qui me venait à l’esprit,
tout en accomplissant chacune, et dans lesquels je me
sentais non seulement aux limites de moi-même, mais
aux limites de l’humain lui-même. C’est seulement la
quiétude de l’enthousiasme, probablement le propre
du clairvoyant, qui manquait certainement à ces états,
encore que pas tout à fait. Je le déduis du fait que ce
n’est pas dans ces états que j’ai écrit le meilleur de mes
travaux. — Or je ne peux me consacrer entièrement
à la littérature, comme ce devrait être le cas, et pour
différentes raisons. Pour commencer, indépendamment
de mon contexte familial, je ne pourrais pas vivre de
la littérature du fait de la genèse lente de mes travaux
et de leur particularité ; en plus, je suis aussi empêché
par ma santé et par mon caractère de m’adonner à une
vie qui serait incertaine dans le meilleur des cas. Aussi
je suis devenu fonctionnaire d’un office d’assurances
sociales. Or ces deux professions ne pourront jamais se
tolérer l’une l’autre et permettre un bonheur commun.
Le moindre bonheur dans l’une devient un grand malheur
dans l’autre. Si j’ai écrit quelque chose de bon un
soir, je brûle le jour suivant au bureau et n’arrive à rien.
Ce va-et-vient est de plus en plus pénible. Au bureau, je
m’acquitte extérieurement de mes obligations mais pas
de mes obligations intérieures et chaque obligation intérieure
insatisfaite devient un malheur qui ne sort plus
de moi. Outre ces deux efforts impossibles à équilibrer,
je devrais à présent m’engager à en faire un troisième
avec la théosophie ? Ne va-t-elle pas déranger d’un côté
et de l’autre et être elle-même dérangée par l’un et par
l’autre ? Moi qui suis actuellement un être déjà si malheureux,
vais-je pouvoir mener les trois à leur terme ?
Je suis venu, Herr Doktor, pour vous poser la question,
car je pressens que si vous m’en croyez capable, je peux
aussi l’assumer réellement.
Il écoutait avec la plus grande attention, apparemment
sans m’observer du tout, absorbé tout entier par
ce que je lui disais. Il hochait de temps à autre la tête,
ce qu’il tenait apparemment pour un moyen de parvenir
à une extrême concentration. Au début, le gênait
un rhume silencieux, il avait le nez qui coulait, et ne
cessait de travailler du mouchoir, qu’il s’enfonçait profondément
dans le nez, un doigt dans chaque narine.