Pourkoi La Torah et les Evangiles sont Falsifiés
Posté : 14 févr.06, 01:55
Comment pouvons-nous, nous musulmans, ou humains avec un minimum d'esprit critique affirmer qu'il se trouve dans le texte actuel de la Tanak et des Evangiles des éléments qui ne se trouvaient pas dans le texte révélé par Dieu à ceux de Ses prophètes aux noms de qui ces livres se rattachent ?
Voici une preuve très simple : le 34ème chapitre du Deutéronome ne peut pas relever de ce que Dieu a révélé à Moïse, puisque y sont relatés… la mort de Moïse et l'endroit où il fut inhumé. C'est forcément un homme postérieur qui a relaté cet événement, et son témoignage a été intégré au texte dit "Torah".
Une autre preuve : selon le texte de la Genèse, Noé eut son fils Sem (ainsi que ses autres fils Cham et Japhet) à l'âge de 500 ans (3/32) ; Sem eut son fils Arpakshad à l'âge de 100 ans (11/10) ; Arpakshad eut son fils Shélah à l'âge de 35 ans (11/12) ; Shélah eut son fils Eber à l'âge de 30 ans (11/14) ; Eber eut son fils Pèleg à l'âge de 34 ans (11/16) ; Pèleg eut son fils Réou à l'âge de 30 ans (11/18) ; Réou eut son fils Seroug à l'âge de 32 ans (11/20) ; Seroug eut son fils Nahor à l'âge de 30 ans (11/24) ; Nahor eut son fils Tèrah à l'âge de 29 ans (11/24) ; Tèrah eut son fils Abram (Abraham) à l'âge de 70 ans (11/26).
Noé avait donc 500 ans quand Sem lui naquit. Or Noé vécut en tout 950 ans (Genèse 9/29). Et Noé vécut encore 350 ans après le Déluge (9/28). Celui-ci se produisit donc quand il était âgé de 600 ans, et Sem avait alors 100 ans. Or ce fut à cet âge-là que Sem eut son fils Arpakshad, et Noé avait donc 600 ans (ce qui est d'ailleurs spécifié en Genèse 7/11). Si on additionne les chiffres qui suivent jusqu'à la naissance de Abraham, on trouve 290. Ceci revient à dire que quand Abraham naquit, Noé était encore vivant et âgé de 890 ans, et que lorsque Noé mourut à l'âge de 950 ans, Abraham était âgé de 60 ans !
Un exemple de contradictions : "A l'époque de la vieillesse de Salomon, ses femmes détournèrent son cœur vers d'autres dieux ; et son cœur ne fut plus intègre à l'égard du Seigneur, son Dieu, contrairement à ce qu'avait été le cœur de David son père. Salomon suivit Astarté, déesse des Sidoniens, et Milkôm, l'abomination des Ammonites. Salomon fit ce qui est mal aux yeux du Seigneur et il ne suivit pas pleinement le Seigneur comme David, son père. C'est alors que Salomon bâtit sur la montagne qui est en face de Jérusalem un haut lieu pour Kemosh, l'abomination de Moab, et aussi pour Molek, l'abomination des fils d'Ammon. Il en fit autant pour les dieux de toutes ses femmes étrangères : elles offraient de l'encens et des sacrifices à leurs dieux" (1 Rois 11/4-8). Or ce passage s'accorde très mal avec cet autre : "Cette demande de Salomon plut au Seigneur. Dieu lui dit : "Puisque tu as demandé cela (…), voici, j'agis selon tes paroles : je te donne un cœur sage et perspicace, de telle sorte qu'il n'y a eu personne comme toi avant toi, et qu'après toi il n'y aura personne comme toi parmi les rois" (1 Rois 3/10-13). Ce dernier passage relate de Dieu de grandes éloges de Salomon ; Dieu n'aurait-Il donc pas su ce qui allait se passer lors de la vieillesse de Salomon ?
Comment s'explique la présence de tels éléments dans la Tanak ?
Certains musulmans ont cru que les erreurs et contradictions existant dans le texte actuel de ces Ecritures sont dues à des actes délibérés de falsification de la parole divine.
Je trouve que c'est plutôt la façon de voir de Ibn Khaldûn qui est pertinente. Je l'exposerai ici (on peut la consulter en Târîkh Ibn Khaldûn, tome 2 pp. 7-8) au travers des propos d'un homme contemporain, Didier Hamoneau. Celui-ci écrit : "La Torah actuelle est le témoin d'un long martyr et d'une immense catastrophe spirituelle, ainsi que la preuve de l'héroïsme de croyants face au désastre. Ceux-ci sauvèrent grâce à Dieu l'essentiel de la Torah, mais elle avait définitivement perdu de sa pureté originelle." "Cette version actuelle de la Torah doit donc être regardée comme un écho d'une parole divine au milieu d'une œuvre certes humaine mais pathétique et héroïque, en raison du sang pur versé et surtout parce que nous savons qu'au milieu des paroles humaines siègent les Paroles de Dieu ; il est vrai qu'il n'est pas toujours aisé de les distinguer" (d'après La Torah, l'Evangile, le Coran, pp. 55-56).
A cela, les musulmans tenants de l'autre avis opposent un : "Que faites-vous alors du verset coranique 2/79, qui montre qu'il y a bien eu altération volontaire ?"
La réponse est que ce verset n'indique pas explicitement (qat'iyy ud-dalâla) qu'il s'agit de l'ensemble des Ecritures antérieures : en effet, as-Suddî pense qu'il s'agissait d'un cas localisé géographiquement en Arabie (cf. Tafsîr Ibn Kathîr). Et c'est bien parce que ce verset n'est pas explicite sur le sujet que al-Bukhârî et Shâh Waliyyullâh ont pu avoir l'avis qu'ils ont à propos de l'authenticité des Ecritures antérieures (voir respectivement Sahîh al-Bukhârî, kitâb ut-tawhîd, tarjama n° 55, et Al-fawz ul-kabîr, p. 29).
Comme l'a écrit Ibn Taymiyya (et tant d'autres personnes), le grand tournant dans l'histoire de la conservation de ces Ecritures se situe lors de la destruction de Jérusalem par les Babyloniens puis de l'entreprise menée par Ezra (Al-Jawâb us-sahîh 1/310). C'est en – 587 précisément que les Fils d'Israël connaissent la grande catastrophe : l'armée de Nabuchodonosor vainc l'Etat de Juda, le Sanctuaire de Jérusalem est détruit, les fils d'Israël habitant Juda sont pour la plupart déportés. Ce n'est que cinquante ans plus tard, en – 538, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens que les choses changent (c'est notamment ici que se fera remarquer la justice de Cyrus II, "Dhul Qarnayn"). Didier Hamoneau écrit qu'après cette catastrophe, le texte des Ecritures originelles ne subsiste plus que sous forme de différents documents dispersés auprès des uns et des autres (La Torah, l'Evangile, le Coran). C'est ensuite, dans un laps de temps qui va de la seconde moitié du cinquième siècle aux premières années du quatrième siècle avant J.-C., que le grand scribe Ezra (ou Esdras) fait une synthèse de différents documents historiographiques et juridiques que des israélites possèdent. Cela donne la Torah (Pentateuque) que nous connaissons (c'est ce qui vaudra d'ailleurs à Ezra le surnom de "second Moïse").
Contrairement à ce que vous affirmez, les musulmans ne sont pas les seuls à dire que le texte biblique actuel est une harmonisation de sources plurielles : des savants chrétiens et des auteurs juifs eux-mêmes l'affirment :
Voici ce qu'on peut lire dans les premières pages de la Bible de Jérusalem (édition de 2000) (il s'agit de la traduction de la Bible réalisée sous la direction de la très catholique Ecole biblique de Jérusalem) : "L'analyse de la forme définitive des textes – la seule à laquelle nous ayons accès – montre que l'unification rédactionnelle a beaucoup apporté à la formulation définitive" (p. 16). "… on préfère aujourd'hui parler de deux traditions dont l'ensemble a été élaboré d'une manière progressive, si bien que l'on peut trouver des passages très tardifs au milieu de passages beaucoup plus anciens" (p. 17). Les commentateurs chrétiens de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) écrivent à propos des livres de l'Ancien Testament que "avant de recevoir leur forme définitive", ils "ont circulé assez longtemps dans le public et portent les traces des réactions suscitées par les lecteurs, sous forme de retouches, d'annotations, voire de refontes plus ou moins importantes" (Traduction Œcuménique de la Bible, édition de 1975, pp. 10-11, cité dans Moïse et Pharaon, les Hébreux en Egypte, pp. 34-35).
Les commentateurs de la Bible de Jérusalem écrivent, à propos du passage parlant des Nephilim (Genèse 6/1-4) : "L'auteur semble utiliser une tradition populaire à caractère mythologique" (p. 26). A propos du récit de la tour de Babel : "Récit fait de l'amalgame de plusieurs traditions" (p. 32). A propos de la mention de la mort de Moïse à la fin du Deutéronome : "Ces chapitres forment une sorte de conclusion générale à l'ensemble du Pentateuque ; ils regroupent des éléments d'origine et d'âge divers, qui ont été rattachés au corps du Dt lors de la dernière rédaction" (p. 310). A propos de la mention des Philistins en Genèse 21/32-34, 26/1-8 et en Exode 13/7, les auteurs écrivent qu'il s'agit d'"une anticipation" (p. 344) : le fait est qu'en ce qui concerne la période que ces passages intéressent, les Philistins ne sont pas encore installés dans la région qui est rattachée à leur nom : l'auteur du texte a donc désigné un événement qui s'est déroulé sur le littoral de Palestine des siècles avant lui en utilisant la périphrase en usage en son temps à lui ("pays des Philistins") : c'est ce qu'on appelle un anachronisme. La même chose peut être dite – mais cela, les commentateurs de la Bible de Jérusalem ne l'ont pas écrit – à propos du passage où on lit que Joseph installa son père et ses frères "dans la meilleure région, la terre de Ramsès" (Genèse 47/11) : l'écrivain a relaté cet événement de l'époque de Joseph (XVIIème siècle avant J.-C.) mais a, pour désigner la région d'Egypte où il s'est déroulé, employé le nom de Ramsès, pharaon de l'époque de Moïse (XIIIème siècle avant J.-C.).
Pour en revenir aux notes des commentateurs de la Bible de Jérusalem : à propos des chapitres 10 et 11 du Livre de Josué : "Ces chapitres diffèrent des précédents et ne s'accordent pas avec d'autres passages du livre ni avec Jg 1, où il apparaît que la conquête fut lente et que chaque tribu eut une action indépendante" (p. 338). A propos de certains événements présentés par le Livre des juges : "Vue théologique qui ne correspond qu'imparfaitement à l'histoire. A la base du livre, il y a des récits indépendants dont la relation chronologique est établie arbitrairement" (p. 366). Voici encore ce qu'on peut lire en introduction au livre de Jérémie dans la Traduction Œcuménique de la Bible : "En plus, l'exégète sera attentif au fait que les ch. 1-25 contiennent, à côté des oracles poétiques, d'une authenticité à toute épreuve, un très grand nombre de passages rédigés dans une prose qui rappelle celle des éditeurs deutéronomistes des livres historiques. Ces passages représentent probablement des oracles de Jérémie retravaillés par des éditeurs postérieurs. Au début de l'exil existaient donc de nombreux livrets, feuillets et recueils épars, et en plus, probablement, quelques traditions orales relatives à Jérémie. Ce sera un rédacteur anonyme, très certainement "deutéronomiste", qui réunira tous ces matériaux en un seul volume" (TOB, édition de 1997, p. 554). Sur Esdras et Néhémie : "La rédaction actuelle de ces livres laisse plusieurs problèmes historiques encore ouverts. Le premier problèmeconcerne l'interruption de la reconstruction du temple (Esd 4). D'après le texte, cette interruption fut ordonnée par Artaxerxès (465-424) à la suite des plaintes des gens du pays opposés aux Juifs (Esd 4.6-24). Or, la chronologie rend impossible un tel événement. En effet, la construction du temple fut achevée la 6è année de Darius, vers l'an 515 (Esd 6.15). Le passage Esd 4.6-24 concerne des événements de l'époque d'Artaxerxès, c'est-à-dire au moins 50 à 60 ans plus tard. Le rédacteur final du livre semble avoir confondu ces données. Plus complexe encore est le second problème : celui de la chronologie de l'activité d'Esdras et de Néhémie à Jérusalem. L'ordre chronologique actuel du récit parle de l'arrivée d'Esdras la 7è années d'Artaxerxès (Esd 7.7), puis de l'arrivée de Néhémie la 20è année d'un roi du même nom (Ne 2.1). Ensuite, Esdras réapparaît, puis Néhémie, dans un étonnant chassé-croisé. Ne faut-il pas plutôt situer l'activité d'Esdras lors de la seconde venue de Néhémie à Jérusalem ? Au lieu de la 7è année d'Artaxerxès, il faudrait lire alors la 27è ou la 37è année (soit vers 438 ou 428). Ou mieux encore, ne faut-il pas considérer toute l'activité de Néhémie comme antérieure à celle d'Esdras : ce dernier ne serait alors arrivé à Jérusalem que la 7è année du roi Artaxerxès II (et non Artaxerxès I), vers 398-397. Le problème n'a pas encore trouvé de solution satisfaisante" (TOB, édition de 1997, p. 1095).
Max Dimont, l'auteur juif bien connu, écrit de même : "There are two versions of many, many other events, as the perceptive reader of Old Testament may have noticed. Are we dealing with two versions of the same story, or with two different stories merged into one ?" (Jews, God and History, New American Library, 2nd edition, p. 28). "The final fusion of the Five Books of Moses, called the Pentateuch, occurred around 450 B.C. – in other words, not until eight to sixteen hundred years after some of the events narrated in them took place. Is it not reasonable to suppose that in that period of time [i. e. before 450 B.C.], before there were any written records, many changes and alterations must have occurred as the stories and legends were handed down orally from generation to generation ?" (Ibid., p. 31). Décrivant cette entreprise de fusion s'étant déroulée vers la moitié du 5ème siècle avant J.C., Dimont écrit : "As a second move toward forging a national religious and spiritual Jewish character, Ezra and Nehemia decided not only to revise the Book of Deuteronomy but to add to it four other Books of Moses. Under their direction, priest and scholar labored diligently to fuse the most important of the divergent Mosaic documents, including the Deuteronomy of Josiah, into the five books of the Pentateuch, namely, Genesis, Exodus, Leviticus, Numbers, and Deuteronomy. All Five Books of Moses were now made divine. From here on, no deletions, changes or additions to the Pentateuch could be made, nor have any been made" (Ibid., p. 63).
Encore faut-il noter que, de ce corpus établi par Ezra, différentes versions vont circuler au cours des siècles qui vont suivre. Il y aura bientôt ainsi :
– la version hébraïque ;
– la version de la Septante, en langue grecque ;
– la version samaritaine ;
– les Targums (= traductions) araméens (comme le Targum d'Onkelos) ;
– les versions syriaques.
Ces versions ne divergent certes pas sur l'essentiel, mais présentent quand même des différences quant à certains chiffres (les âges des patriarches) et certains noms de lieux. A lui seul, le texte hébraïque connaît, au Ier siècle de l'ère chrétienne, différentes versions légèrement différentes : c'est en l'an 90 après J.-C. que des savants juifs fixent la norme. L'introduction de la Traduction Oecuménique de la Bible relate que ces savants "avaient constaté que les manuscrits dont ils disposaient n'étaient pas strictement identiques. Pour remédier à cet inconvénient, ils établirent un texte officiel, en procédant par comparaison de quelques manuscrits existants. Après quoi ils firent détruire les manuscrits non conformes au texte qu'ils avaient retenu. En 1947 cependant on a retrouvé près de la mer Morte quelques manuscrits antérieurs au travail des Docteurs de la Loi (les textes de Qumrân). D'autre part le Pentateuque samaritain, de même que certaines versions anciennes, version grecque dite des Septante, certaines versions araméennes ou Targoums, attestent un état du texte plus ancien. On a pu constater que les différences avec le texte traditionnel étaient pour la plupart de faible portée. Mais dans certains cas ces formes plus anciennes du texte proposent un sens plus clair" (Traduction œcuménique de la Bible, édition de 1997, p. 13).
En tout état de cause, le texte hébraïque officiel, fixé en 90 de l'ère chrétienne, sera transmis de génération en génération ; c'est lui qui sera utilisé par Jérôme pour la traduction latine, qu'adoptera l'Eglise catholique, pendant que les Eglises orthodoxes, elles, continueront à utiliser le texte grec de la Septante malgré ses légères différences avec le texte hébraïque fixé en 90. Ce dernier sera donc retransmis tel qu'il aura été fixé entre les différentes générations de juifs ; suivant cette retransmission, une édition en 1524 sera faite par Jacob Ben Hayyim à Venise qui deviendra l'édition de référence ; c'est elle que, aujourd'hui encore, toutes les bibles hébraïques suivent. Par la suite, au XIXeme siècle, on a retrouvé dans une synagogue du Caire, un ancien exemplaire de la Torah (Pentateuque et non Tanak) hébraïque massorétique, qui a été daté du IXème siècle après J.-C..
(A ce texte de la Torah (ici dans le sens de Pentateuque) s'ajouteront d'autres textes :
– les Nebiim, qui contiennent le récit et la relation des propos de prophètes envoyés aux fils d'Israël ;
– les Ketoubim, qui sont constitués de recueils de prières psalmiques et de chroniques.)
La question qui se pose ici concerne les documents que Ezra harmonisa : quels sont ces documents ? D'où les tenait-il ?
Il semble qu'il se soit agi de différentes traditions que possédaient différents groupes chez les fils d'Israël revenus de l'exil. C'est bien pourquoi les commentateurs de la Bible de Jérusalem, de même que Max Dimont, parlent d'une fusion entre deux documents à l'origine distincts.
Ce qu'il faut également relever c'est que le texte que, au XIIIème siècle avant J.-C., le prophète Moïse reçut comme Paroles de Dieu sur le Mont Sinaï semble avoir été beaucoup plus court que l'ensemble du texte nommé aujourd'hui "Torah" : ce texte avait pu être gravé sur quelques tablettes de pierre (cf. Livre de Josué 8/32) ; il semble donc qu'au fil du temps, à ce texte gravé sur pierre, furent ajoutés les propos de Moïse ainsi que les jugements qu'il rendit entre les Fils d'Israël au cours de son parcours à leurs côtés ; la Torah a ensuite reçu aussi le récit du déroulement de la mission de Moïse aussi – c'est ce qui explique qu'on y trouve aussi mention de sa mort –, et même plus : les origines du monde, les généalogies de Abraham, etc.
1.2.2) A propos des textes des quatre Evangiles canoniques :
Pour ce qui est du texte des quatre Evangiles canoniques, on note aussi certaines contradictions. En voici quelques-unes…
"Ayant appris que Jean [= Jean-Baptiste] avait été livré, Jésus se retira en Galilée (Matthieu 4/12, voir aussi Marc 1/14 et Luc 4/14). Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c'étaient des pécheurs. Il leur dit : "Venez à ma suite et je vous ferai pécheurs d'hommes." Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent." (Matthieu 4/18-20). Or voici ce que Jean l'Evangéliste relate : "Le lendemain, Jean [= Jean-Baptiste] se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples. Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : "Voici l'agneau de Dieu." Les deux disciples, l'entendant parler ainsi, suivirent Jésus (Jean 1/35-37). "André, le frère de Simon-Pierre, était l'un de ces deux qui avait écouté Jean et suivi Jésus. Il alla trouver avant tout son propre frère Simon et lui dit : "Nous avons trouvé le Messie" – ce qui signifie le Christ. Il l'amena à Jésus" (Jean 1/40-42, plus une partie de 43). D'après la narration de Jean, c'est alors que Jean-Baptiste n'avait pas encore été arrêté que André et Simon suivirent Jésus, alors que d'après les écrits attribués à Matthieu, Marc et Luc, c'est alors que Jean-Baptiste avait déjà été arrêté qu'ils le suivirent.
"Et les disciples l'interrogèrent [= Jésus] : "Pourquoi donc les scribes disent-ils qu'Elie doit venir d'abord ?" Il répondit : "Certes Elie va venir et il rétablira tout ; mais, je vous le déclare, Elie est déjà venu, et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu'ils ont voulu. Le Fils de l'homme lui aussi va souffrir par eux." Alors les disciples comprirent qu'il leur parlait de Jean le Baptiste" (Matthieu 17/10-13). Or voici ce que Jean relate : "Et voici quel fut le témoignage de Jean lorsque, de Jérusalem, les Juifs envoyèrent vers lui des prêtres et des lévites pour lui poser la question : "Qui es-tu ?" Il fit une déclaration sans restriction, il déclara : "Je ne suis pas le Messie." Et ils lui demandèrent : "Qui es-tu ? Es-tu Elie ?" il répondit : "Je ne le suis pas." – Es-tu le Prophète ?" Il répondit : "Non"" (Jean 1/19-21). La narration de Jean fait dire à Jean Baptiste qu'il nie être Elie, alors que la narration de Matthieu fait dire à Jésus que Jean Baptiste est bien Elie. Aucun de ces deux personnages ne peut avoir dit faux : le problème doit venir de la question de l'authenticité de l'attribution de chacun de ces deux propos.
"Alors, prenant la parole, Pierre lui dit : "Eh bien, nous, nous avons tout laissé et nous t'avons suivi. Qu'en sera-t-il donc pour nous ?" Jésus leur dit : "En vérité, je vous le déclare : Lors du renouvellement de toutes choses, quand le Fils de l'homme siègera sur son trône de gloire, vous qui m'avez suivi vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël" (Matthieu 19/27-28). Il est peu probable que les douze disciples auxquels il s'adresse alors siègent un jour sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël : en effet, parmi eux se trouve Judas l'Iscariote, celui-là même qui trahira Jésus : comment pourrait-il juger les autres ? Jésus n'est pas un menteur : le problème, ici encore, vient de l'authenticité de l'attribution de ce propos.
Les Evangiles canoniques relatent que Jésus fut crucifié, et qu'il le fut avec deux bandits, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche (Matthieu 27/38, Marc 15/27, Luc 23/33, Jean 19/18). Matthieu relate que "les bandits crucifiés avec lui l'insultaient de la même manière" que des passants (Matthieu 27/44), et Marc relate chose semblable (15/32). Or Luc, lui, relate que l'un de ces deux bandits l'insulta tandis que l'autre prit sa défense (Luc 23/39-42).
Pourquoi y a-t-il de tels éléments dans les textes évangéliques ?
En fait il y a deux facteurs qui sont présents :
A) La question se pose tout d'abord de l'authenticité de la transmission de chaque parole et de chaque acte de Jésus entre les disciples de Jésus – témoins directs de ces paroles et actes – et ceux qui ont rédigé les textes évangéliques.
Car s'il est vrai que la tradition chrétienne présentait hier les rédacteurs de l'Evangile selon Matthieu et l'Evangile selon Jean comme étant des disciples de Jésus, un certain nombre d'érudits chrétiens d'aujourd'hui ne le pensent plus. Ainsi, à propos des trois Evangiles synoptiques, les commentateurs de la Bible de Jérusalem évoquent "la théorie des Deux Sources", dont ils disent qu'elle est "aujourd'hui globalement acceptée par catholiques et protestants" (p. 1696). Il y aurait d'abord eu une rédaction en araméen (étape a), à partir de laquelle il y aurait eu la rédaction d'œuvres intermédiaires en grec (étape b), celles-ci ayant ensuite servi à la rédaction des Evangiles que nous connaissons (étape c) (voir pp. 1696-1697). Reste à savoir combien de niveaux d'œuvres intermédiaires il y a eu (un ou deux ?) ; de plus, on peut se demander si pendant un certain temps la narration de l'Evangile de Jésus ne s'est tout simplement pas faite par voie orale avant d'être transcrite en araméen puis en grec (ce qui conduirait à quatre étapes au lieu de trois).
Les commentateurs de la Bible de Jérusalem écrivent donc : "Assurément, ni les apôtres ni les autres prédicateurs et narrateurs évangéliques n'ont cherché à faire de l'"histoire" au sens technique et moderne de ce mot. (…) Les rédacteurs évangéliques qui ont ensuite consigné et rassemblé leurs témoignages ont respecté leurs sources, comme le prouvent la simplicité et l'archaïsme de leurs compositions. (…) Si les Synoptiques ne sont pas des biographies, au sens moderne du terme, ils nous offrent cependant beaucoup d'informations historiques sur Jésus et ceux qui l'ont suivi. On peut les comparer à des vies hellénistiques populaires, comme celles de Plutarque (mais il y a aussi des modèles de telles vies dans l'AT, comme les histoires de Moïse, de Jérémie ou d'Elie). Cependant, chacun des faits ou des dits ne peut être pris pour une reproduction littéralement exacte de ce qui s'est passé. (…) les faits contribuent à une telle mise en garde puisque nous voyons le même événement ou la même parole du Christ transmis de façon différente par les différents évangiles. Ceci vaut pour le contenu et aussi pour l'ordre selon lequel les épisodes ou les paroles sont rapportés (…)" (p. 1697). A propos de l'Evangile selon Jean, les commentateurs de la Bible de Jérusalem écrivent : "Cet évangile est le résultat d'une lente élaboration, comportant des éléments d'époques différentes, des retouches, des additions, des rédactions diverses d'un même enseignement. On peut tenir qu'il ait existé plusieurs sources : une source des signes, un recueil de paroles, un récit de la passion et de la résurrection, en tout cas un "écrit fondamental", connu aussi de Luc, ce qui expliquerait la parenté entre traditions johanniques et lucaniennes. Le nom de l'ultime rédacteur nous est inconnu, mais on peut toutefois préciser sa personnalité : c'est un judéo-chrétien qui s'efforce de rejudaïser l'évangile par des retouches portant sur l'eschatologie influencée par les modes de penser grecs. Peut-on maintenir un lien étroit entre le quatrième évangile et l'apôtre Jean ? Beaucoup d'auteurs reconnaissent en lui "le disciple que Jésus aimait", témoin oculaire des faits rapportés. Toutefois cette identification fait problème" (pp. 1857-1858).
B) A cela s'ajoute le fait que Jésus employait souvent un langage énigmatique que même ses disciples directs, sémites comme lui, ne comprenaient pas toujours ; ainsi, Jésus leur ayant dit un jour : "Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens !", ses disciples se firent cette réflexion : "C'est que nous n'avons pas pris de pains." Jésus leur dit alors : "(…) Comment ne saisissez-vous pas que je ne vous parlais pas de pain quand je vous disais : Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens." Alors ils comprirent qu'il n'avait pas dit de se garder du levain des pains, mais de l'enseignement des Pharisiens et des Sadducéens (Matthieu 16/5-12).
Or on ne dispose plus des originaux araméens relatant ces paroles du Christ mais uniquement de leurs traductions en langue grecque. En effet, les plus anciens manuscrits dont on dispose actuellement sont : le Sinaïticus (conservé au British Museum) et le Vaticanus (conservé à la Bibliothèque vaticane), datant tous deux du milieu du IVème siècle. Il existe aussi un autre codex, "très proche du Vaticanus, contenant les quatre cinquièmes de Lc (et d'importants fragments de Jn)", qui est daté du IIIème siècle. Il y a aussi "plus de 2000 manuscrits grecs, s'échelonnant entre le IVe et le XIVe siècle" (La Bible de Jérusalem, p. 1696). Les commentateurs ajoutent qu'il est possible que les textes des Evangiles aient été constitués sous leur forme actuelle dès le milieu du IIème siècle ou même plus tôt (Ibid.). Mais on sait que ces évangiles ont été rédigés en grec.
Jésus s'exprimait en araméen ; traduire des propos araméens pour en faire profiter des humains qui ne parlent pas cette langue n'est pas en soi un problème ; par contre, la traduction peut devenir une réduction si on ne dispose plus de l'original, a fortiori si les propos originels sont énigmatiques, dus à des tournures propre à la langue originelle. Ainsi, les textes évangéliques indiquent que Jésus aurait eu des frères et sœurs (Matthieu 13/46-50, Marc 6/1-6 et Jean 7/3 et 2-12) : les termes employés (grecs adelphoi et adelphai) désignent bien des frères et sœurs biologiques ; mais il pourrait s'agir d'une traduction défectueuse de mots qui, en langue sémitique, voulaient certes dire "frères" et "sœurs", mais dans le sens de "proches parents".
Ici encore, les musulmans ne sont pas les seuls à dire que la totalité du texte des quatre Evangiles canoniques n'est pas authentique :
Après avoir été arrêté, Jésus est conduit devant le Sanhédrin, le tribunal religieux suprême, que présidait cette année-là Caïphe. Les hommes de ce Conseil le condamnent alors à mort pour blasphème(Luc 22/66-71). Le Point écrit : "... les synoptiques font comparaître Jésus chez Caïphe, où se réunit le sanhédrin au complet, c'est-à-dire le tribunal religieux suprême d'Israël. Composé de soixante-dix membres présidés par le grand prêtre, ce tribula pléthorique aurait donc siégé en pleine nuit de Pâque, à l'encontre de toutes les traditions ! (...) Tout autre est le récit de Jean, qui raconte seulement une entrevue, également nocturne, avec le beau-père et prédécesseur de Caïphe, l'ex-grand prêtre Anne. L'avis général des critiques bibliques actuels va franchement vers cette version-là, qui évoque une grande brièveté et, surtout, ne met à aucun moment le sanhédrin en scène. Le motif de la condamnation n'est plus le blasphème mais la phrase bien plus réaliste et parfaitement cynique de Caïphe : "Il est avantageux qu'un seul homme meure pour tout le peuple" (Jean XVIII, 14). Marie-Emile Boismard, autorité incontestée de l'Ecole biblique de Jérusalem, spécialiste de l'Evangile de Jean, considère que la vérité historique est là. "Je suis persuadé, estime-t-il, en tenant compte de l'Evangile de Jean, qu'il n'y a jamais eu de procès devant le sanhédrin. (...) Les synoptiques et Jean se rejoignent ensuite pour la comparution devant Ponce Pilate, au matin" (Le Point n° 1279, p. 83).
Max Dimont écrit quant à lui : "Any person familiar with Jewish judicial procedure in biblical times will find it difficult to take the Gospel accounts literaly. According to Jewish law at that time, no one could be arrested at night. It was illegal to hold court proceedings after sundown on the eve or the day of the Sabbath or a festival. (...) A historian familiar with the cruelty and rapacity of Pontius Pilate will find it equally difficult to accept the portrayal of Pilate as a tender and merciful judge, zealous for the welfare of one Jew. In fact, Pilate's cruelty and rapacity became so notorious that the Emperor Tiberius had to remove him because he brought dishonor to Rome" (Op. cit., pp. 136-137).
Voici une preuve très simple : le 34ème chapitre du Deutéronome ne peut pas relever de ce que Dieu a révélé à Moïse, puisque y sont relatés… la mort de Moïse et l'endroit où il fut inhumé. C'est forcément un homme postérieur qui a relaté cet événement, et son témoignage a été intégré au texte dit "Torah".
Une autre preuve : selon le texte de la Genèse, Noé eut son fils Sem (ainsi que ses autres fils Cham et Japhet) à l'âge de 500 ans (3/32) ; Sem eut son fils Arpakshad à l'âge de 100 ans (11/10) ; Arpakshad eut son fils Shélah à l'âge de 35 ans (11/12) ; Shélah eut son fils Eber à l'âge de 30 ans (11/14) ; Eber eut son fils Pèleg à l'âge de 34 ans (11/16) ; Pèleg eut son fils Réou à l'âge de 30 ans (11/18) ; Réou eut son fils Seroug à l'âge de 32 ans (11/20) ; Seroug eut son fils Nahor à l'âge de 30 ans (11/24) ; Nahor eut son fils Tèrah à l'âge de 29 ans (11/24) ; Tèrah eut son fils Abram (Abraham) à l'âge de 70 ans (11/26).
Noé avait donc 500 ans quand Sem lui naquit. Or Noé vécut en tout 950 ans (Genèse 9/29). Et Noé vécut encore 350 ans après le Déluge (9/28). Celui-ci se produisit donc quand il était âgé de 600 ans, et Sem avait alors 100 ans. Or ce fut à cet âge-là que Sem eut son fils Arpakshad, et Noé avait donc 600 ans (ce qui est d'ailleurs spécifié en Genèse 7/11). Si on additionne les chiffres qui suivent jusqu'à la naissance de Abraham, on trouve 290. Ceci revient à dire que quand Abraham naquit, Noé était encore vivant et âgé de 890 ans, et que lorsque Noé mourut à l'âge de 950 ans, Abraham était âgé de 60 ans !
Un exemple de contradictions : "A l'époque de la vieillesse de Salomon, ses femmes détournèrent son cœur vers d'autres dieux ; et son cœur ne fut plus intègre à l'égard du Seigneur, son Dieu, contrairement à ce qu'avait été le cœur de David son père. Salomon suivit Astarté, déesse des Sidoniens, et Milkôm, l'abomination des Ammonites. Salomon fit ce qui est mal aux yeux du Seigneur et il ne suivit pas pleinement le Seigneur comme David, son père. C'est alors que Salomon bâtit sur la montagne qui est en face de Jérusalem un haut lieu pour Kemosh, l'abomination de Moab, et aussi pour Molek, l'abomination des fils d'Ammon. Il en fit autant pour les dieux de toutes ses femmes étrangères : elles offraient de l'encens et des sacrifices à leurs dieux" (1 Rois 11/4-8). Or ce passage s'accorde très mal avec cet autre : "Cette demande de Salomon plut au Seigneur. Dieu lui dit : "Puisque tu as demandé cela (…), voici, j'agis selon tes paroles : je te donne un cœur sage et perspicace, de telle sorte qu'il n'y a eu personne comme toi avant toi, et qu'après toi il n'y aura personne comme toi parmi les rois" (1 Rois 3/10-13). Ce dernier passage relate de Dieu de grandes éloges de Salomon ; Dieu n'aurait-Il donc pas su ce qui allait se passer lors de la vieillesse de Salomon ?
Comment s'explique la présence de tels éléments dans la Tanak ?
Certains musulmans ont cru que les erreurs et contradictions existant dans le texte actuel de ces Ecritures sont dues à des actes délibérés de falsification de la parole divine.
Je trouve que c'est plutôt la façon de voir de Ibn Khaldûn qui est pertinente. Je l'exposerai ici (on peut la consulter en Târîkh Ibn Khaldûn, tome 2 pp. 7-8) au travers des propos d'un homme contemporain, Didier Hamoneau. Celui-ci écrit : "La Torah actuelle est le témoin d'un long martyr et d'une immense catastrophe spirituelle, ainsi que la preuve de l'héroïsme de croyants face au désastre. Ceux-ci sauvèrent grâce à Dieu l'essentiel de la Torah, mais elle avait définitivement perdu de sa pureté originelle." "Cette version actuelle de la Torah doit donc être regardée comme un écho d'une parole divine au milieu d'une œuvre certes humaine mais pathétique et héroïque, en raison du sang pur versé et surtout parce que nous savons qu'au milieu des paroles humaines siègent les Paroles de Dieu ; il est vrai qu'il n'est pas toujours aisé de les distinguer" (d'après La Torah, l'Evangile, le Coran, pp. 55-56).
A cela, les musulmans tenants de l'autre avis opposent un : "Que faites-vous alors du verset coranique 2/79, qui montre qu'il y a bien eu altération volontaire ?"
La réponse est que ce verset n'indique pas explicitement (qat'iyy ud-dalâla) qu'il s'agit de l'ensemble des Ecritures antérieures : en effet, as-Suddî pense qu'il s'agissait d'un cas localisé géographiquement en Arabie (cf. Tafsîr Ibn Kathîr). Et c'est bien parce que ce verset n'est pas explicite sur le sujet que al-Bukhârî et Shâh Waliyyullâh ont pu avoir l'avis qu'ils ont à propos de l'authenticité des Ecritures antérieures (voir respectivement Sahîh al-Bukhârî, kitâb ut-tawhîd, tarjama n° 55, et Al-fawz ul-kabîr, p. 29).
Comme l'a écrit Ibn Taymiyya (et tant d'autres personnes), le grand tournant dans l'histoire de la conservation de ces Ecritures se situe lors de la destruction de Jérusalem par les Babyloniens puis de l'entreprise menée par Ezra (Al-Jawâb us-sahîh 1/310). C'est en – 587 précisément que les Fils d'Israël connaissent la grande catastrophe : l'armée de Nabuchodonosor vainc l'Etat de Juda, le Sanctuaire de Jérusalem est détruit, les fils d'Israël habitant Juda sont pour la plupart déportés. Ce n'est que cinquante ans plus tard, en – 538, avec la victoire des Perses sur les Babyloniens que les choses changent (c'est notamment ici que se fera remarquer la justice de Cyrus II, "Dhul Qarnayn"). Didier Hamoneau écrit qu'après cette catastrophe, le texte des Ecritures originelles ne subsiste plus que sous forme de différents documents dispersés auprès des uns et des autres (La Torah, l'Evangile, le Coran). C'est ensuite, dans un laps de temps qui va de la seconde moitié du cinquième siècle aux premières années du quatrième siècle avant J.-C., que le grand scribe Ezra (ou Esdras) fait une synthèse de différents documents historiographiques et juridiques que des israélites possèdent. Cela donne la Torah (Pentateuque) que nous connaissons (c'est ce qui vaudra d'ailleurs à Ezra le surnom de "second Moïse").
Contrairement à ce que vous affirmez, les musulmans ne sont pas les seuls à dire que le texte biblique actuel est une harmonisation de sources plurielles : des savants chrétiens et des auteurs juifs eux-mêmes l'affirment :
Voici ce qu'on peut lire dans les premières pages de la Bible de Jérusalem (édition de 2000) (il s'agit de la traduction de la Bible réalisée sous la direction de la très catholique Ecole biblique de Jérusalem) : "L'analyse de la forme définitive des textes – la seule à laquelle nous ayons accès – montre que l'unification rédactionnelle a beaucoup apporté à la formulation définitive" (p. 16). "… on préfère aujourd'hui parler de deux traditions dont l'ensemble a été élaboré d'une manière progressive, si bien que l'on peut trouver des passages très tardifs au milieu de passages beaucoup plus anciens" (p. 17). Les commentateurs chrétiens de la Traduction Œcuménique de la Bible (TOB) écrivent à propos des livres de l'Ancien Testament que "avant de recevoir leur forme définitive", ils "ont circulé assez longtemps dans le public et portent les traces des réactions suscitées par les lecteurs, sous forme de retouches, d'annotations, voire de refontes plus ou moins importantes" (Traduction Œcuménique de la Bible, édition de 1975, pp. 10-11, cité dans Moïse et Pharaon, les Hébreux en Egypte, pp. 34-35).
Les commentateurs de la Bible de Jérusalem écrivent, à propos du passage parlant des Nephilim (Genèse 6/1-4) : "L'auteur semble utiliser une tradition populaire à caractère mythologique" (p. 26). A propos du récit de la tour de Babel : "Récit fait de l'amalgame de plusieurs traditions" (p. 32). A propos de la mention de la mort de Moïse à la fin du Deutéronome : "Ces chapitres forment une sorte de conclusion générale à l'ensemble du Pentateuque ; ils regroupent des éléments d'origine et d'âge divers, qui ont été rattachés au corps du Dt lors de la dernière rédaction" (p. 310). A propos de la mention des Philistins en Genèse 21/32-34, 26/1-8 et en Exode 13/7, les auteurs écrivent qu'il s'agit d'"une anticipation" (p. 344) : le fait est qu'en ce qui concerne la période que ces passages intéressent, les Philistins ne sont pas encore installés dans la région qui est rattachée à leur nom : l'auteur du texte a donc désigné un événement qui s'est déroulé sur le littoral de Palestine des siècles avant lui en utilisant la périphrase en usage en son temps à lui ("pays des Philistins") : c'est ce qu'on appelle un anachronisme. La même chose peut être dite – mais cela, les commentateurs de la Bible de Jérusalem ne l'ont pas écrit – à propos du passage où on lit que Joseph installa son père et ses frères "dans la meilleure région, la terre de Ramsès" (Genèse 47/11) : l'écrivain a relaté cet événement de l'époque de Joseph (XVIIème siècle avant J.-C.) mais a, pour désigner la région d'Egypte où il s'est déroulé, employé le nom de Ramsès, pharaon de l'époque de Moïse (XIIIème siècle avant J.-C.).
Pour en revenir aux notes des commentateurs de la Bible de Jérusalem : à propos des chapitres 10 et 11 du Livre de Josué : "Ces chapitres diffèrent des précédents et ne s'accordent pas avec d'autres passages du livre ni avec Jg 1, où il apparaît que la conquête fut lente et que chaque tribu eut une action indépendante" (p. 338). A propos de certains événements présentés par le Livre des juges : "Vue théologique qui ne correspond qu'imparfaitement à l'histoire. A la base du livre, il y a des récits indépendants dont la relation chronologique est établie arbitrairement" (p. 366). Voici encore ce qu'on peut lire en introduction au livre de Jérémie dans la Traduction Œcuménique de la Bible : "En plus, l'exégète sera attentif au fait que les ch. 1-25 contiennent, à côté des oracles poétiques, d'une authenticité à toute épreuve, un très grand nombre de passages rédigés dans une prose qui rappelle celle des éditeurs deutéronomistes des livres historiques. Ces passages représentent probablement des oracles de Jérémie retravaillés par des éditeurs postérieurs. Au début de l'exil existaient donc de nombreux livrets, feuillets et recueils épars, et en plus, probablement, quelques traditions orales relatives à Jérémie. Ce sera un rédacteur anonyme, très certainement "deutéronomiste", qui réunira tous ces matériaux en un seul volume" (TOB, édition de 1997, p. 554). Sur Esdras et Néhémie : "La rédaction actuelle de ces livres laisse plusieurs problèmes historiques encore ouverts. Le premier problèmeconcerne l'interruption de la reconstruction du temple (Esd 4). D'après le texte, cette interruption fut ordonnée par Artaxerxès (465-424) à la suite des plaintes des gens du pays opposés aux Juifs (Esd 4.6-24). Or, la chronologie rend impossible un tel événement. En effet, la construction du temple fut achevée la 6è année de Darius, vers l'an 515 (Esd 6.15). Le passage Esd 4.6-24 concerne des événements de l'époque d'Artaxerxès, c'est-à-dire au moins 50 à 60 ans plus tard. Le rédacteur final du livre semble avoir confondu ces données. Plus complexe encore est le second problème : celui de la chronologie de l'activité d'Esdras et de Néhémie à Jérusalem. L'ordre chronologique actuel du récit parle de l'arrivée d'Esdras la 7è années d'Artaxerxès (Esd 7.7), puis de l'arrivée de Néhémie la 20è année d'un roi du même nom (Ne 2.1). Ensuite, Esdras réapparaît, puis Néhémie, dans un étonnant chassé-croisé. Ne faut-il pas plutôt situer l'activité d'Esdras lors de la seconde venue de Néhémie à Jérusalem ? Au lieu de la 7è année d'Artaxerxès, il faudrait lire alors la 27è ou la 37è année (soit vers 438 ou 428). Ou mieux encore, ne faut-il pas considérer toute l'activité de Néhémie comme antérieure à celle d'Esdras : ce dernier ne serait alors arrivé à Jérusalem que la 7è année du roi Artaxerxès II (et non Artaxerxès I), vers 398-397. Le problème n'a pas encore trouvé de solution satisfaisante" (TOB, édition de 1997, p. 1095).
Max Dimont, l'auteur juif bien connu, écrit de même : "There are two versions of many, many other events, as the perceptive reader of Old Testament may have noticed. Are we dealing with two versions of the same story, or with two different stories merged into one ?" (Jews, God and History, New American Library, 2nd edition, p. 28). "The final fusion of the Five Books of Moses, called the Pentateuch, occurred around 450 B.C. – in other words, not until eight to sixteen hundred years after some of the events narrated in them took place. Is it not reasonable to suppose that in that period of time [i. e. before 450 B.C.], before there were any written records, many changes and alterations must have occurred as the stories and legends were handed down orally from generation to generation ?" (Ibid., p. 31). Décrivant cette entreprise de fusion s'étant déroulée vers la moitié du 5ème siècle avant J.C., Dimont écrit : "As a second move toward forging a national religious and spiritual Jewish character, Ezra and Nehemia decided not only to revise the Book of Deuteronomy but to add to it four other Books of Moses. Under their direction, priest and scholar labored diligently to fuse the most important of the divergent Mosaic documents, including the Deuteronomy of Josiah, into the five books of the Pentateuch, namely, Genesis, Exodus, Leviticus, Numbers, and Deuteronomy. All Five Books of Moses were now made divine. From here on, no deletions, changes or additions to the Pentateuch could be made, nor have any been made" (Ibid., p. 63).
Encore faut-il noter que, de ce corpus établi par Ezra, différentes versions vont circuler au cours des siècles qui vont suivre. Il y aura bientôt ainsi :
– la version hébraïque ;
– la version de la Septante, en langue grecque ;
– la version samaritaine ;
– les Targums (= traductions) araméens (comme le Targum d'Onkelos) ;
– les versions syriaques.
Ces versions ne divergent certes pas sur l'essentiel, mais présentent quand même des différences quant à certains chiffres (les âges des patriarches) et certains noms de lieux. A lui seul, le texte hébraïque connaît, au Ier siècle de l'ère chrétienne, différentes versions légèrement différentes : c'est en l'an 90 après J.-C. que des savants juifs fixent la norme. L'introduction de la Traduction Oecuménique de la Bible relate que ces savants "avaient constaté que les manuscrits dont ils disposaient n'étaient pas strictement identiques. Pour remédier à cet inconvénient, ils établirent un texte officiel, en procédant par comparaison de quelques manuscrits existants. Après quoi ils firent détruire les manuscrits non conformes au texte qu'ils avaient retenu. En 1947 cependant on a retrouvé près de la mer Morte quelques manuscrits antérieurs au travail des Docteurs de la Loi (les textes de Qumrân). D'autre part le Pentateuque samaritain, de même que certaines versions anciennes, version grecque dite des Septante, certaines versions araméennes ou Targoums, attestent un état du texte plus ancien. On a pu constater que les différences avec le texte traditionnel étaient pour la plupart de faible portée. Mais dans certains cas ces formes plus anciennes du texte proposent un sens plus clair" (Traduction œcuménique de la Bible, édition de 1997, p. 13).
En tout état de cause, le texte hébraïque officiel, fixé en 90 de l'ère chrétienne, sera transmis de génération en génération ; c'est lui qui sera utilisé par Jérôme pour la traduction latine, qu'adoptera l'Eglise catholique, pendant que les Eglises orthodoxes, elles, continueront à utiliser le texte grec de la Septante malgré ses légères différences avec le texte hébraïque fixé en 90. Ce dernier sera donc retransmis tel qu'il aura été fixé entre les différentes générations de juifs ; suivant cette retransmission, une édition en 1524 sera faite par Jacob Ben Hayyim à Venise qui deviendra l'édition de référence ; c'est elle que, aujourd'hui encore, toutes les bibles hébraïques suivent. Par la suite, au XIXeme siècle, on a retrouvé dans une synagogue du Caire, un ancien exemplaire de la Torah (Pentateuque et non Tanak) hébraïque massorétique, qui a été daté du IXème siècle après J.-C..
(A ce texte de la Torah (ici dans le sens de Pentateuque) s'ajouteront d'autres textes :
– les Nebiim, qui contiennent le récit et la relation des propos de prophètes envoyés aux fils d'Israël ;
– les Ketoubim, qui sont constitués de recueils de prières psalmiques et de chroniques.)
La question qui se pose ici concerne les documents que Ezra harmonisa : quels sont ces documents ? D'où les tenait-il ?
Il semble qu'il se soit agi de différentes traditions que possédaient différents groupes chez les fils d'Israël revenus de l'exil. C'est bien pourquoi les commentateurs de la Bible de Jérusalem, de même que Max Dimont, parlent d'une fusion entre deux documents à l'origine distincts.
Ce qu'il faut également relever c'est que le texte que, au XIIIème siècle avant J.-C., le prophète Moïse reçut comme Paroles de Dieu sur le Mont Sinaï semble avoir été beaucoup plus court que l'ensemble du texte nommé aujourd'hui "Torah" : ce texte avait pu être gravé sur quelques tablettes de pierre (cf. Livre de Josué 8/32) ; il semble donc qu'au fil du temps, à ce texte gravé sur pierre, furent ajoutés les propos de Moïse ainsi que les jugements qu'il rendit entre les Fils d'Israël au cours de son parcours à leurs côtés ; la Torah a ensuite reçu aussi le récit du déroulement de la mission de Moïse aussi – c'est ce qui explique qu'on y trouve aussi mention de sa mort –, et même plus : les origines du monde, les généalogies de Abraham, etc.
1.2.2) A propos des textes des quatre Evangiles canoniques :
Pour ce qui est du texte des quatre Evangiles canoniques, on note aussi certaines contradictions. En voici quelques-unes…
"Ayant appris que Jean [= Jean-Baptiste] avait été livré, Jésus se retira en Galilée (Matthieu 4/12, voir aussi Marc 1/14 et Luc 4/14). Comme il marchait le long de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre et André, son frère, en train de jeter le filet dans la mer : c'étaient des pécheurs. Il leur dit : "Venez à ma suite et je vous ferai pécheurs d'hommes." Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent." (Matthieu 4/18-20). Or voici ce que Jean l'Evangéliste relate : "Le lendemain, Jean [= Jean-Baptiste] se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples. Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : "Voici l'agneau de Dieu." Les deux disciples, l'entendant parler ainsi, suivirent Jésus (Jean 1/35-37). "André, le frère de Simon-Pierre, était l'un de ces deux qui avait écouté Jean et suivi Jésus. Il alla trouver avant tout son propre frère Simon et lui dit : "Nous avons trouvé le Messie" – ce qui signifie le Christ. Il l'amena à Jésus" (Jean 1/40-42, plus une partie de 43). D'après la narration de Jean, c'est alors que Jean-Baptiste n'avait pas encore été arrêté que André et Simon suivirent Jésus, alors que d'après les écrits attribués à Matthieu, Marc et Luc, c'est alors que Jean-Baptiste avait déjà été arrêté qu'ils le suivirent.
"Et les disciples l'interrogèrent [= Jésus] : "Pourquoi donc les scribes disent-ils qu'Elie doit venir d'abord ?" Il répondit : "Certes Elie va venir et il rétablira tout ; mais, je vous le déclare, Elie est déjà venu, et, au lieu de le reconnaître, ils ont fait de lui tout ce qu'ils ont voulu. Le Fils de l'homme lui aussi va souffrir par eux." Alors les disciples comprirent qu'il leur parlait de Jean le Baptiste" (Matthieu 17/10-13). Or voici ce que Jean relate : "Et voici quel fut le témoignage de Jean lorsque, de Jérusalem, les Juifs envoyèrent vers lui des prêtres et des lévites pour lui poser la question : "Qui es-tu ?" Il fit une déclaration sans restriction, il déclara : "Je ne suis pas le Messie." Et ils lui demandèrent : "Qui es-tu ? Es-tu Elie ?" il répondit : "Je ne le suis pas." – Es-tu le Prophète ?" Il répondit : "Non"" (Jean 1/19-21). La narration de Jean fait dire à Jean Baptiste qu'il nie être Elie, alors que la narration de Matthieu fait dire à Jésus que Jean Baptiste est bien Elie. Aucun de ces deux personnages ne peut avoir dit faux : le problème doit venir de la question de l'authenticité de l'attribution de chacun de ces deux propos.
"Alors, prenant la parole, Pierre lui dit : "Eh bien, nous, nous avons tout laissé et nous t'avons suivi. Qu'en sera-t-il donc pour nous ?" Jésus leur dit : "En vérité, je vous le déclare : Lors du renouvellement de toutes choses, quand le Fils de l'homme siègera sur son trône de gloire, vous qui m'avez suivi vous siégerez vous aussi sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël" (Matthieu 19/27-28). Il est peu probable que les douze disciples auxquels il s'adresse alors siègent un jour sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël : en effet, parmi eux se trouve Judas l'Iscariote, celui-là même qui trahira Jésus : comment pourrait-il juger les autres ? Jésus n'est pas un menteur : le problème, ici encore, vient de l'authenticité de l'attribution de ce propos.
Les Evangiles canoniques relatent que Jésus fut crucifié, et qu'il le fut avec deux bandits, l'un à sa droite et l'autre à sa gauche (Matthieu 27/38, Marc 15/27, Luc 23/33, Jean 19/18). Matthieu relate que "les bandits crucifiés avec lui l'insultaient de la même manière" que des passants (Matthieu 27/44), et Marc relate chose semblable (15/32). Or Luc, lui, relate que l'un de ces deux bandits l'insulta tandis que l'autre prit sa défense (Luc 23/39-42).
Pourquoi y a-t-il de tels éléments dans les textes évangéliques ?
En fait il y a deux facteurs qui sont présents :
A) La question se pose tout d'abord de l'authenticité de la transmission de chaque parole et de chaque acte de Jésus entre les disciples de Jésus – témoins directs de ces paroles et actes – et ceux qui ont rédigé les textes évangéliques.
Car s'il est vrai que la tradition chrétienne présentait hier les rédacteurs de l'Evangile selon Matthieu et l'Evangile selon Jean comme étant des disciples de Jésus, un certain nombre d'érudits chrétiens d'aujourd'hui ne le pensent plus. Ainsi, à propos des trois Evangiles synoptiques, les commentateurs de la Bible de Jérusalem évoquent "la théorie des Deux Sources", dont ils disent qu'elle est "aujourd'hui globalement acceptée par catholiques et protestants" (p. 1696). Il y aurait d'abord eu une rédaction en araméen (étape a), à partir de laquelle il y aurait eu la rédaction d'œuvres intermédiaires en grec (étape b), celles-ci ayant ensuite servi à la rédaction des Evangiles que nous connaissons (étape c) (voir pp. 1696-1697). Reste à savoir combien de niveaux d'œuvres intermédiaires il y a eu (un ou deux ?) ; de plus, on peut se demander si pendant un certain temps la narration de l'Evangile de Jésus ne s'est tout simplement pas faite par voie orale avant d'être transcrite en araméen puis en grec (ce qui conduirait à quatre étapes au lieu de trois).
Les commentateurs de la Bible de Jérusalem écrivent donc : "Assurément, ni les apôtres ni les autres prédicateurs et narrateurs évangéliques n'ont cherché à faire de l'"histoire" au sens technique et moderne de ce mot. (…) Les rédacteurs évangéliques qui ont ensuite consigné et rassemblé leurs témoignages ont respecté leurs sources, comme le prouvent la simplicité et l'archaïsme de leurs compositions. (…) Si les Synoptiques ne sont pas des biographies, au sens moderne du terme, ils nous offrent cependant beaucoup d'informations historiques sur Jésus et ceux qui l'ont suivi. On peut les comparer à des vies hellénistiques populaires, comme celles de Plutarque (mais il y a aussi des modèles de telles vies dans l'AT, comme les histoires de Moïse, de Jérémie ou d'Elie). Cependant, chacun des faits ou des dits ne peut être pris pour une reproduction littéralement exacte de ce qui s'est passé. (…) les faits contribuent à une telle mise en garde puisque nous voyons le même événement ou la même parole du Christ transmis de façon différente par les différents évangiles. Ceci vaut pour le contenu et aussi pour l'ordre selon lequel les épisodes ou les paroles sont rapportés (…)" (p. 1697). A propos de l'Evangile selon Jean, les commentateurs de la Bible de Jérusalem écrivent : "Cet évangile est le résultat d'une lente élaboration, comportant des éléments d'époques différentes, des retouches, des additions, des rédactions diverses d'un même enseignement. On peut tenir qu'il ait existé plusieurs sources : une source des signes, un recueil de paroles, un récit de la passion et de la résurrection, en tout cas un "écrit fondamental", connu aussi de Luc, ce qui expliquerait la parenté entre traditions johanniques et lucaniennes. Le nom de l'ultime rédacteur nous est inconnu, mais on peut toutefois préciser sa personnalité : c'est un judéo-chrétien qui s'efforce de rejudaïser l'évangile par des retouches portant sur l'eschatologie influencée par les modes de penser grecs. Peut-on maintenir un lien étroit entre le quatrième évangile et l'apôtre Jean ? Beaucoup d'auteurs reconnaissent en lui "le disciple que Jésus aimait", témoin oculaire des faits rapportés. Toutefois cette identification fait problème" (pp. 1857-1858).
B) A cela s'ajoute le fait que Jésus employait souvent un langage énigmatique que même ses disciples directs, sémites comme lui, ne comprenaient pas toujours ; ainsi, Jésus leur ayant dit un jour : "Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens !", ses disciples se firent cette réflexion : "C'est que nous n'avons pas pris de pains." Jésus leur dit alors : "(…) Comment ne saisissez-vous pas que je ne vous parlais pas de pain quand je vous disais : Gardez-vous du levain des Pharisiens et des Sadducéens." Alors ils comprirent qu'il n'avait pas dit de se garder du levain des pains, mais de l'enseignement des Pharisiens et des Sadducéens (Matthieu 16/5-12).
Or on ne dispose plus des originaux araméens relatant ces paroles du Christ mais uniquement de leurs traductions en langue grecque. En effet, les plus anciens manuscrits dont on dispose actuellement sont : le Sinaïticus (conservé au British Museum) et le Vaticanus (conservé à la Bibliothèque vaticane), datant tous deux du milieu du IVème siècle. Il existe aussi un autre codex, "très proche du Vaticanus, contenant les quatre cinquièmes de Lc (et d'importants fragments de Jn)", qui est daté du IIIème siècle. Il y a aussi "plus de 2000 manuscrits grecs, s'échelonnant entre le IVe et le XIVe siècle" (La Bible de Jérusalem, p. 1696). Les commentateurs ajoutent qu'il est possible que les textes des Evangiles aient été constitués sous leur forme actuelle dès le milieu du IIème siècle ou même plus tôt (Ibid.). Mais on sait que ces évangiles ont été rédigés en grec.
Jésus s'exprimait en araméen ; traduire des propos araméens pour en faire profiter des humains qui ne parlent pas cette langue n'est pas en soi un problème ; par contre, la traduction peut devenir une réduction si on ne dispose plus de l'original, a fortiori si les propos originels sont énigmatiques, dus à des tournures propre à la langue originelle. Ainsi, les textes évangéliques indiquent que Jésus aurait eu des frères et sœurs (Matthieu 13/46-50, Marc 6/1-6 et Jean 7/3 et 2-12) : les termes employés (grecs adelphoi et adelphai) désignent bien des frères et sœurs biologiques ; mais il pourrait s'agir d'une traduction défectueuse de mots qui, en langue sémitique, voulaient certes dire "frères" et "sœurs", mais dans le sens de "proches parents".
Ici encore, les musulmans ne sont pas les seuls à dire que la totalité du texte des quatre Evangiles canoniques n'est pas authentique :
Après avoir été arrêté, Jésus est conduit devant le Sanhédrin, le tribunal religieux suprême, que présidait cette année-là Caïphe. Les hommes de ce Conseil le condamnent alors à mort pour blasphème(Luc 22/66-71). Le Point écrit : "... les synoptiques font comparaître Jésus chez Caïphe, où se réunit le sanhédrin au complet, c'est-à-dire le tribunal religieux suprême d'Israël. Composé de soixante-dix membres présidés par le grand prêtre, ce tribula pléthorique aurait donc siégé en pleine nuit de Pâque, à l'encontre de toutes les traditions ! (...) Tout autre est le récit de Jean, qui raconte seulement une entrevue, également nocturne, avec le beau-père et prédécesseur de Caïphe, l'ex-grand prêtre Anne. L'avis général des critiques bibliques actuels va franchement vers cette version-là, qui évoque une grande brièveté et, surtout, ne met à aucun moment le sanhédrin en scène. Le motif de la condamnation n'est plus le blasphème mais la phrase bien plus réaliste et parfaitement cynique de Caïphe : "Il est avantageux qu'un seul homme meure pour tout le peuple" (Jean XVIII, 14). Marie-Emile Boismard, autorité incontestée de l'Ecole biblique de Jérusalem, spécialiste de l'Evangile de Jean, considère que la vérité historique est là. "Je suis persuadé, estime-t-il, en tenant compte de l'Evangile de Jean, qu'il n'y a jamais eu de procès devant le sanhédrin. (...) Les synoptiques et Jean se rejoignent ensuite pour la comparution devant Ponce Pilate, au matin" (Le Point n° 1279, p. 83).
Max Dimont écrit quant à lui : "Any person familiar with Jewish judicial procedure in biblical times will find it difficult to take the Gospel accounts literaly. According to Jewish law at that time, no one could be arrested at night. It was illegal to hold court proceedings after sundown on the eve or the day of the Sabbath or a festival. (...) A historian familiar with the cruelty and rapacity of Pontius Pilate will find it equally difficult to accept the portrayal of Pilate as a tender and merciful judge, zealous for the welfare of one Jew. In fact, Pilate's cruelty and rapacity became so notorious that the Emperor Tiberius had to remove him because he brought dishonor to Rome" (Op. cit., pp. 136-137).